Nos équipes se sont entretenues avec Etienne Augris, auteur d’une biographie du général Philippe Rondot (Philippe Rondot, maître espion. Nouveau Monde Éditions/Novice, 2023). L’occasion d’un retour sur la vie de ce serviteur de l’État, ancien du service action du SDECE, embauché par la DST, puis conseiller au ministère de la Défense. Dans ces différentes fonctions, il posa les fondements de l’appareil antiterroriste français, avant de jouer le rôle d’un coordinateur du renseignement avant même que la fonction fût institutionnalisée à l’Élysée. Ce fut l’affaire Clearstream, dans laquelle, quoiqu’innocenté par les juges, il joua le rôle de témoin-clé, qui le révéla au public. Le livre important d’Etienne Augris retrace donc, en même temps que la vie d’un militaire d’exception, l’histoire du renseignement français et la naissance de l’appareil antiterroriste de la Cinquième République.
Propos recueillis par François Gaüzère et Naël Madi
Pouvez-vous, en quelques mots, rappeler le parcours de Philippe Rondot ?
C’est un parcours qui commence dans le domaine militaire. Philippe Rondot, tout comme son père, était Saint-cyrien – il a démarré une carrière militaire classique, et a fait partie de la dernière promotion de Saint-Cyr à servir en Algérie (promotion 1958-1960). Il poursuit ensuite dans les parachutistes et intègre le service action du SDECE – ancêtre de la DGSE. Rondot choisit donc la voie du renseignement – et c’est sans doute le fil conducteur de son parcours. Il a la particularité d’avoir servi à la fois au SDECE et à la DST – le précurseur de la DGSI, instituée en 2014.
Le parcours de Philippe Rondot, s’il fonde sa carrière sur l’armée et le renseignement, est aussi lié aux mondes universitaires et politiques. Sa position et son parcours, qui l’ont mis en lien avec ces différentes sphères, lui permettent de jouer un rôle de coordination.
A partir des années 1990-2000, il est donc le véritable coordonnateur du renseignement français ; c’est après cette fonction, sans doute, qu’il aurait aimé partir, mais son statut de témoin clé dans l’affaire Clearstream à partir de 2004 lui offre une sortie de scène moins idyllique que ce qu’il aurait pu espérer. Au travers de ces différentes vies, il a été amené à traiter des affaires liées à la lutte contre le terrorisme, notamment au Moyen Orient.
L’importance de Rondot a été révélée au public à la faveur de l’affaire Clearstream, en 2004. Pour autant, nombre de sources concernant sa vie professionnelle, notamment une grande partie de ses carnets, demeurent classifiées : comment donc faire l’histoire de Philippe Rondot ?
C’est une histoire forcément inaccessible par certains côtés : selon les périodes, le nombre de sources dont j’ai pu disposer a été très variable. L’époque du service action du SDECE demeure difficile d’accès pour l’historien, et je n’ai pas eu accès aux archives. En revanche, j’ai pu recueillir beaucoup de témoignages de personnes qui l’ont connu à différentes périodes de sa vie, de personnes qui l’ont côtoyé à « Ginette », à Saint-Cyr, en Algérie : s’ils ne peuvent pas forcément raconter le détail des opérations, ils peuvent me parler de Philippe Rondot en opération.
Dans ce contexte, les carnets constituent un instrument qui permet d’avoir des informations de première main : à chaque instant en effet, Philippe Rondot, véritable graphomane, note ce qu’il fait et qui il rencontre. Ces informations, même si elles n’ont été accessibles qu’au juge, ont largement circulé et peuvent ainsi être utilisées par l’historien ; je pense en particulier à ce que Philippe Rondot a pu écrire pendant l’enlèvement des moines de Tibhirine (1996), on a le compte rendu précis de ses rencontres avec Smaïl Lamari – chef du contre-espionnage algérien à partir de 1994, qui fut soupçonné d’avoir organisé l’enlèvement des moines en lien avec le GIA, NDLR. Il y a enfin des coups de chance : concernant son passage à Bucarest, lorsqu’il était agent du SDECE en Roumanie (1966-1968), je n’ai pas accès au dossier du SDECE. Il existe en revanche un épais dossier Rondot à Bucarest, que j’ai pu consulter, et qui montre l’ampleur des filatures dont était capable la Securitate de Ceaucescu, arrivé au pouvoir en 1965.
La carrière de Rondot coïncide avec le déploiement d’un appareil antiterroriste en France. Pouvez-vous rappeler dans quelles circonstances il fut bâti et quel rôle joua Rondot dans cette construction ?
Il faut avoir en tête que l’appareil antiterroriste français émerge dans une période de grande innocence : il suffit de voir que les policiers qui vont arrêter Carlos rue Toullier en 1975 ne portent pas d’arme. Deux d’entre eux sont alors tués par le terroriste, et un troisième grièvement blessé. On imagine mal, aujourd’hui, une opération antiterroriste avec des policiers non armés. La DST en particulier, avec Jean-François Clair, qui a beaucoup travaillé ensuite avec Rondot et est l’un des premiers à œuvrer sur ces questions, crée donc progressivement un appareil antiterroriste. On a également la DGSE, qui est chargée de repérer les terroristes à l’étranger, comme le fait Rondot jusqu’en 1977.
