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Quel statut pour le complot dans l’analyse de la politique internationale ?
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Par Aurèle

L’apport des intelligence studies à une épistémologie non complotiste des complots


Le complot semble être la variable taboue par excellence de l’analyse politique dans le champ médiatique. Sa simple mention à titre d’hypothèse vaut souvent disqualification immédiate du débat public, alors même que l’objet est manié par les historiens avec davantage de sérénité, sans parler du rapport intime que la philosophie politique noue avec lui, notamment dans la tradition machiavélienne. Ce paradoxe a de quoi intriguer l’épistémologue, qui peut se demander à bon droit sous quelles conditions le complot mériterait d’être une explication probante d’un évènement politique, notamment sur la scène internationale. En faisant appel aux travaux portant sur la deception dans l’analyse de la politique étrangère (foreign policy analysis), mais aussi du renseignement (intelligence analysis), tout en s’appuyant sur les outils méthodologiques développés par le rationalisme sceptique, il devient possible de jeter les bases d’une herméneutique non complotiste des complots en mesure de redonner une juste place aux conspirations dans la compréhension des phénomènes politiques, sans pour autant les transformer en une clef de lecture exclusive qui prétendrait détenir la signification ultime de l’Histoire.

« La caractéristique la plus typique du malin, c’est que, dès qu’il ignore quelque chose, il devient particulièrement au courant et renseigné là-dessus. Il a un véritable culte des « puissances occultes » qu’il adore haïr, dont il voit partout les manifestations et, comme il a l’esprit très logique, qu’il aime expliquer, cette clé de conspiration universelle lui procure un sentiment entièrement satisfaisant d’avoir une réponse à tout. Les jésuites, la main de Moscou, les francs-maçons, les juifs, la C.I.A., les diplomates tortueux et, naturellement, « machiavéliques », cela a toujours fait partie du confort intellectuel du Gros Malin. »

Romain Gary, La nuit sera calme, Gallimard, Folio, Paris, 1974, p. 119

Le conspirationnisme, entendu dans son sens large comme la tendance systématique à repérer des complots à l’oeuvre derrière la façade du jeu politique officiel, prétend dévoiler des vérités sciemment dérobées à notre connaissance. A l’entendre, nous serions victimes d’innombrables machinations émanant de nos gouvernements, de groupes d’intérêts privés ou de sociétés secrètes, sans jamais rien en savoir. Cette interpellation a de quoi surprendre, sinon intriguer, tant elle met en doute la pertinence de nos pensées les plus familières : et si la réalité de la politique et de l’histoire n’était pas celle que l’on croit ? Après réflexion, et pour s’en tenir à quelques exemples historiques bien documentés du court XXe siècle, il ne semble pas injustifié de le penser : de la prise de pouvoir des Bolcheviks en octobre 1917 appuyée financièrement par le ministère des affaires étrangères allemand de l’époque[1], au renversement du Président iranien Mossadegh dans lequel la CIA fut impliquée (1953), en passant par la déstabilisation du Premier Ministre Lloyd George en 1920 par le renseignement militaire britannique, qui voyait d’un mauvais oeil ses tentatives de rapprochement diplomatique avec l’Union soviétique[2], l’histoire paraît traversée par les complots[3]. Si donc « vous considérez que nos livres d’histoire sont substantiellement corrects, vous devez croire à de nombreuses théories de la conspiration[4] » peut en déduire, non sans un certain goût de la provocation, le philosophe Charles Pigden. C’est que, dans chacun des événements mentionnés, on retrouve les conditions nécessaires et suffisantes à la définition du complot dans son acception politique. A savoir : 1) un plan secret, 2) établi par un groupe d’individus, 3) décidés à contester, sinon à redéfinir, à leur échelle, un rapport de force ou une situation politique 4) au moyen d’une action concertée[5].

