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De quoi l’Allemagne est-elle le nom ?
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Par Jean Galvé

 

 

« Honte historique » pour Die Welt, la défaite de la Mannschaft lors de la phase de poules de la coupe du monde de Football est devenue emblématique de la tragédie allemande. On considère souvent outre-rhin à tort ou à raison que les performances de l’équipe nationale donnent le tempo du pays :  le « miracle de Berne » de 1954 consacrait la renaissance allemande face à la Hongrie du bloc de l’Est, la victoire au mondial de 2014 célébrait une Allemagne moderne et métissée au faîte de sa puissance. Dans ce contexte, le naufrage actuel de la Mannschaft ne pouvait être qu’une tragédie supplémentaire dans une Allemagne en plein psychodrame.

 

Ce camouflet intervient après le Soutien massif apporté à Erdogan par les Turcs installés en Allemagne (à 63%) lors de la dernière élection présidentielle, malgré l’interdiction par le gouvernement allemand des meetings de l’AKP sur son territoire, et la polémique sur les clichés des deux stars du football allemand d’origine turque Illkay Gündogan et Mesut Özil (le foot encore une fois !). Il n’en fallait pas plus pour que certains dénoncent l’échec du système d’intégration allemand.

 

Qu’il semble loin, le vibrant appel d’Angela Merkel, « Wir schaffen das » (Nous réussirons) fin 2015 ! L’accueil allemand des populations déplacées avait, au nom de la défense intransigeante des valeurs morales de l’Union Européenne, fait de l’Allemagne une figure de proue de la politique européenne. C’était sans compter l’absence de réponse coordonnée des Etats membres, et l’émergence à l’est d’une opposition politique – le groupe de Visegrad – coalisée autour de la défense d’une civilisation européenne chrétienne supposément menacée par la vague migratoire.

 

3 ans auparavant déjà, les partenaires européens de l’Allemagne, et leurs opinions publiques, avaient retenu davantage sa défense stricte de l’orthodoxie budgétaire (via les plans d’ajustement structurel) que son engagement au nom de la solidarité européenne via le Mécanisme Européen de Stabilité (MES). La solidarité exigeante d’Angela Merkel, incarnée – maladroitement sans aucun doute – par son ministre de l’économie Wolfgang Schäuble, avait été interprétée comme « une mise sous tutelle allemande » des pays en difficulté.

 

Rappelons-le pourtant, l’Allemagne reste de facto la première puissance européenne. Sa suprématie économique avec une balance commerciale largement excédentaire (244,9 milliards d’euros en 2018 contre un solde négatif français de 62,6 milliards d’euros), la faiblesse de son chômage et sa maîtrise de l’endettement public, en fait « l’homme sain » de l’économie européenne. L’Europe aurait besoin de cette locomotive dans un contexte de fortes inquiétudes quant à la perspective d’une guerre commerciale avec son principal partenaire, les Etats-Unis. Les échanges intra-communautaires représentent au reste le double du commerce extérieur européen.

 

Si la force de l’économie allemande pourrait porter l’ensemble de l’Europe, c’est bien la faiblesse politique de la chancelière qui pourrait faire trembler le continent. La percée historique de l’AfD (Alternative für Deutschland) aux dernières élections, la droitisation consécutive d’une partie de la CDU chrétienne-démocrate, la fronde de la CSU bavaroise sur la question migratoire, la faiblesse historique de ses partenaires socio-démocrates dans la grande coalition, et l’usure du pouvoir, 13 ans après sa nomination, font d’Angela Merkel le maillon faible de l’Europe.

 

La menace latente d’un divorce entre la CDU et la CSU, qui serait un coup de tonnerre politique (la CSU opérant exclusivement en Bavière est en effet parfois considérée comme la déclinaison régionale en terres catholiques de la CDU), est emblématique de cette double crise allemande, politique et identitaire.

 

Depuis plus de deux semaines, le dirigeant de la CSU, Horst Seehofer, ministre de l’intérieur d’Angela Merkel, mène une guérilla ouverte contre la Chancelière. Il l’accuse de compromettre la souveraineté de l’Allemagne sur la question migratoire : la décision d’Angela Merkel de ne plus appliquer strictement les protocoles de Dublin depuis 2015 ne permet plus aux forces de l’ordre allemandes de refouler les demandeurs d’asile ayant déjà été enregistrés ailleurs dans l’Union Européenne.