Dans les années 1980, la menace change un peu dans la mesure où la France devient elle-même une cible : le terrorisme frappe, dans les années 1970-1980, des ressortissants israéliens, ou des Palestiniens sur le sol français. Petit à petit, on voit bien que ce n’est plus le cas, notamment avec les attentats de la rue Copernic (1980), de la rue des Rosiers (1982), ou de la rue de Rennes en 1986 par exemple.
On voit aussi dans ces mêmes années la montée en puissance d’un terrorisme commandité par les États, en particulier la Syrie. Les autorités françaises sont donc obligées de s’adapter à cette nouvelle situation. Le recrutement de Rondot par la DST, en 1982 de manière informelle et en 1984 de manière officielle, entre dans ce cadre-là : Philippe Rondot, grâce à sa connaissance des services algériens, syriens, irakiens, est en mesure de déchiffrer le message lorsqu’un attentat se produit. Petit à petit, le nombre de personnes qui travaillent sur le terrorisme à la DST augmente. Le problème, déjà à cette époque, est d’abord la coordination entre les services : l’Elysée est à la manœuvre, notamment autour de Gilles Ménage dans les années 1980, mais également la Défense ou le ministère de l’Intérieur.
Dans ce contexte, Rondot agit d’abord dans le cadre de la DST, de 1982 à 1991, avant de passer par la Défense, auprès de Pierre Joxe (91-93), puis de revenir à la DST (93-97).
Enfin, le moment le plus intéressant se situe entre 1997 et 2005 : auprès d’Alain Richard d’abord, ministre socialiste de la Défense, dans le cadre de la cohabitation Chirac-Jospin, puis de Michèle Alliot-Marie entre 2002 et 2005. Philippe Rondot est alors chargé par le Ministre de la Défense de coordonner les services de renseignement dans le cadre d’une relation assez directe avec la présidence de la République. Même s’il est auprès du Ministre de la Défense, il a la confiance du président de la République. De fait, il va pouvoir coordonner la DGSE, la DST et aussi la DRM qu’il a contribué à créer avec Pierre Joxe au début des années 1990. Il n’a pas de tutelle officielle sur tout, mais il travaille avec les uns et les autres, et chacun sait qu’il a la confiance du ministre et de la présidence de la République.
Ce rôle de coordonnateur des services de renseignement sera ensuite formalisé en 2008 puis lié à la présidence de la République : ceci a pu agacer certains qui tentent alors de le contourner. On passe en quelque sorte d’une personnalité d’exception, seule taillée pour le rôle de coordination, à une institutionnalisation de cette fonction.
Un événement occupe une place importante dans votre livre : la traque puis l’arrestation de Carlos par Philippe Rondot. Pouvez-vous y revenir ?
Carlos et le général Rondot se poursuivent des années 1970 jusqu’à l’arrestation du premier. En effet, la traque de Carlos suit la trajectoire de carrière du Général Rondot car elle est d’abord menée par le SDECE puis par la DST : dans ces deux services, Philippe Rondot sera, avec d’autres, en charge du dossier.
Au SDECE tout d’abord, Alexandre de Marenches, à la tête du service de 1970 à 1981, a fait de la traque de Carlos une priorité ; il transmet cette obsession à Philippe Rondot. L’objectif est clair : le localiser et l’éliminer là où il se trouve, c’est-à-dire à l’étranger. Plusieurs fois, Carlos est repéré car il ne fait pas preuve de discrétion. Le terroriste est un fêtard ! Cependant, il se trouve souvent dans des endroits où il n’est pas atteignable comme en Algérie, où le général Rondot le voit sûrement pour la première fois. Carlos est ensuite repéré à Malte, mais l’élimination ne peut être réalisée car il semble alors protégé par les services de sécurité algériens et surveillé par un agent du Mossad. Il y a également l’épisode rocambolesque au Venezuela en 1977, avant le championnat du monde de cyclisme. Mais le service action n’obtient pas le feu vert de Valéry Giscard D’Estaing. Cela montre le décalage entre le temps du renseignement et celui du politique.
Carlos est également un objectif prioritaire de la DST depuis l’assassinat par Carlos de deux policiers du service, rue Toullier à Paris en 1975. Ainsi, quand Philippe Rondot rejoint la DST en 1982, il suit naturellement le dossier Carlos. A l’époque, la menace que fait peser Carlos sur le territoire national justifie, pour la DST, d’aller mener des opérations à l’extérieur pour le rechercher. L’étanchéité des missions entre services est alors poreuse. Philippe Rondot suit sa trace durant les années 1980 à travers l’Europe de l’Est, notamment à Berlin, mais sans qu’aucune intervention des services français ne soit envisageable. Il le traque ensuite au Proche-Orient lorsque Carlos part en Syrie puis au Soudan. C’est une quête permanente pour le général Rondot, mais qui bute sur les appuis politiques de Carlos.
