Now Reading:
En Turquie, le chef d’état-major de la Marine démissionne sur fond de tensions
Full Article 5 minutes read

En Turquie, le chef d’état-major de la Marine démissionne sur fond de tensions

Par Margaux Sciandra,

 

Dans la nuit du 15 mai, le chef d’état-major de la Marine, le contre-amiral Cihat Yaycı a été rétrogradé à l’état-major central, par décret présidentiel, après une décision du Conseil Militaire Suprême semestriel.

 

Le contre-amiral, qualifiant cette rétrogradation « d’inacceptable », a réagi à cette humiliation en donnant sa démission le 18 mai par une lettre rendue publique dans les médias turcs. Or, d’après le site d’information Haber Türk, des tensions préexistaient entre le contre-amiral Yaycı et le ministre de la Défense Hulusi Akar, laissant entendre qu’il s’agit ici d’une lutte au sein du pouvoir militaire. Le contre-amiral faisait par ailleurs déjà l’objet d’une enquête dans le cadre d’un appel d’offre d’équipement militaire contesté. L’intéressé qualifie ces accusations de « calomnieuses et mensongères ». Cette démission publique a fait l’objet de vives critiques auprès d’un nombre important de personnalités progouvernementales et de l’opposition. Une décision qui rappelle les purges massives qui ont eu lieu au sein de l’armée depuis le putsch manqué de 2016.

 

Le contre-amiral Cihat Yaycı est à l’origine du concept « Patrie bleue», un programme politico-militaire qui préconise une protection agressive des frontières maritimes turques. Très populaire et influent, cet amiral de haut niveau de la Marine est également reconnu pour être l’architecte de l’accord maritime obtenu par la Turquie en 2019 en Libye et de la conduite des opérations ambitieuses menées en Méditerranée orientale et en mer Egée. Il est l’un des piliers de l’orientation géostratégique récente de la Turquie. Il fut enfin particulièrement investi dans la lutte contre le réseau güléniste au sein de l’armée, ayant créé le système d’accusation appelé « FETÖmètre » pour désigner les gülénistes au sein des rangs de la marine.

 

Alors qu’aujourd’hui Ankara menace de s’enliser dans une crise monétaire, amplifiée par la crise actuelle liée à la pandémie du COVID-19, le choix d’un pragmatisme économique oblige la présidence à renouer avec ses partenaires européens et américains.

 

Mais Recep Tayyip Erdogan, dans son ambition de poursuivre son agenda pour faire de la Turquie une puissance régionale d’ici 2023 pour le centenaire de la République turque, fait un usage accru de son outil militaire. En témoignent la multiplication de bases avancées dans sa zone d’influence, ainsi que la présence turque à travers divers engagements du Levant à la Corne de l’Afrique, en passant par le Qatar et le nord de l’Irak.

 

Le Président Erdogan, soutenu par sa base nationaliste et religieuse, parvient toujours à mobiliser l’opinion. La mise en scène d’une nostalgie impérialiste ottomane, jamais dissipée dans l’imaginaire collectif turque, permet aussi de justifier la nécessité des engagements militaires en Syrie et en Libye. En effet, « l’étranger proche » constitue pour l’économie turque une opportunité dans l’acquisition de marchés potentiels, en plus de la manne convoitée des hydrocarbures en Méditerranée orientale.

 

En plein essor, la marine turque est un outil indispensable aux yeux des élites politico-militaires du pays qui cherchent à développer leurs capacités de guerre navale et de projection vers des horizons lointains. Appuyée par une percée technologique et une nouvelle approche militaro-stratégique autour d’un concept appelé « Patrie bleue », son arsenal de combat de surface connaît un accroissement de ses capacités. L’industrie de défense turque développe ainsi un nouveau missile antinavire, le Gezgin, d’une portée de 300 km permettant d’augmenter de manière significative ses capacités de frappe de précision conventionnelle de longue portée en mer.

 

Cependant, la présente affaire révèle une nouvelle fois les tensions internes persistant au sein de l’institution militaire de la Turquie. Les purges successives depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP et leur intensification depuis le putsch manqué de 2016 se sont traduites par l’éviction de près d’un tiers de la haute hiérarchie, conduisant à un affaiblissement structurel de l’appareil militaire. Près de 16 540 militaires ont été limogés depuis la tentative de coup d’Etat, chiffre révélé en avril 2019 par le ministère de la Défense. Avec une véritable lutte des pouvoirs et l’accroissement des divisions internes, cette situation reflète la complexité des relations entre le gouvernement civil et le secteur de la défense et de la sécurité.

 

Proche de son ministre de la Défense et de son chef d’état-major, le président Recep Tayyip Erdogan partageait la même inquiétude quant à l’ascension et à la popularité de l’ancien numéro un de la marine turque depuis près de deux ans. Contrairement à ses homologues de l’armée de Terre et de l’Air, le contre-amiral Yaycı n’accepte pas l’humiliation et adopte ainsi la posture traditionnelle de fermeté des amiraux turcs.

 

En raison de sa politique extérieure, la Turquie doit s’éloigner du partenaire russe, rival dans les engagements militaires turcs en Syrie et en Libye. De plus, en pleine crise monétaire, Ankara cherche à faire redémarrer son économie par de nouvelles négociations vers l’Union européenne et les Etats-Unis susceptibles de lui garantir des débouchés économiques. Malgré les frictions et les turbulences avec ses partenaires occidentaux, la Turquie en tant que membre de l’Otan et économiquement tournée vers l’Europe, envisage de resserrer ces liens.

 

Enfin, la posture expéditionnaire actuelle de la Turquie en Syrie et en Libye constitue un lourd fardeau pour son économie, au risque de s’enliser dans des guerres de long terme.

Input your search keywords and press Enter.