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Entretien : De la guerre informationnelle russe – Mattia Caniglia et Valentin Châtelet (DFRLab, Atlantic Council)
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Entretien : De la guerre informationnelle russe – Mattia Caniglia et Valentin Châtelet (DFRLab, Atlantic Council)

 

Les membres de l’équipe Nemrod ECDS se sont entretenus avec Mattia Caniglia, directeur associé et Valentin Châtelet, chercheur associé au sein du Digital Forensic Research Laboratory (DFRLab) de l’Atlantic Council à propos de leurs rapports « Narrative Warfare » et « Undermining Ukraine » publiés en février 2023. Le premier traite des opérations informationnelles en Russie et de l’émergence du discours sur la guerre depuis 7 ans. Le deuxième se focalise sur les discours et les méthodes déployées par la Russie pour saboter la perception des autorités ukrainiennes sur la scène internationale depuis le début de la guerre. Ils publieront un second rapport « Undermining  Ukraine » en février 2024, à la date d’anniversaire du conflit.

Propos recueillis par Gabrielle Robineau, Marion Bazot et Bérenger Massard

 

Quelles sont les méthodes de recherche du Digital Forensic Research Lab de l’Atlantic Council ?

Le DFRLab dispose d’une équipe internationale composée d’une quarantaine personnes réparties dans plusieurs régions du monde afin de comprendre les différences d’un espace informationnel à un autre en fonction des contextes locaux. Des équipes se trouvent par exemple en Amérique du Nord, Afrique, Amérique Latine, Europe centrale et orientale, Caucase, Moyen-Orient et Asie, avec un focus particulier sur la Chine et Taïwan.

Les expériences immersives des personnes rattachées au DFRLab dans différents pays permettent une compréhension plus fine de l’espace grâce à celle des différents aspects des pays : linguistique, culturelle, historiques, socio-économiques ; et de l’expérience de personnes qui vont enquêter sur l’espace informationnel des différentes régions.

Le DFRLab utilise la recherche en sources ouvertes (OSINT) de manière à contrer la désinformation. Les recherches des équipes en analyse spatiale leur ont ainsi permis de documenter depuis 2020 la localisation des troupes russes aux frontières de l’Ukraine ainsi que les exercices militaires qui ont eu lieu, et de constater que contrairement à ce que prétendaient les discours officiels, les Russes n’avaient pas retiré leurs troupes aux frontières à un moment où ils prétendaient l’avoir fait. L’étude de ces narrations développées avant la guerre sont d’une importance cruciale car cela peut permettre de déterminer à quel point l’agression était préméditée et préparée à l’avance. L’objectif est effectivement de contribuer, à l’échelle du DFRLab, à l’élaboration d’un dossier rassemblant des preuves et des faits. Les rapports sont le résultat d’un travail commencé avant 2014, après l’invasion russe de la Crimée. Leurs recherches en sources ouvertes ont notamment permis d’évaluer la présence russe pérenne après les exercices ZAPAD-2021.

Afin de donner la possibilité au plus de monde de conduire ce type d’enquêtes et savoir reconnaître la désinformation, le DFRLab propose des formations OSINT, en français ROSO : l’acronyme de renseignement en source ouverte (notamment le Digital Sherlock Program) afin de protéger la démocratie. Ils sont en effet convaincus que plus les gens savent comment conduire des recherches OSINT et détecter la désinformation, plus l’espace informationnel pourra être sûr.

 

Comment les narratifs russes ont-ils évolué depuis 2014 ?

La Russie mobilise cinq grandes catégories de récits qui étaient déjà établis en 2014 : l’argument selon lequel la Russie voudrait la paix ; celui selon lequel elle aurait une obligation morale de sécuriser la région ; le récit présentant l’Ukraine comme un agresseur et comme une marionnette de l’Occident ; et enfin celui présentant les Occidentaux comme la source des tensions dans la région. Plusieurs narratifs destinés à la population russe, tels que l’idée que les Ukrainiens seraient des nazis et que la Russie serait le héros de la Seconde Guerre mondiale, étaient déjà mobilisés en 2014 ; tandis que certains narratifs, tels que les discours anticolonialistes russes en Afrique, étaient déjà mobilisés à l’époque de l’Union soviétique.

