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Dictionnaire du renseignement, Hugues Moutouh et Jérôme Poirot (dir.), recension
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Dictionnaire du renseignement, Hugues Moutouh et Jérôme Poirot (dir.), recension

 

Par François-Emmanuel Lacassagne 

 

 

L’écriture d’un dictionnaire du renseignement a tout d’une gageure : le format du dictionnaire suppose la diffusion à un grand public, et vise à présenter des connaissances dans leur intégralité, alors que le renseignement, par définition, ne peut livrer au profane qu’un savoir parcellaire, cloisonné, et réservé à ceux qui disposent du « droit d’en connaître ».

 

L’ouvrage très complet dirigé par Jérôme Poirot et Hugues Moutouh dépasse très bien cette contradiction, et livre une impressionnante synthèse sur les enjeux de renseignement. Une telle publication est inédite : si des témoignages d’anciens agents ont par le passé déjà été publiés, si des écrivains proches des services ont livré certains de leurs secrets, c’est là la première somme en langue française dirigée par deux professionnels : Jérôme Poirot, ancien adjoint du coordonnateur national du renseignement, et Hugues Moutouh, préfet et ancien conseiller à la Présidence de la République sous le mandat de Nicolas Sarkozy.

 

Leur ouvrage peut intéresser aussi bien le politiste, l’historien, et le curieux. Le politiste y trouvera des éléments précis sur l’organisation des services français. Il pourra notamment prendre la mesure des héritages dans lesquels s’inscrit le dispositif contemporain de renseignement : issu en droite ligne des caves de Londres, marqué par l’expérience coloniale, et plus récemment façonné par les exigences de coopération internationale, le renseignement français a évolué dans son organisation, en même temps qu’il a maintenu ses méthodes les mieux éprouvées. L’historien, dans son analyse du secret d’Etat, se heurte parfois aux faits non dévoilés, ou aux archives mutilées : il trouvera ici à la fois des réponses, et des questions nouvelles. Les présentations d’anciennes figures du renseignement, les analyses des services secrets du passé, lui fourniront des réponses fiables. Mais le dictionnaire du renseignement met également à jour des faits, potentiels supports de nouveaux questionnements historiographiques : il brosse un tableau précis de certains domaines, parfois difficilement accessibles par le travail d’archives. Enfin, le curieux pourra, dans cet ouvrage, profiter d’une remise en perspective des figures qui ont fait du renseignement un mythe : James Bond, ou sur un ton plus burlesque, OSS 117, n’y sont pas oubliés – ils ont en effet précédé et influencé l’historiographie du renseignement[1], de même qu’ils ont parfois suscité des vocations. Plus encore, il trouvera des analyses qui placent certains événements d’actualité, qu’il s’agisse des attentats terroristes, ou des alliances en matière de renseignement, au centre d’une lumière crue.

 

Jusqu’à très récemment, le renseignement avait fait figure d’objet épistémologique impossible ; voici maintenant qu’après les premiers témoignages, après les premiers travaux historiographiques, il est l’objet d’une synthèse en bonne et due forme, qui achève de le faire passer dans le champ de la connaissance positive.

 

Organisation et histoire du renseignement

 

Organisation des services de renseignement français

 

Le monde du renseignement est un monde de l’ombre dont on connait peu les composantes et l’organisation. En proposant une revue des grandes institutions de cette vaste communauté, ce dictionnaire permet d’abord au profane de mieux appréhender leur diversité et leur agencement. On y retrouve évidemment les deux piliers bien connus du grand public que sont la DGSI – direction générale de la sécurité intérieure – et la DGSE – direction générale de la sécurité extérieure –, respectivement en charge du contre-espionnage sur le territoire national et de la protection des intérêts nationaux à l’étranger. Mais l’ensemble des services de renseignement français s’étend à des institutions plus confidentielles comme Tracfin, responsable du renseignement financier, et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui lutte contre la fraude douanière et la criminalité organisée, tous deux dépendant du ministère des finances. Le ministère des armées n’est pas en reste puisque, outre la DGSE, il dispose d’une direction du renseignement militaire – la DRM – et d’une direction chargée d’assurer la sécurité de ses installations : la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD).