 

Le conspirationnisme comme mythologie politique

 

Mais en conclure à partir de là que « la plus grande part de ce que nous lisons ne peut être expliqué sans recourir à la conspiration[6] » ne va pas de soi. Ce glissement paraît pour le moins douteux d’un point de vue logique : reconnaître l’existence des complots dans l’histoire n’implique pas ipso facto de préjuger de leur importance. Entre penser qu’ils ont leur place dans la détermination de certains événements, et faire d’eux la clef de lecture principale, voire exclusive, de l’histoire, il y a qu’un pas, qu’on ne saurait franchir sans en avoir au préalable examiné la valeur épistémologique. Frédéric Lordon semble ici avoir mis le doigt sur l’une des failles consubstantielles aux théories conspirationnistes. S’il a raison de reconnaître la place indéniable que les complots, notamment à caractère économique ou politique[7], occupent dans l’histoire, il refuse pour autant d’en faire le prisme explicatif prioritaire, arguant que « de tous les schèmes disponibles, il est le moins intéressant, le moins souvent pertinent, celui vers lequel il faut, méthodologiquement, se tourner en dernier… et ceci quoiqu’il ait parfois sa place[8]! ». Bref, ce n’est pas parce que les complots existent qu’ils sont récurrents, qu’il faut en somme toujours les avoir en premier à l’esprit chaque fois qu’il y a lieu de rendre compte d’un événement politique. A bien y regarder, cette fameuse « superstition de la cause unique », selon le mot de Marc Bloch[9], relève plutôt d’une mythologie politique[10], et emprunte davantage à ce titre aux philosophies de l’histoire providentialistes qu’aux méthodes critiques de l’historien.

 

Cependant, Frédéric Lordon s’arrête à mi-chemin dans son entreprise, laissant ouverte la question de savoir à partir de quels indices et avec quels outils méthodologiques il devient justifié d’inférer à la plausibilité du complot, quand les preuves nécessaires et suffisantes à l’enquête font défaut, et qu’on en est réduit en tout et pour tout à formuler des hypothèses dont la véracité, faillible, peut seulement s’évaluer sur la base d’indices recueillis au moyen de sources ouvertes, conditions propres à l’analyse quotidienne de la politique à laquelle s’attachent au premier chef les ministères des affaires étrangères et les services de renseignement des Etats[11]. C’est justement ce problème-là que le philosophe Matthew R.X. Dentith a pour sa part le mérite de prendre au sérieux, en le posant dans l’inimitable sobriété de style que l’on doit reconnaître (quoique à contre-coeur) à la langue anglaise : « in which case is the existence of a conspiracy the best explanation[12] ? » Dès lors, notre étude entend proposer une réponse à ce problème en tentant de déterminer, dans une perspective dite « particulariste » en philosophie analytique des théories du complot[13], et au moyen des outils proposés par le rationalisme sceptique, pris au sens non pas d’une position philosophique à proprement parler[14], mais d’un ensemble d’outils méthodologiques destinés à éliminer les hypothèses explicatives les moins probantes[15], sous quelles conditions « une pensée non complotiste des complots[16] » est possible et pensable dans les sciences sociales.

 

Le complot, variable taboue de la science politique ?

 

 Une pareille question a de quoi intéresser le politiste, ou du moins devrait-elle l’interpeller fortemment. Car la science politique paraît bien incapable de construire une analyse du champ politique à même d’intégrer dans ses grilles d’analyse les logiques de manipulation et de la tromperie auxquelles ressortit le complot. Celui-ci constitue certainement l’une des grandes variables oubliées, pour ne pas dire taboues, de la discipline, qui peine à rendre compte de la part secrète de l’action politique sans la ramener immédiatement à une vulgaire théorie conspirationniste. Comme le note Alain Dewerpe, il semble que la science politique porte dans son identité même la présupposition du caractère nécessairement public de l’action politique : « autant la science politique est imprégnée d’un lexique de la publicité, autant elle méprise le secret, comme si l’une était pensable sans l’autre[17]. » Par quoi elle s’interdit d’intégrer les développements féconds que l’histoire du secret d’Etat pourraient lui apporter, et aboutit par ce travers à faire obstacle à l’édification d’une « épistémologie occulte[18]  » digne de ce nom. Ceci est pour le moins regrettable : pendant ce temps-là, les disciplines de l’analyse du renseignement[19], de l’analyse de la décision en politique étrangère, de l’étude des covert actions par les intelligence studies[20], ou enfin l’étude des pseudosciences conduite par la zététique[21] la devancent d’une bonne distance, du simple fait qu’elles ne témoignent pas de la même retenue face à des objets que la majorité des politistes continuent de tenir pour sales, répugnants, et donc, en un certain sens, presque inexistants. Voilà pourquoi il y a lieu d’interroger la science politique en lui demandant dans quelle mesure elle est prête à rendre compatible son épistémologie avec une pensée de l’action secrète mobilisant toute une gamme de variables explicatives à première vue peu communes (mensonge public, intoxication, désinformation) pour rendre compte de la dynamique des événements politiques.