 

Angela Merkel a joué sa survie lors du dernier Conseil Européen, Horst Seehofer lui ayant adressé un ultimatum : sans résultats concrets obtenus lors de ce conseil, il prendrait la responsabilité d’une rupture de la grande coalition.

 

Or les décisions prises lors du dernier Conseil ont raffermi in extremis le pouvoir d’Angela Merkel : des « plateformes de débarquement dans les pays tiers » sous l’autorité du UNHCR, chargées de distinguer les réfugiés admissibles à une demande d’asile en Europe des autres migrants ont été établies ; des « centres contrôlés » sur le territoire européen pour accueillir les migrants secourus en mer ont été projetés ; les Etats membres se sont engagés à prendre « toutes les mesures législatives et administratives internes nécessaires » pour contrer les migrations secondaires entre le pays européen ou le réfugié a été enregistré et un autre pays européen ; enfin, les moyens alloués à Frontex ont été augmentés.

 

Au reste, la Chancelière revendiquait dès le lendemain du Conseil Européen avoir signé des accords bilatéraux avec 14 membres de l’UE pour qu’ils prennent en charge les migrants passés en Allemagne après avoir été enregistrés chez eux.

 

C’était sans compter sur la réaction du ministre rebelle. Ne pouvant endosser la responsabilité politique d’une rupture complète avec la CDU, ni assumer par solidarité gouvernementale des résultats qu’il juge décevants, Horst Seehofer a préféré démissionner ce dimanche soir de l’ensemble de ses mandats. Sans qu’il soit possible de dire pour l’heure si la CSU choisira de se désolidariser de son ancien chef, ou de continuer à soutenir Angela Merkel, il n’en reste pas moins que celle-ci n’a jamais été aussi proche de sa chute.

 

La force de la conscience de son passé totalitaire a fondé l’attachement de l’Allemagne à la démocratie et à l’approfondissement de la construction européenne. Cette conscience est au cœur de cette culture politique si atypique qui caractérise l’Allemagne moderne, sa « ressource morale »[1] : sacralisation du droit, faiblesse structurelle jusqu’ici de l’extrême-droite, obsession du consensus social et politique.

 

L’Allemagne doit, pour occuper une position privilégiée dans le concert européen, abolir la croyance naïve selon laquelle pour progresser, les autres Etats européens doivent l’imiter. Sans volonté de se doter de l’ensemble des attributs – y compris militaires – de la puissance, l’Allemagne se prive du moyen – l’approfondissement de la construction européenne – de sa réussite.

 

Le président français ne s’y est pas trompé lorsqu’il a désigné la politique de défense commune comme chantier prioritaire. L’annonce en juin dernier, lors du conseil franco-allemand de Meseberg, de deux ambitieux programmes d’armement est une étape décisive vers l’Europe de la Défense : le Main Ground Combat System, piloté par l’Allemagne pour remplacer les chars d’assaut Leclerc et Leopard et le Système Aérien de Combat du Futur, piloté par la France en remplacement des Rafales et Eurofighter.

 

L’Allemagne a un rôle moteur à jouer : l’état déplorable de l’équipement de son armée, et le changement de posture américain, l’invitent à relancer la défense européenne. Les derniers mois seront décisifs pour savoir si l’Allemagne prendra sa part à l’effort collectif en se dotant d’une armée digne de ce nom : avec seulement 1,28 % de son PIB consacré à ses forces armées, le pays reste loin des 2% fixés par l’OTAN, et surtout très en deçà des nécessités matérielles que demanderait un simple maintien en condition opérationnelle de ses équipements. Seuls 26 avions Tornado sur 93 sont disponibles  – alors que ceux-ci sont pourtant engagés en Syrie – pour 3 avions de transport A400M sur 15.

 

Angela Merkel n’est pas Bismarck. Elle est la Chancelière lucide d’un colosse aux pieds d’argile. En définitive, la tragédie allemande a le visage de la femme la plus puissante d’Europe : redoutable d’intelligence et de convictions mais d’une prudence et d’une humilité souvent coupables.

 


[1] Christian Lequesne, « L’Allemagne et la puissance en Europe », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 47-1 | 2015, 5-13.

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