 

Nombre d’autres services, recensés par le dictionnaire d’Hugues Moutouh et Jérôme Poirot, concourent à la mission de renseignement et de contre-espionnage ; on peut ici citer l’ANSSI[2], en charge de la sécurité des systèmes d’informations  nationaux, ou le renseignement territorial issu de la dissolution des renseignements généraux en 2008. Cependant les six services précédemment cités[3] se distinguent en mettant en œuvre de manière exhaustive le « cycle du renseignement »[4]. Ce cycle constitue le processus dans lequel le renseignement s’inscrit, il se décompose en quatre étapes : la détermination des besoins (i), la collecte (ii) et l’analyse de l’information (iii) et enfin sa diffusion (iv) aux autorités politiques et à ceux en ayant besoin. Bien que contesté par les professionnels du renseignement, aucun modèle théorique n’a encore su prévaloir sur celui du cycle[5].

 

La communauté française du renseignement

 

Ces six services constituent surtout la « communauté française du renseignement ». L’importance et la transversalité des enjeux soulevés par l’action des renseignements ont en effet rendu indispensable la coopération entre les services ; celle-ci se heurte toutefois à l’exigence de protection des informations. L’information, cloisonnée au sein même de chaque service, peut plus difficilement encore être transmise d’un service à l’autre.

 

La communauté française du renseignement fut créée en 2008 afin de favoriser les synergies et de mutualiser certains moyens techniques, notamment satellitaires. A ce titre, un coordonnateur national du renseignement fut nommé. D’abord conseiller du Président de la République, il s’en est peu à peu éloigné pour prendre une plus grande autonomie avec pour objectif l’amélioration du partage de l’information entre les services[6]. Dans le même esprit a été créée, en 2010, une académie du renseignement, tant pour former les membres des services que pour leur constituer une culture commune[7].

 

Plusieurs services de renseignement demeurent néanmoins à la marge de cette communauté, comme le renseignement territorial ou les services de renseignement de la préfecture de police. Le choix de ne pas les inclure s’explique essentiellement par l’absence de reconnaissance par les services étrangers. La gendarmerie, par exemple, n’est pas en contact avec le MI5 ou la CIA. Pour pallier cet effet seuil, la notion de « second cercle » a été imaginée puis instituée en 2015. Ce cercle regroupe des services qui peuvent ponctuellement, et à des fins précises, recourir à certaines techniques, comme l’accès aux données de connexion, ou la sonorisation de véhicules.

Schéma réalisé par François-Emmanuel Lacassagne

 

Ces nombreux services, brièvement présentés, sont le fruit d’une histoire, parfois longue et partagée, parfois plus courte, que Le collectif d’auteurs s’efforce  de faire vivre, en particulier pour les grands noms du renseignement que sont les « RG », la DST, le SDECE ou encore le fameux 2e bureau, sans occulter les difficultés rencontrées par ces services dans leur développement ou l’exécution de leurs missions.

 

Histoire des services de renseignement

 

Renseignement extérieur

 

« Que nous fûmes donc mal informés ! », écrivait Marc Bloch dans L’étrange défaite. Le renseignement, symbole du retard français sur l’Allemagne, déshonneur de l’officier et basse besogne policière[8], était marginalisé dans le dispositif français. Alors que la Prusse n’avait pas hésité à essaimer ses agents en France – certains furent pris en train de réaliser des croquis de Belfort ou de Langres[9] – l’armée française avait négligé cette dimension qui s’avéra essentielle à la conduite de la guerre, bien qu’un bureau – le 2e bureau du dépôt de la guerre – eût été créé à cet effet en 1868. Si le gouvernement de défense nationale de 1870 tenta l’expérience d’un service mêlant civils et militaires, il ne survécut pas à la défaite : le renseignement extérieur fut replacé sous la férule de l’armée[10].

 

Il fallut attendre la deuxième guerre mondiale et la naissance à Londres du BCRA, le bureau central de renseignement et d’action, enfant du colonel André Dewavrin, alias Colonel Passy. Chargé de constituer un service de renseignement à 29 ans, le colonel Passy peut être considéré comme le père du renseignement extérieur moderne en France[11]. Le SDECE, créé par un décret du 10 février 1946, fut ainsi le fruit de la fusion du BCRA avec les services algérois (DGSS[12], 1943) puis avec les services vichystes (DGER[13], 1944).

 

Si le SDECE ne fut pas toujours admiré par ses rivaux de la guerre froide[14] [15], les conflits coloniaux, en particulier les guerres d’Indochine et d’Algérie, lui donnèrent l’occasion de s’exprimer avec une redoutable efficacité, que ce soit en termes d’interception des communications et de contre-insurrection pour le conflit indochinois, ou d’infiltration et de désinformation pour la guerre d’Algérie[16]. Le SDECE s’efforça ensuite de conserver les anciennes colonies africaines, tôt dénommées « territoires du pré carré », dans le giron français, afin de garantir une place de premier plan sur l’échiquier international. Cette focalisation africaine permit aux services et à l’armée de mener diverses opérations comme en Guinée en 1958,  ou plus tard à Kolwezi en 1978.