 

Mais avant d’entrer de plain-pied dans le coeur de la réflexion, encore faut-il noter que l’interrogation sur la valeur explicative du complot n’a pas attendu la réflexion actuelle sur les théories conspirationnistes pour se manifester. On la trouve déjà en germe dans les écrits d’un Paul Veyne ayant trait à l’épistémologie de l’histoire, en lien avec la « casuistique de la rétrodiction[22] », c’est-à-dire la tentative d’attribuer une cause plausible, mais non vérifiable, à un événement passé. En effet, il arrive parfois que l’historien ait à affronter des situations dans lesquelles le mensonge et le secret peuvent intervenir dans l’explication d’un événement. Il convient alors de maintenir ouverte la possibilité du machiavélisme comme ligne de conduite envisageable de certains acteurs, ce qui empêcherait de s’appuyer sur les variables « classiques » mobilisées dans les situations ordinaires, en l’espèce de vérités générales ayant trait au comportement humain et tenant lieu d’hypothèses crédibles pour le chercheur. Le problème serait pour Paul Veyne que l’éventualité du machiavélisme aurait raison par avance de toute tentative de rétrodiction, tant les scénarios mis en jeu par les acteurs pourraient apparaître élaborés s’ils se révélaient être vrais. Si une exception peut être faite dans le cas de mensonges qui ne dupent personne – par exemple celui du « marchand de liqueurs et de spiritueux »[23] espérant prouver que la nocivité de l’alcool est une légende, ou la défense par le patron de ses intérêts corporatistes, vérité de La Palice que la théorie marxiste croit naïvement révéler la première au grand jour –, la chose reste beaucoup moins aisée dans le cas des représentants de la classe de ceux que Paul Veyne nomme les « intellectuels[24] » (sic) à l’esprit calculateur et maîtres en rhétorique. Dès lors, l’auteur paraît condamné à un dilemme peu satisfaisant : « La grande affaire est toujours d’arriver à distinguer si l’on se trouve sur un secteur où la répétition joue ou si l’on ne peut compter sur elle[25] ». Dit autrement, et en schématisant quelque peu son propos, le « sens historien » semble constituer à ses yeux le moins mauvais recours dans les situations à peu près « normales » ; pour le reste, la rétrodiction est impossible, débrouillez-vous, il n’y a rien à faire !

 

Réhabiliter le complot comme variable explicative en l’inscrivant dans le paradigme des guerres secrètes

 

 Or, pour se concentrer sur le cas qui nous intéresse, toute la question est d’arriver à déterminer si le champ politique, en particulier dans sa dimension internationale, est un secteur où la rétrodiction par le complot est opérante. Il y a de bonnes raisons de penser que c’est le cas. Le recours à l’inférence par le complot n’est pas disqualifié par avance dans ce domaine, dans la mesure où l’utilisation d’un procédé de ce genre comme moyen d’action peut procéder d’une rationalité tout à fait identifiable et intelligible d’un point de vue tactique ou stratégique, sous certaines conditions qu’il importe de relever ci-dessous. C’est que, comme le relève Basham[26], il est des univers sociaux, comme celui des mafias, et peut-être plus encore, pour un analyste dit « réaliste » de la scène internationale, comme celui des relations entre Etats immergés dans la violence de l’état de nature, où la conspiration n’a rien d’un mode opératoire extraordinaire.. Au contraire, on peut même dire qu’elle appartient de plein droit au répertoire d’action des acteurs en compétition (même si évidemment elle ne l’épuise pas), puisque dans les « guerres secrètes[27] » que les gouvernements se mènent les uns contre les autres, à peu près tous les coups, y compris les pires, sont permis. Admettre l’inverse se révèlerait largement coûteux d’un point de vue analytique : sur le plan philosophique d’abord, cela supposerait de renoncer à une conception agonistique de la politique, à rebours de tous les enseignements de la tradition machiavélienne, qui accorde à la ruse, dont le complot est l’une des modalités, le statut de moyen d’action proprement politique de la politique à côté de la force[28]. Mais cela aurait aussi pour effet d’entamer le champ d’investigation de l’histoire politique, dans la mesure où une partie non négligeable des efforts entrepris par l’historien consiste dans l’étude de complots ayant bel et bien existé[29], quand bien même ceux-ci visaient à en déjouer d’autres se révélant rétrospectivement tout à fait imaginaires, ainsi que l’a montré François David[30].