Le changement se trouve surtout dans une nouvelle méthode de diffusion de l’information multicouche dont le but est d’inonder l’espace informationnel. Les chercheurs citent notamment une statistique qui illustre l’ampleur que peut prendre le phénomène, publiée dans le rapport du DFRLab : entre le 17 et le 24 février 2022, au sujet de l’évacuation des civils du Donbass, ce sont ainsi près de 3 000 articles qui ont été publié par les 14 journaux observés par le DFRLab, soit 347 articles par jour.

Plus les couches sont nombreuses, plus il est compliqué de discerner la vérité. Ainsi, l’espace informationnel est autant inondé d’arguments sur le conflit en Ukraine que de désinformation sur les alliés, désinformation dont le but n’est pas forcément de cacher la vérité mais de faire assez de bruit de fond pour éroder la confiance et de dérégler la « boussole informationnelle » des individus. Ainsi, à force de voir l’information contaminée par une proportion croissante de nouvelles douteuses, ces derniers pourraient douter systématiquement de l’information qui leur est présentée. Cela pourrait concerner l’information a priori fiable des médias traditionnels et professionnels, avec comme conséquence un degré supplémentaire de fragilisation des institutions démocratiques.

Par ailleurs, la désinformation russe a évolué vers des discours faisant de l’Ukraine et l’Occident une figure de l’ennemi et proposant une relecture de leur mémoire historique. Dans ses récits, la Russie dépeint en effet les États avec lesquels ses relations géopolitiques sont tendues comme des États ennemis, ou même comme des États néo-nazis. Ces accusations peuvent se traduire par des vidéos promotionnelles telles que la vidéo ETV1 sur le bilinguisme en Estonie, présentant une fille refusant de parler à un garçon en russe et accusant les Estoniens non-russophones d’être fascistes.

 

Quelles ont été les opérations de censure au début de la guerre ?

Les chercheurs se sont intéressés à la chronologie de la montée en puissance de la guerre informationnelle à partir des soixante-dix jours avant le début de la guerre, période au cours de laquelle un discours de pré-justification de l’invasion s’est profilé, démontrant les premiers signes qu’un conflit armé se préparait. Au cours de cette période, les discours du Kremlin ont pu devenir l’une des seules sources d’informations pour la population russe du fait de la censure.

Peu après l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la Russie a redoublé la censure en ligne sous la forme d’une répression des médias sociaux. Au début du mois de mars 2022, le régulateur russe de l’Internet, Roskomnadzor, a bloqué Twitter, Facebook et Instagram, un tribunal russe désignant l’entreprise américaine Meta comme une « organisation extrémiste » au début du mois d’octobre 2022. Pour empêcher la diffusion d’informations factuelles sur la guerre à l’intérieur de ses propres frontières, la Russie a bloqué, interdit et infligé des amendes aux plate-formes en ligne étrangères. Pour accroître la surveillance des internautes russes, la Russie a également créé ses propres équivalences des plate-formes occidentales, tel que le réseau social Vkontakte, l’équivalent russe de Facebook, apparu dès 2006, ainsi que l’encyclopédie Runiversalis, par opposition à Universalis. Les opposants à Vladimir Poutine craignent par ailleurs que le gouvernement russe ne bloque la plate-forme Youtube en Russie, au profit de l’alternative Russe de cette plate-forme : RuTube, qui permet la diffusion d’un contenu qui reste dans le cadre de ce que le gouvernement russe juge approprié.

 

Est-ce qu’une période de troubles politiques augmente les risques ou l’impact potentiel d’une opération informationnelle ?

Une période de troubles politiques augmente en effet l’impact d’une opération de communication qui peut cibler une certaine population en fonction du contexte politique. Le cas de l’Italie, pays où l’envoi d’armes à l’Ukraine était impopulaire auprès de la population, illustre ce phénomène. L’Italie a en effet été la cible d’opérations de désinformation impliquant la circulation de contenus sur les médias sociaux, axés sur une campagne visant à ce que Rome cesse d’envoyer des armes à l’Ukraine. Le choix de l’Italie pour mener ces opérations informationnelles est lié aux partis politiques tels que la Lega Nord et au Mouvement 5 étoiles, pour qui l’arrêt de l’envoi des armes était un objectif politique. Par ailleurs, selon un sondage réalisé par Rai1 TV2, 45 % des Italiens étaient opposés à l’envoi d’armes à l’Ukraine en juin 2022, un taux qui est monté à 48%de la population un mois plus tard. Cela démontre l’efficacité de l’opération de désinformation du Kremlin et que les situations de troubles exceptionnels ou de crise politique font en effet d’excellentes occasions pour mener des campagnes informationnelles.