Finalement, au début des années 1990, ce sont sûrement les services de renseignement syriens qui informent les Américains de la localisation de Carlos, dans un souci d’ouverture et de crédibilité internationale. Lorsque le terroriste perd ses appuis politiques, il devient plus facile de l’arrêter. Philippe Rondot reprend alors le dossier et se rend au Soudan pour le repérer et négocier avec les services soudanais l’exfiltration de Carlos. Ce dernier est arrêté le 14 août 1994.
Un fait saillant dans la traque de Carlos est que le général Rondot n’a jamais envisagé de négocier avec lui en raison de l’assassinat des 2 policiers de la DST. Il traquait un ennemi public sans la moindre complaisance à son égard.
Votre livre montre bien que Rondot mêla, sa vie durant, une carrière dans le renseignement et une carrière académique : lorsqu’il fut limogé du SDECE en 1977 pour avoir été suspecté de liens avec la Securitate de Ceaucescu, il devint expert, écrivit plusieurs Que Sais-je, notamment sur la Syrie (1978), l’Irak (1979) et la Jordanie (1980). Il entra aussi à l’IFRI (1979) puis au CAP (1982). Diriez-vous qu’il est l’initiateur de tels liens entre le monde académique et le renseignement ?
Le général ne peut être assimilé à un initiateur des relations entre mondes académique et du renseignement. Cette qualité pourrait plutôt être attribuée à … son père, Pierre Rondot, qui travaille à l’époque des mandats français en Syrie et au Liban sur les populations locales. Pierre Rondot va par exemple beaucoup étudier les Kurdes, leur alphabet … Il est encouragé par Robert Montagne, orientaliste et militaire reconnu. Pierre Rondot prendra même la tête du Centre des hautes études d’administration musulmanes (CHEAM) créé par Montagne. La genèse de ce lien fort entre mondes universitaire et militaire remonte donc à l’époque coloniale, à la génération de militaires précédant celle de Philippe Rondot.
Celui-ci, bien que s’inscrivant dans cet héritage, demeure très lié au renseignement. Il rédige des « Que sais-je », intègre l’IFRI lors de sa création par Thierry de Montbrial en 1979, mais cet engagement demeure au second plan. Certes, le général connaissait très bien le monde arabe mais il n’a pas, dans ses travaux, apporté à la recherche universitaire une nouvelle connaissance fondamentale. Sa thèse, en 1980, fait d’ailleurs l’objet de quelques critiques et demeure surtout un exercice de synthèse.
Philippe Rondot a d’abord été un homme d’action et, une fois à la DST, il n’écrira quasiment plus pour le monde de la recherche. La partie académique a surtout constitué pour lui une couverture très efficace.
L’affaire Clearstream occasionna une médiatisation du renseignement, et Rondot, il faut le rappeler, n’y fut pas condamné : pouvez-vous y revenir ?
L’affaire Clearstream est d’abord un drame personnel : elle le met en avant dans les médias alors qu’il a toujours voulu les fuir. Même lors de l’arrestation de Carlos, il avait laissé au ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, toute la lumière. Philippe Rondot est un homme de secrets et souhaitait conserver les siens encore longtemps en mettant à l’abri ses carnets à Vincennes et en ne les rendant accessibles que 50 ans après sa mort.
Ainsi, lorsque les enquêteurs saisissent ses carnets, ils mettent la main sur 20 années de la vie du général décrites de manière précise dont une grande part d’événements couverts par le secret défense. Il est très vite mis hors de cause par les juges. Cependant, ces révélations vont alimenter la presse et font du général Rondot un rouage essentiel de cette affaire politique. Philippe Rondot était effectivement présent à de nombreuses réunions importantes dont celles entre Dominique de Villepin et Jean-Louis Gergorin au Quai d’Orsay. L’autre drame de cette affaire, c’est la question de la loyauté au politique attendue de Philippe Rondot. Que faire quand le politique n’est pas unanime ? Il pense même démissionner. Ses carnets permettront néanmoins aux juges de confronter Dominique de Villepin à ses contradictions.
L’affaire Clearstream a par ailleurs mis en évidence les erreurs du général Rondot. D’abord celle de traiter directement avec Imad Lahoud, homme au cœur de l’affaire, alors que la DGSE l’avait averti du manque de crédibilité et d’honnêteté de cette source qui lui faisait alors miroiter la piste Ben Laden. Ensuite, celle d’un homme sans doute dépassé par les questions informatiques. Le général Rondot, homme du XXème siècle, était un homme de l’écrit, un homme de loyauté, un officier de renseignement qui insista jusqu’au bout sur l’importance du renseignement humain.