 

Dans la même logique, cela supposerait de tirer un trait sur la raison d’être du renseignement, et devrait aboutir, pour peu qu’on pousse la logique jusqu’à son terme, à rendre caduque la légitimité même des appareils étatiques de contre-espionnage, et au premier chef de contre-terrorisme. Il faut en effet rappeler que les politiques publiques émanant de ce type particulier d’administration, relevant des bureaucraties en charge du secret d’Etat, sont notamment nées du souci de traquer l’ingérence étrangère sur le territoire national en travaillant à prévenir la préparation d’intrigues et de manoeuvres clandestines, ce qui implique pour cela d’exercer une suspicion systématique sur les intentions des gouvernements concurrents, ainsi que sur les activités des organisations politiques non étatiques possiblement hostiles aux intérêts supérieurs, ou en tous cas jugés tels, de l’Etat. A cet égard, on peut noter que la peur des conspirations a façonné l’esprit de la CIA depuis ses débuts[31], et ce n’est pas le « père fondateur » des études sur l’analyse du renseignement stratégique américain, Sherman Kent, qui pourrait contester ce point, lui qui admet sans fard le fond conspiratoire sur lequel s’enlève inévitablement l’exercice de sa profession : « anything being hatched abroad to our detriment has about it a conspiratorial air : it is being hatched in secret and there are several people or groups of people party to it[32]. ».

 

Pour une herméneutique non complotiste des complots

 

Ces considérations établies, il ne paraît pas inopportun de dégager les principes opératoires d’une authentique herméneutique de la conspiration, visant à offrir une méthode non complotiste de déchiffrement des complots sur la scène politique internationale. L’enjeu est de parvenir à mettre au jour les cas vraisemblables de conspiration chaque fois qu’il est probable qu’il y en ait un, et que des indices substantiels sont présents pour l’établir. Un ensemble de règles inférentielles logiquement ordonnées selon deux moments clefs d’investigation peuvent contribuer à cette tâche :

1) en premier lieu le travail critique d’élimination préalable des biais cognitifs et argumentatifs (entendre ici sophistiques) mis en jeu par une inférence spontanée au complot, que nous appellerons « pseudo-inférence au complot », étant entendu qu’elle est une inférence ratée qui induit en erreur l’analyste amateur que nous sommes tous ;

2) la mise en évidence des raisons qui peuvent conduire les agents dont on entend expliquer l’action à se convaincre que le complot présente des avantages décisifs par rapport aux autres moyens d’action disponibles dans leur répertoire d’action, par quoi le complot peut prétendre à un statut de candidat favori, ou du moins d’outsider sérieux, dans la compétition au titre de meilleure explication possible. En procédant de la sorte, nous nous plaçons délibérément sur le terrain même du conspirationnisme, en prenant au sérieux son ambition épistémologique, mais dans l’idée de montrer qu’elle est totalement creuse dès qu’on l’examine d’un peu plus près.

 