 

Mais l’existence du SDECE, renommé DGSE en 1982, fut aussi émaillée de scandales, qui culminèrent dans le célèbre épisode Rainbow Warrior (1985) ; de tels accrocs suscitèrent parfois un désintérêt, voire une méfiance du politique à son égard[17]. Il fallut attendre 1989 et la nomination de Claude Silberzahn à la tête de la « boite » pour qu’une réforme d’envergure soit envisagée avec le soutien de Michel Rocard, premier ministre, et de Pierre Joxe, ministre de la défense. C’est cette réforme qui donna à la DGSE sa structure actuelle avec sa division en cinq directions :

  • La direction de la stratégie ;
  • La direction technique ;
  • La direction du renseignement ;
  • La direction des opérations ;
  • La direction de l’administration.

L’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy permit à la DGSE de renforcer ses moyens, financiers et humains (en hausse de 30 % entre 2008 et 2013[18]). Le pilotage du renseignement se trouva alors recentré autour du chef de l’Etat avec la création notable d’un coordonnateur national du renseignement.

 

Renseignement intérieur

 

La direction générale de la sécurité intérieure est le produit de la fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST) et d’une partie des anciens « renseignements généraux » (RG) en 2008, deux organismes aux histoires et aux cultures différentes :

  • La DST, née à l’issue de la seconde guerre mondiale afin de lutter contre l’influence étrangère sur le sol français, s’est essentiellement construite contre l’OAS, le FLN et les milieux communistes ; elle s’illustra en devenant le contact de Vladimir Vetrov, qui livra des informations déterminantes[19] sur l’espionnage soviétique en Occident, bientôt communiquées aux Américains afin de raffermir le partenariat stratégique entre François Mitterrand et Ronald Reagan : ce fut la fameuse « affaire Farewell ». La chute de l’empire soviétique élargit le champ d’action de la DST qui lutte désormais également contre des acteurs non-étatiques, comme les organisations terroristes ou criminelles[20] ;
  • Les RG sont, eux, les héritiers d’une plus longue histoire qui remonte à Napoléon Ier, et à ses commissaires spéciaux[21]. Ancienne police politique, elle avait pour mission la surveillance de « l’esprit public » ; ses missions en vinrent à intégrer la lutte contre le FLN, l’OAS et les mouvements indépendantistes, communistes ou terroristes. La surveillance de la vie politique, qu’il lui arrivait de mettre en œuvre, cessa en 1990 lorsqu’elle se trouva mise en cause dans la surveillance du parti socialiste.

Les RG furent démantelés en 2008 avec la création de la DCRI[22], et leurs activités séparées en trois blocs  : (i) les activités relevant de la sureté nationale au sens strict, fusionnant avec la DST au sein de la DCRI, (ii) les activités relatives à l’ordre public, à la vie économique et sociale furent confiées à la direction centrale de la sécurité publique, dont les émanations départementales sont les services départementaux d’information générale, devenu le renseignement territorial, et enfin (iii) la police des courses et des jeux fut confiée à la police judiciaire[23].

 

Le renseignement, un monde fait de figures mythiques comme historiques

 

Mais les services de renseignement ne sont pas seulement des institutions ayant à charge la sécurité et la défense des intérêts nationaux, ce sont aussi des hommes et des histoires qui fascinent. Les films policiers s’engouffrent d’ailleurs souvent dans cette topique.

 

Si l’une des ambitions de ce dictionnaire est de montrer les renseignements tels qu’ils sont et non tels qu’ils sont fantasmés, les auteurs prennent le parti d’y intégrer des articles sur ces mythes et histoires dont regorgent les fictions. Sans doute celles-ci ont-elles constitué le premier élément de mise en forme des perceptions que l’opinion avait des services. En consacrant ainsi des articles à James Bond, à OSS 117 ou à Mata Hari, dont la légende dépasse l’histoire[24], ils prennent acte de la place d’un puissant imaginaire collectif.

