Alors que les manifestations contre le gouvernement et les ingérences étrangères se poursuivent depuis octobre 2019, l’Irak a été le théâtre de la confrontation irano-américaine au cours des dernières semaines.
Rappelons brièvement les faits : alors que depuis mai 2019 l’Iran avait provoqué des incidents dans le golfe persique, la destruction d’un drone américain en juin dernier ou encore l’attaque menée sur les raffineries du géant pétrolier saoudien Aramco, les réponses internationales, et américaines, demeurèrent limitées. Des sanctions avaient été brandies, mais l’option militaire restait éloignée.
Le 27 décembre dernier vint changer la donne. Ce jour-là, plusieurs dizaines de roquettes se sont abattues sur la base K1, située à Kirkouk au nord-est de l’Irak où sont stationnées des forces de l’opération Inherent Resolve. Il y eut un mort, un “contractor” américain, et six blessés, deux membres des forces de sécurité irakiennes et quatre soldats américains. Les Kataeb Hezbollah (Brigades du parti de dieu), l’un des groupes du Hachd al-Chaabi (Unités de Mobilisation Populaire, coalition de milices chiites soutenue par l’Iran), sont jugées responsables de l’attaque, malgré que celles-ci aient nié leur implication.
Cette attaque n’aurait rien d’isolé, selon les propos d’un officiel de l’armée américaine le 11 décembre rapportés par Reuters, les actions menées par les milices chiites contre des bases irakiennes abritant des forces de la coalition internationale se seraient multipliées et seraient devenues plus sophistiquées. Un autre officiel, cité par le New York Times le 30 décembre, avance le nombre de 11 attaques menées au cours des deux derniers mois. Cette fois-ci, l’administration Trump a répondu par la force, en ciblant le 29 décembre cinq bases des Kataeb Hezbollah, dont trois dans l’ouest de l’Irak et deux en Syrie, faisant au moins 25 tués et 55 blessés. Cette réponse armée fait aussi suite aux propos du secrétaire d’Etat Mike Pompeo qui avait prévenu l’Iran que toute atteinte portée aux forces américaines ou alliées par Téhéran ou ses milices serait accompagnée d’une “réponse décisive” américaine.
La situation ne pouvait que difficilement s’arranger : dès le lendemain des frappes, après les funérailles des victimes, l’ambassade américaine à Bagdad est assiégée par des miliciens chiites accompagnés de nombreux sympathisants et ne rencontrant pas d’opposition de la part des forces de sécurité irakiennes. Fait étonnant quand on sait que l’ambassade se situe dans la « Green Zone », secteur que les protestataires des manifestations débutées en octobre n’étaient jamais parvenus à pénétrer. Du mobilier est incendié ou tagué, mais aucune victime n’est à déplorer. Le symbole reste néanmoins fort et le président américain Donald Trump ne tarde pas à désigner l’Iran comme ayant orchestré l’assaut de l’ambassade. Entre le 30 décembre et le 2 janvier, les propos de l’administration américaine se montrent plus directs, stipulant même que des frappes pourraient cibler d’autres milices si des indications faisaient état de la préparation d’attaques contre des cibles américaines.
C’est dans ce contexte relativement tendu qu’est tué par une frappe aérienne le général Qassem Soleimani, le 3 janvier 2020 à l’aéroport international de Bagdad. Officier supérieur emblématique de l’armée iranienne, commandant des brigades al-Quds, il fut ciblé en raison du rôle qu’il aurait endossé dans la planification de futures attaques contre les forces américaines, mais aussi de sa responsabilité pour les nombreux soldats américains et alliés tués ou blessés depuis 2003. Il est aussi possible d’y discerner la volonté de répondre à l’attaque de l’ambassade pour ne pas faire preuve de faiblesse, à l’instar de celle de Benghazi en Libye en 2012.
La mort d’un personnage si important pour l’Iran a définitivement marqué un tournant. Téhéran souhaite se venger : un drapeau rouge aurait ainsi été dressé sur le dôme de la mosquée de Jamkaran, lieu de pèlerinage chiite dans le centre-ouest de l’Iran, qui ne sera enlevé que lorsque la vengeance sera accomplie. Des drapeaux similaires auraient aussi été déployés dans la ville irakienne de Karbala, comme le rapporte Associated Press, lieu sacré pour les chiites car localisation de la bataille éponyme où périt Al-Hussein ibn Ali, petit-fils du prophète. Moqtada al-Sadr, leader chiite irakien, a aussi réactivé l’Armée du Mahdi, bras armé du mouvement Sadriste, suspendue en 2008 et réputée pour sa lutte contre l’armée américaine en Irak. Plusieurs roquettes ont en outre été tirées le 4 janvier, certainement par des milices pro-iraniennes, à Bagdad, tombant notamment près de l’ambassade américaine, mais aussi sur des bases abritant des forces américaines. Ces actes de guérilla ont provoqué une réplique américaine, frappant un objectif d’une milice pro-iranienne à la frontière syro-irakienne.
Les Etats-Unis tentent néanmoins de ralentir la spirale des violences, tout en se tenant prêts à y répondre le cas échéant. Des troupes ont été déployées dans la région, comme celles de la 82ème divisions aéroportée au Koweït, afin de disposer d’une marge de manoeuvre, les opérations de l’OTAN en Irak ont été suspendues et la sécurité des bases renforcée pour protéger les effectifs qui y sont déployés. En outre, le président Trump a fait part de possibles représailles contre 52 sites (comme le nombre d’Américains retenus en otage dans l’ambassade des Etats-Unis de Téhéran entre 1979 et 1981) stratégiques pour l’Iran en cas d’attaques contre les forces ou positions américaines.
Difficile toutefois de concevoir une confrontation directe entre les deux pays tant le fossé les séparant semble creusé. Il est néanmoins plus probable que la lutte d’influence se poursuivra, ainsi que les affrontements indirects impliquant des proxys. Le contournement semblerait donc de mise, d’autant que les intérêts américains dans la région sont nombreux et à portée de l’action des forces iraniennes et des milices affiliées : raffineries saoudiennes, bases militaires en Irak, représentations politiques et diplomatiques…
Un engrenage paraît donc s’être enclenché entre les Etats-Unis et l’Iran. L’Irak semble définitivement s’inscrire dans la liste des zones où la confrontation risque de s’exprimer, comme en attestent les actions précédemment relatées et l’avertissement émis par les Kataeb Hezbollah aux forces de sécurité irakiennes, leur conseillant de s’éloigner des bases américaines en Irak le soir du dimanche 5 janvier, en vue d’actions qui pourraient être menées. Ironie de l’histoire s’il en est : rappelons que l’une des aspirations brandies depuis octobre par les manifestants irakiens était la fin des présences iraniennes et américaines dans le pays. Mais il semblerait que ces événements tendent à leur donner en partie raison : une session extraordinaire du parlement irakien s’est réunie en ce dimanche 5 janvier, afin de débattre sur la présence de forces étrangères, notamment américaines, en Irak. Une résolution demandant au gouvernement irakien de les expulser du pays y a été votée, scellant ainsi le sort des troupes de la coalition internationale engagée contre l’organisation Etat Islamique.