1) En bonne disciple de Bachelard, une telle herméneutique commencerait par un retour critique sur l’acte même de connaître, étant entendu « qu’on connaît [d’abord] contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites[33] ». En d’autres termes, l’inférence fiable au complot que nous essayons de dégager s’emploie avant toute chose à réduire les prétentions à la connaissance de son usurpatrice illégitime, la pseudo-inférence au complot[34] . Celle-ci procède sur le mode d’une stratégie d’auto-confirmation viciée dans son principe : attachée à une idée fixe, le complot, elle va s’employer coûte que coûte à en démontrer l’existence et l’influence qu’il exerce sur l’événement étudié, dût-elle ce faisant ignorer les faits qui pourraient disqualifier son explication. De sorte qu’elle en vient à violer l’un des préceptes fondamentaux de la démarche critique en sciences sociales, qui est de procéder par élimination, et non par confirmation des hypothèses[35]. Mais ce n’est pas tout : elle a également tendance à s’appuyer sur le biais de l’analyse dispositionnelle[36]. Dans cette optique, elle s’autorise à imputer automatiquement la responsabilité d’un événement commis à l’acteur auquel elle prête avec certitude un mobile inavouable mais évident (« le crime ne peut être commis que par celui à qui il profite »), n’ayant aucun scrupule intellectuel à pratiquer coup sur coup le procès d’intention[37] et le sophisme post-hoc (i.e. qui confond la cause avec un antécédent)[38]. Dans la même veine, le fait de conclure du mobile au passage à l’acte l’oblige à présupposer le succès obligatoire de l’entreprise, par quoi elle ignore les effets pervers susceptibles de compromettre le résultat de l’action[39]. Ne reste plus alors qu’à accumuler des indices se révélant au fur et à mesure d’autant plus « troublants » qu’ils s’auto-justifient et alimentent par ce moyen la thèse du complot, en écartant de façon systématique les hypothèses alternatives par l’effet du biais de confirmation[40]. Et la boucle est bouclée.

 

2) Une fois l’impasse cognitive de la pseudo-inférence au complot évitée, il convient d’établir la valeur ajoutée heuristique (d’aide à la découverte) du complot par rapport aux autres variables indépendantes en concurrence. Notons ici que l’enjeu est moins de bâtir une échelle établissant la hiérarchie des variables suivant leur plausibilité, comme Frédéric Lordon semble le croire nécessaire, que de repérer les marqueurs distinctifs qui rendent l’hypothèse du complot vraisemblable, sans néanmoins exclure les autres hypothèses rivales lorsqu’elles paraissent tout aussi fondées. Le concept de complot implique une forme de rationalité instrumentale poussée jusqu’au bout de sa logique, au sens où il repose sur un stratagème pensé à l’avance qui constitue certainement la forme la plus aboutie de l’habileté politique dans sa version manoeuvrière et calculatrice[41]; il importe dès lors de déterminer, en prolongeant le raisonnement établi par Michael Warner[42], les bases d’une véritable économie de la conspiration, qui passe par la définition d’un modèle d’optimisation de l’action secrète, au moyen duquel sont mis en lumière les avantages du recours à un mode opératoire secret sur ceux offerts par un moyen public, c’est-à-dire accessible à la connaissance de tous.

 

L’économie du complot comme économie du secret

 

Dans cette logique, le complot doit représenter un optimum stratégique tel qu’il est jugé préférable par les acteurs, et/ou fortement suggéré par la nature des événements ayant lieu ou étant anticipés, aux autres modes opératoires disponibles dans le répertoire d’action[43]. Cette approche de la rationalité comme calcul coût/bénéfice de l’action considérée par rapport aux contraintes imposées par les circonstances n’est bien sûr pas la seule qu’on puisse retenir, même s’il paraît pour le moins difficile de l’ignorer absolument dans l’analyse politique. En présupposant la rationalité instrumentale des acteurs, l’accent est mis avant tout sur l’avantage comparatif décisif fourni par le secret sur le caractère public des autres moyens d’actions disponibles au même moment, ce qui suppose entre autres que les coûts du secret doivent être amortis par ses avantages. Suivant cette approche, le complot est une explication qu’on ne peut balayer d’un revers de la main quand le besoin d’agir dans le secret paraît incontournable au point qu’il disqualifie l’usage d’un moyen public d’action, soit qu’il s’agisse de prendre l’adversaire par surprise, soit qu’il y ait lieu d’empêcher quiconque de remonter au commanditaire (haute nécessité si l’on veut éviter des représailles diplomatiques, militaires, économiques etc[44]).

 

Réciproquement, n’importe quel moyen public d’action peut revendiquer une valeur ajoutée déterminante par rapport à l’action secrète à condition de pouvoir parvenir aux mêmes résultats qu’elle sans pour autant pâtir de ses inconvénients, c’est-à-dire sans avoir à assumer ses coûts particulièrement élevés en termes de stratégie de dissimulation et de minimisation des risques à assumer en cas de révélation publique. En un mot : lorsqu’il est possible d’arriver aux mêmes fins en agissant ouvertement qu’en conspirant, alors il y a de fortes chances pour que le recours au complot ne soit pas pertinent d’un point de vue pratique. De fait, le complot a aussi ses revers, et peut se révéler si délicat à réaliser puis à dissimuler, dans l’instant comme sur le long-terme (organiser une conspiration du silence pour ne pas se faire prendre avant, pendant et après le passage à l’acte est très coûteux d’un point de vue organisationnel), voire même tellement contre-productif dans ses conséquences (comme prendre le risque de faire face aux conséquences légales ou diplomatiques de l’action secrète en cas de révélation publique) qu’il en devient largement dissuasif[45].