 

Construit progressivement par l’essor des romans d’espionnage[25] auxquels films et séries ont succédé, l’imaginaire est un puissant outil de recrutement et de diffusion patriotique. C’est à ce titre que la CIA n’hésite pas à financer des productions hollywoodiennes voire à en coécrire les scénarii[26], consacrant des héros archétypaux – Jason Bourne ou Ethan Hunt par exemple. Cet imaginaire est tantôt  nourri par la réalité, comme le furent les romans de John Le Carré, tantôt fantasmatique comme peuvent l’être les péripéties « James Bondiennes », malgré l’expérience que Ian Fleming accumula comme adjoint au directeur du renseignement naval pendant la deuxième guerre mondiale. C’est d’ailleurs-là un point commun aux grands noms du roman d’espionnage que cette connaissance des services. Jean Bruce[27], Ian Fleming, John Le Carré, Gérard de Villiers[28], tous les quatre eurent accès, par leurs expériences personnelles, à une connaissance précise des services de renseignement et de leur fonctionnement, ce qui ne les empêcha toutefois pas d’en romancer bon nombre d’aspects.

 

Mais il est d’autres figures qui, pour historiques qu’elles soient, sont connues par les mythes qu’elles ont contribué à ériger. Certaines sont à l’origine de nos services de renseignement comme le colonel Passy, alias d’André Dewavrin, qui fonda pendant la seconde guerre mondiale le BCRA, ancêtre de l’actuelle DGSE ou Roger Wybot, à l’origine de la puissante DST qui laissa l’image d’un homme aux tendances mégalomaniaques : « rien ne peut se faire sans moi, toute décision vient obligatoirement de moi »[29], n’hésitait-il pas à proclamer.

 

Dans le feu de l’action, surgissent aussi les figures marquantes d’agents de terrain, comme celle de Robert – dit Bob – Maloubier, fondateur des nageurs de combat du SDECE[30]. Ce personnage n’a rien à envier à un héros hollywoodien. Ancien membre de la section française du Special Operations Executive britannique, il est capturé par les Allemands en France en 1943, réussit à s’échapper, est laissé pour mort après qu’une balle le touche au foie et aux poumons, mais survit grâce au froid qui stoppe l’hémorragie. Poursuivant les combats, il fait sauter en moyenne deux ponts par nuit. La libération n’arrête pas ses aventures, puisqu’il continue de se battre en Asie contre les Japonais. Intégré au service action du SDECE, il donne naissance aux nageurs de combat. Lorsque lui est confiée la constitution d’une unité chargée de l’élimination des fournisseurs d’armes et des financeurs du FLN, il surnomme officieusement cette structure « murder incorporated » ; elle se dissimulera derrière le paravent de la « Main rouge »[31], organisation fictive d’activistes pro-Algérie française. Ces opérations sont qualifiées d’opérations « homo » : en 1960 ce ne sont pas moins de 135 personnes qui sont liquidées par le SDECE[32] à ce titre.

 

L’histoire plus ancienne charrie également son lot de grands noms, dont les auteurs se proposent de nous faire de rapides biographies. Vidocq, ancien malfrat devenu indicateur puis chef de service à la préfecture de police, est indéniablement le plus connu ; plus surprenantes encore sont les figures de Beaumarchais et du chevalier d’Eon. Derrière son statut de dramaturge, Beaumarchais fut intégré au secret du roi[33], service d’espionnage au service du monarque. En 1777, il fut chargé de soutenir discrètement les Américains, s’adonnant ainsi à la vente d’armes sous couvert d’une compagnie commerciale portugaise créée à cette fin. Le Chevalier d’Eon vécut 49 ans sous les traits d’un homme et 33 sous ceux d’une femme[34]. Cependant il n’est pas célèbre que pour cette particularité, que Voltaire qualifia de « beau problème pour l’Histoire » ; il était aussi et surtout un autre agent du secret. Son entremise diplomatique permit, entre autres, à la France de rétablir des relations avec la Russie dans un contexte de fortes tensions européennes. Mais son envoi en Angleterre rend son histoire rocambolesque et, comme pour Maloubier, la réalité dépasse ici la fiction. S’il parvint à négocier la paix en préservant les intérêts français, l’arrivée d’un nouvel ambassadeur déclencha alors un véritable feuilleton. En froid avec lui, il refusa son rappel en France, continuant de paraitre à l’ambassade. Il fit même chanter le roi, et publia des documents secrets. Le conflit, désormais ouvert, entre le chevalier et son ambassadeur fut porté devant la justice britannique. Il le gagna, provoquant le rappel de l’ambassadeur. C’est à la faveur de ces tensions qu’il commença sa vie de femme. Les spéculations allaient alors bon train, le tribunal de Londres fut même saisi par des parieurs et rendit une décision le désignant officiellement comme une femme. Louis XVI lui-même prit ensuite une ordonnance lui intimant l’ordre de conserver ses habits de femme et de ne paraitre que sous ceux-ci. Décédé en 1806, sa toilette mortuaire fut faite en présence de 17 témoins, et le médecin le déclara homme. Sa mort elle-même n’aura pas su mettre un terme à ce roman, mué en farce, puisqu’il fut inhumé dans le comté de Middlesex…

