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Armée Nationale Libyenne : de quoi parle-t-on ?
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Khalifa Haftar, maréchal autoproclamé de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) a lancé une offensive sur Tripoli à la veille de la conférence nationale organisée à Ghadamès par l’ONU. Dès lors, il s’agit d’interroger la réalité de son armée « nationale » dans laquelle beaucoup voient une force stabilisatrice pour le pays.

 

 

L’Armée Libyenne avant la chute de Kadhafi

 

Les Forces armées de la Jamahiriya arabe libyenne ont été dissoutes en 2011. Estimées à près de 76 000 hommes, elles utilisaient la conscription.[1] Pourtant, ces forces régulières avaient été marginalisées et affaiblies. Sous-entraînées et sous-équipées, elles avaient été écartées du dispositif sécuritaire par un système d’organisations révolutionnaires et de brigades répondant directement au Guide. Ainsi, la brigade Omar el-Megarief, commandée par Mohamed Barrani Ichkal, cousin du Guide, ou la 32ème brigade dirigée par Khamis Kadhafi (supposément mort en 2011), étaient les plus grandes et les plus puissantes de ces structures paramilitaires, clés de la protection du régime.[2]

 

Les forces régulières libyennes se divisent en deux assez rapidement lors du soulèvement de 2011.[3] Le gros des unités de l’Est, qui incluent les forces spéciales Al-Saiqa, l’armée de l’Air et les renseignements militaires, désertent et se soumettent à l’autorité du Conseil National de Transition (CNT) formant l’Armée de Libération Nationale (ALN). À l’ouest et au sud, la plupart des unités militaires restèrent fidèles au régime. Elles combattront jusqu’à la fin. Il est à noter que certains officiers ont rejoint des groupes armés révolutionnaires, parfois en nombres importants, notamment à Misrata et dans les montagnes de Nafusa. Cependant, le CNT n’avait aucune autorité sur eux.

 

La mort de Kadhafi a entraîné l’effondrement des forces armées régulières dans cette partie du pays et l’ALN, affiliée au CNT, est perçue comme une force régionale représentant l’est du pays, plutôt que plutôt que son territoire tout entier. La plupart de ses troupes furent longtemps bloquées sur le front oriental et elle n’a pas participé aux batailles majeures de l’ouest du pays. Son commandement n’a pu asseoir son autorité sur l’ensemble des groupes armés du pays et ainsi servir de colonne vertébrale à une nouvelle armée nationale.

 

Dans cette ère post-Kadhafi, la dégradation de la situation sécuritaire dans l’est du pays va profiter à l’ancien général Khalifa Haftar qui  se proclame en mai 2014 chef de «l’Armée nationale libyenne» (ANL) et lance une campagne militaire pour chasser les milices et groupes djihadistes de Benghazi. C’est le début de l’Opération Karama (“Dignité”). Deux jours plus tard, les brigades Zintan prennent les bâtiments du Congrès Général National (CGN), organe héritier du CNT, à Tripoli, et proclament leur allégeance à Haftar. C’est le début de la seconde guerre civile libyenne. Le CGN affronte le Parlement de Tobrouk en mobilisant les milices de Misrata et de Tripoli contre l’ANL et ses partenaires. Les deux belligérants sont chacun fondés sur des coalitions hybrides mêlant des unités de l’armée régulière, des groupes armés enregistrés auprès des ministères de la Défense ou de l’Intérieur (donc payés par ceux-ci), des milices tribales, ou des civils se battant pour des raisons idéologiques.

 

 

La structuration des forces de l’ANL 

 

La coalition menant l’opération Karama contre les djihadistes s’est d’abord structurée autour d’unités militaires régulières : les forces spéciales Al-Saiqa basées à Benghazi, les unités aériennes de la base aérienne Gamal Abdel Nasser près de Tobrouk et de l’aéroport de Benina. Des milices tribales comme les formations Baraghitha du commandant Ibrahim Wakwak, les Toubous du Koufra et Touaregs d’Oubari, et des milices d’autodéfense régionales de Cyrénaïque se sont ensuite agrégées à ce noyau dur.[4] À l’ouest, les brigades Zintan et quelques milices tribales de la région de Warshefana se sont ralliées à Haftar.[5] Certaines de ces milices sont composées de salafistes madkhalistes farouchement opposées au projet djihadiste de conquête du pouvoir par les armes.[6] C’est à partir de la coalition Karama qu’est née l’ANL sous sa forme actuelle.