 

Survivre au « test du New York Times »

 

C’est ici que le fameux « test du New York Times », dont parle Gregory F. Treverton, prend tout son sens. Il consiste, pour les décideurs politiques, à se demander à chaque fois qu’ils sont confrontés à l’éventualité du recours à l’action secrète, ce troisième levier de l’action en politique extérieure, ce qu’il pourrait se passer du point de vue de la situation diplomatique de leur pays, mais aussi plus prosaïquement de leur carrière politique, si l’entreprise conspiratrice qu’ils projettent à l’ombre des projecteurs venait à être dévoilée, malgré toutes les précautions prises en amont. Comme l’écrit Treverton : « (…) in deciding whether to choose the covert option, prudent policy makers should ask themselves a careful series of ‘‘what if’’ questions. That injunction applies to all policies, foreign and domestic. But it applies with special force to covert action because of the presumption of secrecy. The most obvious ‘‘what if’’ is ‘‘what happens if—or more likely, when—it becomes public? What if it becomes public in midstream?’’ This is the New York Times test. Large covert actions will not remain secret, a reminder that is easy to state but hard to embody in the making of policy when the pressures go in the direction of wishful thinking [46]. » Mais il demeure indispensable à chaque fois de bien immerger  l’action conspiratrice dans son contexte de réalisation si l’on souhaite en évaluer la faisabilité, car l’action politique ne se déroule pas dans un univers hors-sol, sauf à tomber dans un biais de décontextualisation.

 

C’est que la rationalité des conspirateurs ne prend sens en définitive que rapportée à des circonstances appelant un passage à l’acte. Un rapide aperçu des conditions propices à la deception et à sa neutralisation par des stratégies de counterdeception dans le domaine du renseignement fait surgir quelques circonstances favorables[47]. Outre l’impossibilité de pouvoir agir en pleine lumière, de façon totalement ouverte, comme nous l’avons indiqué plus haut, on peut dénombrer comme facteurs déclencheurs les motifs suivants : la relation de pouvoir asymétrique contraignant le faible à ruser face à un adversaire supérieur pour avoir une chance de s’en tirer, voire de le vaincre ; la menace sur un intérêt vital de l’Etat, ou considéré comme non-négociable, qu’il soit d’ordre matériel (sécurité), ou symbolique (logique du soft power) ; la pression de l’urgence où le complot se révèle être un dernier recours incontournable ; la nature des enjeux dans la lutte et la possibilité de pouvoir retourner une situation (diplomatique par exemple) par un petit « coup de pouce » salutaire fourni grâce à l’action secrète. Naturellement, une telle liste n’est pas close et appelle fortement un prolongement du domaine de la recherche mettant en jeu des études empiriques, ainsi que s’est notamment employé à le faire Barton Whaley dans ses travaux sur la surprise stratégique, certes dans un domaine plus militaire que politique[48].

 

En conclusion : Une « réponse » à Matthew R.X. Dentith par les intelligence studies

 

Sur la base des quelques principes méthodologiques que nous venons de présenter dans ces lignes, on conçoit mieux en quoi une herméneutique non complotiste des complots n’a rien d’absurde en soi, pourvu qu’elle se dote d’une épistémologie capable de neutraliser les biais inférentiels spontanément mobilisés dans les approches réductrices de la politique. Faire appel au complot pour expliquer la totalité des événements qui ont eu lieu dans l’histoire, et qui continueront de surgir à l’avenir, ne mange pas de pain du point de vue heuristique ; cela traduit simplement une méconnaissance patente des principes de fonctionnement de la démarche scientifique en sciences sociales. Par ailleurs, étant donné que le caractère secret d’une conspiration n’empêche pas de trouver des preuves pour la démasquer (même s’il cela complique un tant soit peu la tâche[49]), rien n’interdit de partir à la recherche de telles preuves si l’on entend faire disparaître les principales incertitudes subsistantes. En gardant bien à l’esprit deux choses : d’abord que les contraintes inhérentes à l’analyse de la politique au jour le jour rendent difficile la satisfaction totale de cette exigence (contexte d’information limité dans une temporalité elle aussi limitée) ; ensuite que de nouveaux faits peuvent surgir au cours de l’analyse (ou après qu’elle ait rendu son verdict) et conduire dès lors à nuancer, sinon à invalider ses conclusions. De quoi justifier en tout cas les vertus du doute sceptique face aux explications exclusives, définitives et par trop simplistes des phénomènes politiques, là où il faudrait d’abord savoir raison garder.