 

Politique étrangère et coopération internationale

 

Si peu d’informations filtrent quant aux coopérations des services français avec leurs pairs, les perspectives historiques que donne le dictionnaire du renseignement livrent à ce sujet d’intéressantes clefs de lecture.

 

Héritiers de cette histoire, les services de renseignement ont su s’adapter aux mutations des menaces. Précédemment marqués par l’ordre de guerre froide, les conflits sont devenus asymétriques et globalisés. Les services de renseignement ont évolué en conséquence, et ont souvent adapté leur rôle à ce nouvel échiquier. Les attentats qui ont meurtri l’Europe ces dernières années ont par exemple mis à jour les défis afférents à l’internationalisation de la menace. L’exemple de l’attentat du marché de Noël de Berlin, le 19 décembre 2016, est à ce titre éloquent. Anis Amri, principal suspect de l’attaque, est un terroriste tunisien ; après avoir commis une attaque sur le territoire allemand, il rejoint l’Italie via la France ; il sera abattu près de Milan dans la nuit du 22 au 23 décembre 2016. Par ailleurs ce sont les services de renseignement marocains qui avaient alerté les services allemands de la dangerosité de l’individu avant qu’il ne passe à l’action. Cet essor d’un terrorisme mondialisé impose progressivement une exigence de coopération internationale.

 

Les auteurs sont nettement moins diserts sur les projections internationales des services français, qu’il s’agisse du rôle joué par les services de renseignement dans la politique étrangère de la France ou des différentes coopérations que nos services entretiennent avec leurs homologues étrangers. Quelques grandes lignes de force permettent néanmoins d’éclairer le fonctionnement de ces coopérations. Elles s’articulent autour de trois règles : la règle du tiers service, l’équilibre des échanges et le partage des compétences[35] :

  • La règle du tiers service pose l’interdiction de transmettre une information à un tiers sans l’accord de l’émetteur ; en somme la DGSE ne peut pas transmettre un renseignement de la CIA à la DGST marocaine sans l’accord de la CIA ;
  • L’équilibre des échanges porte sur la qualité des informations échangées plutôt que sur leur quantité ;
  • La clarification des compétences consiste à définir de manière précise les compétences des services coopérants, afin d’éviter tout chevauchement et toute lacune.

La coopération n’est cependant pas un concept intangible ; elle se décline sous plusieurs formes qui induisent divers degrés de coopération, du partage d’une analyse à une coopération opérationnelle, en passant par le partage d’une source.

 

La cellule Alliance Base montre par exemple la capacité de coopération de la DGSE avec la CIA en matière de de lutte contre le terrorisme. Cette cellule, mise en place après le 11 septembre et dissoute en 2009 pour des raisons de politique intérieure américaine, visait à lutter contre Al Qaida. Outre les services français et américains, à l’initiative du projet, les services britanniques, canadiens, australiens et allemands y furent associés. Cette cellule fut un succès opérationnel notamment grâce aux relations entre DGSE et CIA, dont certains officiels américains confièrent à la presse la « qualité exceptionnelle »[36]. Ce fut également pour la France l’occasion de mettre à profit ses relations avec les services de renseignement des pays arabes que les auteurs n’hésitent pas à qualifier d’« étroites »[37], et la qualité de ses moyens de renseignement humain.

 

Toutefois ces coopérations peuvent être nettement plus ponctuelles, comme elles peuvent s’inscrire durablement dans le temps. Ainsi, des coopérations bilatérales ont été mises en place dans le cadre des jeux olympiques de Sotchi[38], tandis qu’à l’inverse, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada, ont institutionnalisé de manière durable leur coopération en matière de renseignement au travers de l’alliance Five Eyes. Si les Fives Eyes ont une portée générale, il est fréquent que de telles alliances soient circonstancielles, comme c’est le cas du traité de Prüm qui renforce la coopération entre l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas en matière d’antiterrorisme, de lutte contre l’immigration illégale et contre la criminalité organisée. Les contractants mettent ainsi en commun diverses bases de données[39].

