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De La Mecque à Samarcande : nouvelles perspectives pour l’OCS à l’issue de la 22e rencontre de ses dirigeants
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De La Mecque à Samarcande : nouvelles perspectives pour l’OCS à l’issue de la 22e rencontre de ses dirigeants

Par Anastasia Sanjabi,

 

« Quand bien même l’âne du prophète Issa (Jésus) se rendrait cent fois à La Mecque en pèlerinage, il resterait toujours un âne ». Ce proverbe d’Asie centrale tempère les espoirs suscités par tout rassemblement international. Véritable sommet annuel réunissant dirigeants et croyants du monde musulman, le pèlerinage à La Mecque enseigne en effet deux choses : premièrement, le salut individuel ne saurait s’acquérir à coups de démonstration de piété devant la collectivité ; deuxièmement, pour qu’un rendez-vous international bénéficie à ses protagonistes, ceux-ci doivent d’abord partager une même foi. Tandis que l’Eurasie s’engage dans les hautes eaux de la conflictualité, quelle foi commune peut bien animer les dirigeants des États membres de l’Organisation de Shanghai pour la coopération (OCS) réunis la semaine dernière ?

La vingt-deuxième rencontre des chefs d’États membres de l’Organisation de coopération de Shanghai s’est tenue du 15 au 16 septembre 2022, à Samarcande. Cité millénaire de la route de la soie, capitale de la Renaissance timouride (XVe siècle) et capitale culturelle de l’Ouzbékistan indépendant depuis 1991, Samarcande est située à 4000 km de Pékin et 3700 km de Moscou, 1500 km de Delhi et 1800 km de Téhéran. À équidistance donc des puissances majeures de l’Eurasie, réunies dans cette organisation aux fins essentiellement sécuritaires.

Tandis que la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Inde, le Pakistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan sont les membres permanents de l’OCS, l’Afghanistan, la Mongolie, la Biélorussie en sont les membres observateurs. Cette année, le président iranien Ebrahim Raïssi a signé le mémorandum faisant de l’Iran – autrefois membre observateur – un membre permanent de l’organisation. Ce rapprochement de Téhéran avec l’OCS entérine le pivot vers la Chine de la diplomatie iranienne, initié par la signature du programme de coopération sino-iranien en 2021. Si l’Iran demeure engagé dans des négociations avec Washington sur la levée des sanctions, une ligne plus dure, à Téhéran, soutient en effet ce rapprochement. Ce pivot est porté par Ebrahim Raïssi depuis la défaite de la ligne défendue par son prédécesseur Hassan Rohani.

Remarquons tout d’abord que les observateurs internationaux se sont servis de la rencontre pour jauger l’influence diplomatique des alliés. Le premier ministre de l’Arménie, Nikol Pachinyan a dû se désister à la dernière minute, en raison de la reprise des affrontements avec l’Azerbaïdjan le 12 septembre. Représentant son pays en tant que partenaire du Dialogue de l’OCS – le troisième cercle d’adhésion après celui des membres observateurs – le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev était quant à lui bien présent à Samarcande, au même titre que Recep Tayyip Erdogan pour la Turquie, et le tout nouveau président du Turkménistan Serdar Berdimuhamedow. En mars 2022, ce dernier a succédé à son père à la tête de cette dictature dont les partenaires européennes s’accommodent volontiers en raison de ses ressources pétrolières.

L’internet russophone a par ailleurs beaucoup glosé sur les différences de traitement réservées à Vladimir Poutine et à Xi Jinping. Si le président russe a été sobrement accueilli par le premier ministre ouzbek Abdulla Aripov à la descente de son avion, le président chinois a été reçu en grande pompe par le président ouzbek Shavkat Mirziyoyev. Gardons-nous toutefois de lire seulement dans ce contraste le signe de la disgrâce du président russe. Vladimir Poutine s’est rendu à Samarcande dans le cadre d’une visite de travail – puisque la guerre en Ukraine doit concentrer ses énergies – alors que Xi Jinping a foulé le sol ouzbek dans le cadre d’une visite d’État. D’une certaine manière, la pompe déployée pour Xi Jinping témoigne des espoirs que porte dans son sillage le partenariat entre la Chine et ses voisins post-soviétiques. Elle dit aussi la distance toute cérémonielle qui sépare encore la Chine de ses interlocuteurs dans la région.