Ces campagnes informationnelles visent à créer des divisions entre les partenaires occidentaux de l’Ukraine. Par exemple, un utilisateur français des médias sociaux a allégué que les obusiers Caesar français destinés à l’Ukraine se sont retrouvés en Russie, où ils auraient été démontés pour inspection par les services de sécurité russes. Les médias d’État russes et les chaînes anonymes pro- Kremlin ont ensuite exploité ces affirmations non étayées et les ont encore amplifiées. On peut également citer l’exemple de l’ancien patron de l’Entreprise d’État pour les activités spatiales Roskosmos, Dmitry Rogozine qui, dans le Donbass, était présent au sein d’un restaurant qui fut bombardé par les troupes ukrainiennes en janvier 2023. Les personnes avec qui il était furent tuées par les explosions tandis qu’il aurait subit une hospitalisation au cours de laquelle on lui a retiré un fragment d’obus de sa colonne vertébrale attribué a un canon Caesar français. Il a ensuite envoyé ledit fragment par la poste a l’Ambassadeur de France en Russie en accusant la France de trahir son héritage gaulliste.

 

On a beaucoup entendu parler des opérations russes contre la France au Sahel, quelle en est la réalité ?

Plusieurs incidents ciblant directement la France ont manifesté cette guerre informationnelle, menée notamment par la Russie en Afrique. L’un des exemples les plus emblématiques est celui du charnier de Gossi, une mise en scène filmée par le groupe Wagner et diffusée sur les réseaux sociaux montrant des miliciens russes se faisant passer pour des Français enterrant des corps près de la base militaire de Gossi, que les Français avaient quitté deux jours plus tôt, afin d’accuser la France d’avoir commis des crimes de guerre. Tout cela précédait le départ de la France du Mali – alors même que Wagner s’y déployait – et la décision de réduire significativement les effectifs militaires français dans plusieurs pays africains. La Russie a notamment profité du retrait français de la région pour bien se faire percevoir des élites politiques et juntes militaires locales. Elle a diffusé sur les réseaux sociaux une vidéo présentant des caricatures vidéo3 dépeignant les Français comme des zombies lorgnant sur les richesses de leurs anciennes colonies, en opposition à des hommes blancs armés portant les tenues de combat du groupe de mercenaires russes Wagner qui viennent au secours des soldats portant les drapeaux du Mali, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire.

Si la Russie a fait preuve d’opportunisme, il n’y a pas de causalité directe entre les opérations informationnelles russes et l’annonce du « redéploiement » français en Afrique. Cependant, les récents efforts français pour se doter d’une doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I) et mettre en place un dispositif concret de lutte informationnelle en Afrique de l’Ouest illustrent l’importance de cette thématique.

 

Quelle est la dimension ethnique du conflit en Ukraine ?

La méthode de mobilisation militaire a des conséquences démographiques importantes en Russie. Le « 3rd Army Corp » par exemple est composé de plusieurs minorités ethniques : Yakoutes, Bashkirs et Tatars, mais aussi des populations de l’Extrême Orient russe. Ces populations sont un vivier de recrutement essentiellement pour des raisons économiques. Issus de territoires périphériques, l’engagement dans l’armée et la solde qui en résulte – malgré l’obligation de se munir de son propre équipement pour certains soldats – deviennent pour eux une forme d’échappatoire. Plusieurs partis indépendantistes représentant ces minorités ethniques basés à Londres ou en Pologne, remettent en cause ces modes de recrutement et critiquent la gestion de ces républiques par le pouvoir central. Ceci implique une remise en cause du principe même de la fédération de Russie et de sa légitimité. Poutine occulte effectivement la question des minorités nationales au profit de la protection du monde russe (“russkiy mir”).

 

1« Les médias ont vu dans l’auto-ironie des Estoniens l’oppression des russophones », Meduza, 26/02/2015

2« How Atlanticism is splitting Italian politics », Decode 39, 21/06/2022

3« Russian War Report: Wagner Group fights French ‘zombies’ in cartoon propaganda », 20/01/2023, DFRLab

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