 

Selon Arnaud Delalande, expert des questions libyennes, les forces terrestres régulières actuelles de l’ALN seraient composées de plusieurs douzaines d’unités – deux brigades d’infanterie mécanisées, une brigade de chars d’assaut, trois brigades d’artillerie, une brigade de forces spéciales, deux “Forces de dissuasion Rada” regroupant plusieurs brigades, ainsi qu’une centaine de petits bataillons disparates pour un total d’environ 7 000 hommes.[7]

 

S’ajoute à cela environ 12 000 membres de milices auxiliaires, dont plusieurs unités soudanaises du Darfour (des factions de l’Armée de libération du Soudan commandée par Minni Minawi et Abd el Wahid Nour) ainsi que des milices tchadiennes tels le “Rassemblement des Forces pour le Changement” (RFC).[8]

 

Les brigades Zintan constituent une force bien entraînée et équipée, avec environ 2 500 soldats, qui contrôle l’ancienne base aérienne d’Al Watiya. Pour autant, le Conseil militaire de Zintan n’est ni un opposant actif ni un allié proche du maréchal Khalifa Haftar. Elles bénéficient néanmoins du réseau logistique et d’approvisionnement en armes de l’ANL.[9]

 

Dans le sud libyen, Haftar se serait récemment allié aux Oulad Souleymane, groupe tribal qui a profité du conflit pour prendre en charge les services de sécurité de la ville de Sebha et les activités liées au trafic régional. Cela a conduit le groupe à entrer en conflit avec les Toubou et les Touareg, qui contrôlaient traditionnellement les itinéraires de contrebande transfrontaliers.[10]

 

On peut encore compter quelques centaines de gardes d’installations pétrolières (Petroleum Facilities Guard) dont l’entité nationale s’est effondrée et qui furent convaincus de rejoindre l’ANL en échange d’un uniforme et d’un salaire.

 

Cet attelage hétérogène de milices tournant autour d’un noyau de l’ancienne armée régulière représenterait une force d’environ 25 000 hommes.[11]

 

L’ANL dispose d’une composante aérienne, caractéristique qui la différencie des milices traditionnelles et la rapproche d’une armée traditionnelle. Elle dispose d’une flotte aérienne d’une vingtaine de chasseurs-bombardiers (essentiellement des MiG-21, quelques MiG-23, ainsi que trois Sukhoi-22 et deux Mirage F1 à l’aéroport d’Al-Watiya)[12] et quelques hélicoptères de transport. Moins de la moitié de cette flotte serait composée d’avions et d’hélicoptères de l’ancienne Armée de l’air arabe libyenne. L’Égypte et les Émirats arabes unis auraient fourni la majeure partie de l’équipement entre octobre 2014 et juin 2015. Pourtant seule une infime partie de l’ aviation de l’ALN est opérationnelle. En outre, la plupart des pilotes libyens sont des vétérans du régime de Kadhafi. Leur remplacement par une nouvelle génération est en cours avec des formations prises en charge par l’Égypte. La maintenance et la rénovation du vieil équipement reste une problématique centrale. Si l’on peut se procurer des pièces de rechange supplémentaires en cannibalisant les avions abandonnés dans les différentes bases aériennes, encore faut-il du personnel qualifié pour les réparer et les entretenir. Ainsi la composante aérienne de l’ANL manque d’acteurs nécessaires à la tenue de bombardements efficaces. Le GNA partage le même problème ce qui fait que l’utilisation d’avions de combat est très sporadique.

 

Un acteur stabilisateur ?

 

Ainsi, l’ANL est loin d’être une armée dans le sens traditionnel du terme. Malgré les efforts entrepris pour l’institutionnaliser et la professionnaliser, l’architecture de sécurité dominante à l’Est est restée largement tributaire de l’adhésion et du soutien des dirigeants des communautés tribales et locales à la personne du maréchal Haftar.

 

Sur le plan militaire, la conquête de territoires en Libye suit deux schémas. Là où il y a eu de longues batailles rangées, généralement contre des djihadistes, la conquête de territoire a lieu très lentement et en comportant de nombreuses destructions. Inversement, là où de larges pans de territoire changent de mains, il arrive souvent que des groupes soient achetés pour changer d’allégeance. C’est en cooptant les milices du Sud que Khalifa Haftar a conquis la région de Fezzan. Pour cela, il a mobilisé une quantité considérable de ressources, non seulement militaires, mais également financières. La distribution de dinars (imprimés en Russie)[13] est accompagnée de distribution de farine, de gaz et de pétrole.