 

Mais la coopération, loin de se cantonner à des relations institutionnelles, passe également par des relations intuitu personae. Prenant conscience de cet aspect, Alexandre de Marenches (directeur du SDECE de 1970 à 1981), mit en place le Safari Club qui réunissait ses homologues iraniens, marocains, saoudiens et peut être tunisiens, égyptiens ou zaïrois. Ce club, du fait des relations qui y étaient entretenues, permit de faciliter la sous-traitance de missions du SDECE sur le continent africain[40]. Cette initiative ne fut pas isolée, la constitution de « clubs » permet en effet de réunir de manière informelle les dirigeants de dizaines de services de renseignement. Le plus connu d’entre eux est certainement le club de Berne, qui réunit les services de renseignement des 28 membres de l’Union Européenne ainsi que ceux de la Suisse et de la Norvège.

 

Plus informels encore que les clubs, les réseaux, comme ceux que déploya Jacques Foccart dans les anciennes colonies françaises à l’aube des indépendances, jouent sans doute encore un rôle crucial dans les activités de renseignement. Mais là finit le savoir livresque, et là commencent les secrets préservés. Lorsque le journaliste Philippe Gaillard lui demanda en 1995 des renseignements sur l’assassinat par le SDECE de l’opposant camerounais Félix Eboué, le « Monsieur Afrique » de l’Elysée rétorqua : « les archives répondront un jour à votre question ». Ce faisant, il renvoyait à l’historien la question du journaliste… En réalisant un travail de documentation inédit, Jérôme Poirot et Hugues Moutouh ont fourni des réponses aux historiens comme aux journalistes, et permettent aussi aux lecteurs, par leurs silences mêmes, de cerner l’étendue du secret dans l’Etat. Dans le dictionnaire du renseignement, ce qui compte, ce ne sont pas seulement les mots des auteurs, mais également les mots que les auteurs ont voulu éviter…

 

 

 

 

REFERENCES :

 

[1] Forcade, Olivier. « Objets, approches et problématiques d’une histoire française du renseignement : un champ historiographique en construction », Histoire, économie & société, vol. 31e année, no. 2, 2012, pp. 99-110.

[2] Agence nationale de sécurité des systèmes d’information

[3] DGSE, DGSI, DNRED, DRM, Tracfin, DRSD

[4] Voir les articles « Communauté du renseignement » – p. 170 –  et « cycle du renseignement » – p. 237

[5] Voir l’article « cycle de renseignement » – p. 237

[6] Voir l’article « coordonnateur national du renseignement » – p. 210

[7] Voir l’article « académie du renseignement » – p. 35

[8] Voir l’article « deuxième bureau » – p. 253

[9] Tactique de renseignement, Général J. Lewal, 1881 (voir contre-espionnage)

[10] Voir l’article « deuxième bureau » – p. 253

[11] Voir l’article « Dewavrin » – p. 258

[12] Direction générale des services spéciaux

[13] Direction générale des études et recherches

[14] « Nous avions si profondément infiltré le renseignement français que nous étions clairement capables de voir à quel point cette agence était inefficace » Mémoires d’ Oleg Danilovitch, ancien directeur du contre-espionnage soviétique

[15] Voir l’article « DGSE » – p. 265

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Voir l’article « Vetrov, Vladimir » – p. 809

[20] Voir l’article « DST » – p. 311

[21] Voir l’article « renseignements généraux » – p. 643

[22] Direction centrale du renseignement intérieur

[23] Voir les articles « renseignements généraux » – p. 643 – et « DGSI » – p. 277

[24] Voir l’article « Mata Hari » – p. 539

[25] Voir l’article « roman d’espionnage » – p. 667

[26] Voir l’article « Films » – p. 385

[27] Voir l’article « OSS 117 » – p. 578

[28] Voir l’article « honorable correspondant » – p. 451

[29] Voir l’article « DST » – p. 311

[30] Voir l’article « Maloubier, Bob »  – p. 528

[31] Voir l’article « Main rouge » – p. 526

[32] Voir l’article « homo (opération) » – p. 447

[33] Voir l’article « Beaumarchais » – p. 81

[34] Voir l’article « Beaumont, chevalier d’Eon de » – p. 83

[35] Voir les articles « coopération » – p. 208 – et « besoin d’en connaitre » – p. 100

[36] Voir l’article « Alliance Base » – p. 50

[37] Ibid.

[38] Voir l’article « club » – p. 155

[39] Voir l’article « criminalité organisé » – p. 227

[40] Voir l’article « club » – p. 155

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