 

Pour aller plus loin :

Terence Anderson, David Schum and William Twining, Analysis of evidence, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.

 James B. Bruce, Roger Z. George, Analyzing Intelligence: Origins, Obstacles, and Innovations, Georgetown University Press, Washington, D.C., 2008.

 Jean-Claude Cousseran, Philippe Hayez, Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, Odile Jacob, Paris, 2015.

 Matthew R.X. Dentith, The philosophy of conspiracy theories, Palgrave Macmillan, New York, 2014.

 François David, La Naissance de la CIA, Broché, Nouveau monde éditions, Paris, 2016.

 Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, Paris, 1994.

 Olivier Forcade, Sébastien Laurent, Secrets d’Etat, Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Armand Colin, Paris, 2005.

 Richards J. Heuer, Psychology of Intelligence Analysis, Center for the Study of Intelligence-CIA, 1999.

Valery M. Hudson, Foreign Policy Analysis, Classic and contemporary theory, Second edition, Published by Rowman & Littlefield, 2013.

Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics, Princeton University Press, Princeton, 1977.

 Peg Tittle, Critical thinking, An Appeal to reason, Routledge, Taylor and Francis Group, New York and London, 2011.

Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1976.

 

Sources :

[1]     Markus Pöhlmann, « Le renseignement allemand en guerre : structures et opérations », Guerres mondiales et conflits contemporains 2008/4 (n° 232), p. 5-24.

[2]    Uri Bar-Joseph, Rose McDermott, The intelligence anlysis crisis, in : The Oxford Handbook of National Security Intelligence, Edited by Lock K. Johnson, Oxford University Press, Oxford, 2010.

[3]    Complot, conspiration : nous ne faisons ici aucune différence entre ces deux termes, qui renvoient à une même réalité, comme l’équivalence entre les expressions de « théorie du complot » et de « conspirationnisme » en atteste dans le langage courant.

[4]    Charles Pigden, « Une superstition moderne : la fausseté en soi des théories de la conspiration », in Revue AGONE,

Histoire, Politique & Sociologie, numéro 47, Les théories du complot, 2012, p. 16.

[5]    Ibid., p. 15.

[6]    Ibid.

[7]    Frédéric Lordon, « Conspirationnisme : la paille et la poutre », La pompe à phynance, 24 août 2012, Disponible sur : <http://blog.mondediplo.net/2012-08-24-Conspirationnisme-la-paille-et-la-poutre>, [consulté le 20/10/2017].

[8]    Ibid.

[9]    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, Paris, 1949, 1997.

[10]   Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil, 1986.

[11]   Donald P. Steury, ed. Sherman Kent and the Board of National Estimates: Collected Essays, Center for the Study of Intelligence, History Staff, Washington, D.C., 1996, p. 6.

[12]   Matthew R.X. Dentith, The philosophy of conspiracy theories, 2014, Palgrave Macmillan, New York, p. 160

[13]   A savoir l’attitude épistémique selon laquelle il n’y a aucun sens à vouloir se prononcer en principe sur la rationalité des théories postulant l’intervention d’un complot dans le déroulement d’un événement, et qui considère, au contraire de la position dite « généraliste », qu’il faut prendre chaque théorie de cette sorte dans sa spécificté pour mieux en examiner la valeur épistémologique.

  1. Matthew R.X Denith, “Treating Conspiracy Theories Seriously: A Reply to Basham on Dentith.”, Social Epistemology Review and Reply Collective, 5, no. 9 (2016): pp. 1-5.

