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Commémorations du débarquement : entre mémoire et histoire – par le professeur Tristan Lecoq
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Commémorations du débarquement : entre mémoire et histoire – par le professeur Tristan Lecoq

Par Tristan Lecoq

Inspecteur général de l’Education nationale

Professeur des Universités associé (histoire militaire et maritime contemporaine) à l’Université Sorbonne Université

 

La relation, intéressante pour l’historien, est bien celle de la mémoire et de l’histoire dans le contexte de ces commémorations qui sont, elles aussi, objet d’histoire, y compris immédiate et peuvent ainsi devenir objet d’enseignement dans nos classes.

 

Celles du 6 juin 1944 en fournit un exemple en quatre temps : 1964, 1994, 2004, 2014.

 

A partir d’une situation assez simple en apparence : une opération alliée, c’est-à-dire américano-britannique sous commandement américain, en Normandie, De Gaulle en dehors du coup, une administration alliée pour la France … libérée. Dans ces matières comme dans d’autres, c’est le contexte qui fait la commémoration.

 

1964, c’est une commémoration superbement ignorée par le général de Gaulle, pour lequel compte, en fait, l’anniversaire du débarquement du 15 août 1944 en Provence, dans lequel la participation française équivaut à celle de ses alliés. Avec un paradoxe : c’est l’Armée d’Afrique, si difficilement et si tardivement ralliée à la France combattante, qui débarque en France pour la libérer. C’est cette Armée française retrouvée et la Résistance unifiée qui libèrent la France, avec les Alliés, et qui confèrent, au Général, un surcroît utile de légitimité aux yeux de ces derniers.

 

Il n’empêche : la question centrale pour De Gaulle n’est pas celle du 6 juin 1944, mais demeure celle de l’unité des Français, avant, pendant et au lendemain du débarquement.

 

Le 30 mars 1947, à Bruneval, sur la côte normande, le général de Gaulle en avait donné une lecture pour lui définitive. « En vérité, la Résistance française, (…) qu’elle luttât dans les rangs de nos troupes des maquis ou dans ceux de nos grandes unités débarquées sur nos côtes, ou sur les mers, ou dans le ciel, qu’elle servît à découvert ou en secret (…), elle était l’effort de guerre de la nation luttant pour sa vie et pour celle des autres (…). Mais elle fut, et il fallait qu’elle fût, une et indivisible comme la France qu’elle défendait. C’est justement parce que la Résistance, c’est-à-dire la défense (…), une fois de plus dans notre histoire mais dans le plus extrême péril, a finalement et pour un temps reforgé la solidarité française, qu’elle a sauvé non point seulement le présent, mais l’avenir de la nation, en faisant refleurir en elle, dans le sang et dans les larmes, la conscience de son unité » .

 

1994, c’est le cinquantième anniversaire du débarquement.

 

C’est bien le contexte qui donne du sens à la commémoration. Cinq ans après la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, quatre ans après la réunification allemande, l’année du Livre blanc sur la défense et du départ des troupes alliées de Berlin, elle prend une tonalité à la fois militaire, interalliée et franco-allemande. L’Alliance atlantique a gagné la Guerre froide, les Alliés ont libéré la France, les Allemands réunis et les Français unis se sont réconciliés, y compris devant l’histoire.

 

La commémoration de la Libération de la France l’emporte sur les différends entre Alliés, les victimes, les destructions et s’écrit comme en une acception libératrice et militaire de l’histoire.

 

En 2004, l’arrière-plan n’est plus le même. La guerre qui fait rage en Irak, un an après le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU, les incertitudes européennes, à la fois institutionnelles, politiques et électorales, marquées par les distances franco-allemandes et le centenaire de l’Entente cordiale, la présence de l’Afrique en Normandie ne facilitent guère une lecture de la commémoration du soixantième anniversaire du débarquement.

 

Au milieu des doutes de tous ordres, elle prend dès lors une tonalité « victimaire », dans laquelle les destructions l’emportent quelquefois sur les libérations. La Normandie redécouvre et exprime l’ampleur de ses deuils. Les non-dits de la Libération s’écrivent. Les Alliés s’interrogent sur leur Alliance.

 

Le soixante-dixième anniversaire du débarquement prend une couleur toute autre. Si la portée politique de la commémoration est évidente, dans la quête difficile d’une unité nationale mise à mal, c’est d’abord un anniversaire d’initiative locale, en autant de commémorations qu’il y eut de libérations, en Normandie comme ailleurs, avec l’accent mis, dans ce dernier cas, sur les 20000 victimes civiles du débarquement et de ses suites.

 

C’est aussi un anniversaire de témoignages des acteurs de cette geste militaire. Ce sont les regards croisés des Français et des autres sur notre propre histoire, auxquels il faudra bien que nous consentions quelque jour plus fortement.

 

C’est enfin une commémoration marquée par le contexte des tensions entre Occidentaux et Russes à propos de l’Ukraine, et la Crimée qui s’invite en Normandie, avec une forme de retour de la diplomatie française, dans un cadre européen, au service de la paix sur le continent. Pour intéressante qu’elle soit, cette irruption d’un contexte international dans son actualité ne masque que temporairement la transition d’une célébration d’une mémoire glorieuse d’un pays acteur de la Libération et donc de la sienne qui cède la place, avec le temps, à celle d’un pays libéré par les Anglo-américains.

 

En 2019, la commémoration prend place dans un contexte interallié difficile, avec des Américains circonspects vis-à-vis de l’Alliance atlantique et des efforts respectifs auxquels consentent les uns et les autres, une Europe mise à mal par le Brexit et l’émergence si longue d’une Europe de la défense, des Russes puissants et plus présents que s’ils étaient aux côtes des Alliés, tandis qu’ils réécrivent l’histoire, et pas seulement la leur.

 

A un moment où se pose la question d’une forme d’unité française au plan intérieur, aussi.

 

C’est dans ce double contexte que l’hommage aux fusiliers – marins du commando Kieffer, ces 177 Français du Jour « J », petite et glorieuse troupe au sein d’une affaire anglo-américaine mille fois plus nombreuse s’inscrit, comme la lecture de la lettre de ce jeune résistant au moment où il donne sa vie pour sa patrie, comme l’hommage aux prisonniers de Caen et aux victimes civiles du débarquement en Normandie. La volonté du Président de la République, en associant ainsi les Français libres et la Résistance, ces « Hommes partis de rien » qu’évoquait René Cassin et ces « soutiers de la gloire » que décrivait Pierre Brossolette, ces Français de Normandie et d’ailleurs qui ont souffert et qui ont été libérés demeure celle de la recherche de l’unité française, inscrite dans l’histoire, confirmée dans les lendemains du débarquement, affirmée comme plus nécessaire que jamais aujourd’hui.

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