 

De plus, la marche vers le sud a rendu Khalifa Haftar responsable du maintien de la paix dans une partie du pays où la violence tribale est prégnante. Déjà, alors que certaines de ses forces se sont redéployées hors du sud, des signes de désordre dans les zones qu’il prétend avoir pacifiées s’esquissent. L’importante population Toubou de la région se sent persécutée par ce nouvel ordre et Khalifa Haftar devra inévitablement continuer à dépenser pour maintenir la loyauté des autres tribus et groupes qu’il a achetés.[14] De même, Benghazi, bien que déclarée libérée depuis des mois, n’est toujours pas sécurisée. À cela, il faut ajouter les attaques régulières à Ajdabiya, la menace qui pèse toujours sur les terminaux pétroliers, ou encore dans la ville de Derna reprise récemment. L’ANL est donc très sollicitée. Pour rester fonctionnelle et maintenir un semblant de stabilité, elle doit continuer à mobiliser d’importantes ressources humaines et financières. La marche sur Tripoli en demandera encore plus et rien ne garantit que l’édifice tienne si les liquidités venaient à manquer. [15]

 

En fin de compte, Khalifa Haftar n’a pas construit un système de gouvernance de ses forces légitime capable de lui survivre. Au crépuscule de sa carrière, le général vieillissant peut difficilement se réclamer être un espoir d’ordre et de stabilité pour un hypothétique futur État libyen unifié.

 

 

Sources :

[1] https://www.reuters.com/article/us-libya-military/factbox-libyas-military-what-does-gaddafi-have-left-idUSTRE72027E20110301

[2] Virginie Collombier, “Make Politics, Not War: Armed Groups and Political Competition in Post-Qaddafi Libya “, Out of The Inferno, Novembre 2016, disponible https://archives.arab-reform.net/en/node/1090

[3] Wolfram Lacher et Peter Cole, “Politics by Other Means. Conflicting Interests in Libya’s Security Sector”, Small Arms Survey, Octobre 2014, disponible www.smallarmssurvey.org/fileadmin/docs/F-Working-papers/ SAS-SANA-WP20-Libya-Security-Sector.pdf

[4] Virginie Collombier, “Make Politics, Not War: Armed Groups and Political Competition in Post-Qaddafi Libya “, Arab Reform Initiative, Out of The Inferno, Novembre 2016, disponible https://archives.arab-reform.net/en/node/1090

[5] Frederic Wehrey, “Ending Libya’s Civil War. Reconciling Politics, Rebuilding Security”, Carnegie Endowment for International Peace, Septembre 2014, disponible www.http://carnegieendowment.org/2014/09/24/ ending-libya-s-civil-war-reconciling-politics-rebuilding-security-pub-56741

[6] https://www.liberation.fr/planete/2018/04/03/en-plein-chaos-libyen-les-salafistes-gagnent-du-terrain_1640801

[7] Arnaud Delalande,  “Forces on the Libyan ground: Who is Who “,  Istitutot Per Gli Studi Di Politica Internationale, 28 Mai 2018, disponible https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/forces-libyan-ground-who-who-20640

[8] Arnaud Delalande,  “Forces on the Libyan ground: Who is Who “,  Istitutot Per Gli Studi Di Politica Internationale, 28 Mai 2018, disponible https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/forces-libyan-ground-who-who-20640

[9] Arnaud Delalande,  “Forces on the Libyan ground: Who is Who “,  Istitutot Per Gli Studi Di Politica Internationale, 28 Mai 2018, disponible https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/forces-libyan-ground-who-who-20640

[10] Ali Bensad, “Libye-Tchad. La France lâche les Toubous et étend la guerre “, Orient XXI, 13 Mars 2019, disponible  https://orientxxi.info/magazine/libye-tchad-la-france-lache-les-toubous-et-etend-la-guerre,2941

[11] Arnaud Delalande,  “Forces on the Libyan ground: Who is Who “,  Istitutot Per Gli Studi Di Politica Internationale, 28 Mai 2018, disponible https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/forces-libyan-ground-who-who-20640

[12] Arnaud Delalande,  “Forces on the Libyan ground: Who is Who “,  Istitutot Per Gli Studi Di Politica Internationale, 28 Mai 2018, disponible https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/forces-libyan-ground-who-who-20640

[13] https://fr.reuters.com/article/topNews/idUKKCN1QN1W3

[14] Tarek Megerisi, “While You Weren’t Looking, General Haftar Has Been Taking Over Libya”,  Foreign Policy, 1er Avril 2019, disponible https://foreignpolicy.com/2019/04/01/while-you-werent-looking-general-haftar-has-been-taking-over-libya-oil-united-nations/

[15] Jason Pack, “The backstory to Hifter’s march on Tripoli “, Al-Monitor, 5 Avril 2019, disponible https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/04/libya-khalifa-hifter-offensive-tripoli.html

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