[14]   Julien Dutant, « Que répondre au sceptique ? », TP du cours de P. Engel, Universite de Genève, Version du 21 mai 2011, p. 17.

[15]   Peg Tittle, Critical thinking, An Appeal to reason, Routledge, Taylor and Francis Group, New York and London, 2011.

[16]   Frédéric Lordon, Op. Cit.

[17]    Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, 1994, p.17.

[18]   Ibid., p. 11.

[19]   James B. Bruce, Roger Z. George, Analyzing Intelligence: Origins, Obstacles, and Innovations. Washington, D.C., Georgetown University Press, 2008.

[20]   Lock K. Johnson, Strategic intelligence, Volume 3, Covert action : behind the veil of secret foreign policy, Praeger security international, London, 2007.

[21]   Richard Monvoisin, « Pour une didactique de l’esprit critique », Zététique & utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias, Thèse de doctorat co-dirigée par les Prs. P. Lévy & H. Broch et soutenue le 25 octobre 2007 à l’Université Grenoble 1 – Joseph Fourier, ÉCOLE DOCTORALE, EDISCE.

[22]   Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1976, p. 206.

[23]   Ibid., p. 250.

[24]   Ibid., p. 205

[25]   Ibid. p. 206.

[26]   Matthew R.X. Dentith, The philosophy of…, Op. Cit., p. 143.

[27]   Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, Paris, 1994, p. 56

[28]   Julien Freund, L’essence du politique, Dalloz, Paris, 1956, p. 733.

[29]   Charles Pigden, Op. Cit.

[30]   François David, La Naissance de la CIA, Nouveau monde éditions, Broché, Paris, 2016, pp. 98-99.

[31]   Rhodri Jeffreys-Jones, « The Rise and Fall of the CIA », in Lock K. Johnson, The Oxford Handbook of National Security Intelligence, Oxford University Press, Oxford,  2010.

[32]   Sherman Kent, Strategic intelligence for American world policy, Princeton University Press, Princeton, 1949, p. 154.

[33]   Gaston Bachelard, 1943, La formation de l’esprit scientifique, Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 5e édition, 1967. Collection : Bibliothèque des textes philosophiques, Édition numérique réalisée le 18 septembre 2012, révisée le 27 février 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, p. 15.

[34]   Richards J. Heuer, Psychology of Intelligence Analysis, Center for the Study of Intelligence-CIA, 1999, p. 96.

[35]   Ibid. p. 104.

[36]   Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics, Princeton University Press, Princeton, 1977, p. 301.

[37]   Denis Caroti, Clara EGGER, Guillemette Reviron, « Scénarios complotistes et autodéfense intellectuelle : comment exercer son esprit critique ? » Publié le 17 mai 2016, Site internet du CorteX, Disponible sur : <https://cortecs.org/ateliers/theories-du-complot-et-autodefense-intellectuelle-comment-exercer-son-esprit-critique/>, [consulté le 14 octobre 2017].

[38]   Ibid.

[39]   Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, PUF, Paris, 1977.

[40]   Denis Caroti, Clara EGGER, Guillemette Reviron, Op. Cit.

[41]   Julien Freund, Op. Cit., p. 739.

[42]   Michael Warner, « Fragile and Provocative: Notes on Secrecy and Intelligence », Intelligence and National Security, 27:2, 223-240,  2012.

[43]   Jean-Claude Cousseran, Phlippe Hayez, Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, Odile Jacob, Paris, 2015, p. 104.

[44]   Ibid.

[45]   Matthew R.X. Dentith, The philosophy of…, Op. Cit., p. 160.

[46]            Gregory F. Treverton, « COVERT ACTION Foreword to the past ? », in Strategic Intelligence, volume 3, Covert action : behind the veils of secret foreign policy, Edited by Loch K. Johnson, Praeger Security International, London, 2007, p. 13.

[47]   James Bruce, Michael Bennett, « Foreign Denial and Deception: Analytical Imperatives », in James B. Bruce, Roger Z. George, Analyzing Intelligence: Origins, Obstacles, and Innovations. Washington, D.C., Georgetown University Press, 2008,  pp. 128-129.

[48]   Barton Whaley, Stratagem : deception and surprise in war, Artech House, Bowton, 1969.

[49]   Matthew R.X. Dentith, The philosophy of…, Op. Cit., p. 151.

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