Au-delà des subtilités diplomatiques de circonstance, c’est l’aspiration à une sécurité collective et distincte des priorités occidentales qui marque cette vingt-deuxième conférence de l’OCS. Le souci de la sécurité intérieure à la région n’a rien de nouveau puisqu’il figure dans la déclaration signée par les six membres fondateurs en 2001. La déclaration clôturant le sommet de Samarcande, en date du 16 septembre 2022, témoigne bien de cette continuité[1]. Une trentaine d’articles sont consacrés au maintien de l’ordre dans la région, qu’il s’agisse de coordonner la lutte contre le trafic de stupéfiants ou contre le séparatisme. Plus encore, comme le soulignent Edward Lemon du Harriman Institute à l’université de Columbia, et sa collègue Hélène Thibault de l’université Nazarbayev à Astana, les États de l’OCS voient dans le contre-terrorisme un outil puissant pour miner les efforts de réunion des opposants[2].

L’article 18 du communiqué lie en effet la lutte contre le « terrorisme et le séparatisme » au combat contre « l’intolérance religieuse » et « les idées de fascisme et de chauvinisme ». Une telle association de menaces a servi à plusieurs reprises aux États membres de l’OCS pour museler leurs minorités : c’est le cas de la Chine au Turkestan oriental ; et du Tadjikistan au Gorno-Badakhchan dont les habitants, issus de la minorité ismaélienne, ont été tout bonnement privés d’internet de novembre 2021 à mars 2022.

Depuis la montée des tensions entre l’OTAN et certaines puissances de la région, l’OCS se veut de plus en plus une organisation de défense collective, offrant à des partenaires insérés dans des logiques d’alliance parfois divergentes des garanties supplémentaires et ponctuelles de sécurité. Pour ce faire, l’organisation accueille ces dernières années des exercices militaires rassemblant les forces des États membres. En octobre 2022, New Delhi – qui accueillera pour la première fois de son histoire la prochaine conférence de l’OCS en 2023 – conduira le “Manesar-Antiterror 2022”.

Cette manœuvre antiterroriste succède à un exercice organisé à Pabbi au Pakistan en 2021. En dépit des inimitiés opposant l’Inde et le Pakistan depuis la partition de 1947, un contingent indien s’était alors joint aux forces chinoises, pakistanaises et russes. Les affaires militaires seraient même matière à un rapprochement entre les BRICS et l’OCSAinsi, en juin 2022, quelques mois après le début de la guerre en Ukraine, la réunion en Chine des représentants de la sécurité intérieure des BRICS a-t-elle abouti à une déclaration commune sur une coopération sécuritaire plus poussée. Nikolaï Patrushev, secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie et pilier de l’opération spéciale menée par Moscou en Ukraine, était présent.

Par ailleurs, ce sont la force du nombre, la capacité à parler d’une seule voix et la promesse d’une mise en commun des moyens qui ont été au cœur des discours entendus à Samarcande cette année. En témoigne l’accent mis sur la part de la population mondiale représentée par les dirigeants de l’OCS, soit 41%, ou encore l’aspiration revendiquée à un ordre mondial plus juste (article 5). Plus juste, c’est-à-dire moins régi par les intérêts occidentaux. La présence d’un membre de l’OTAN, la Turquie, à Samarcande, suggère néanmoins les limites d’une telle expression. Notons que les principes diplomatiques de l’OCS ne sauraient en aucun cas être comparés à ceux de l’OTAN : si l’OTAN est une alliance permanente, l’OCS est fondée sur le principe, cher notamment aux diplomates chinois et russes, de partenariats occasionnels ; si l’OTAN fonde sa force sur la défense collective prévue à l’article 5, l’OCS ne saurait accorder que des garanties de sécurité circonstancielles, tributaires des rapports de force.

La mise en commun des moyens à des fins de défense contre des atteintes extérieures s’applique à d’autres domaines : énergie, climat, culture, justice, transports, tourisme. Les participants ont d’ailleurs décidé de consacrer l’année 2023 au tourisme (article 106) : celui-ci devrait nourrir une attractivité reposant précisément sur la stabilité politique et sécuritaire dont se targuent ses dirigeants. Notons enfin que la conférence de Samarcande a inauguré un élargissement considérable de l’OCS, signe de son attractivité à tout le moins symbolique. Le statut de partenaire du Dialogue de l’OCS a été accordé au Royaume du Bahreïn, aux Maldives, à l’État du Koweït, aux Émirats Arabes Unis et à la République du Myanmar.

Le Royaume d’Arabie saoudite, la République d’Égypte et l’État du Qatar ont quant à eux signé un mémorandum prévoyant l’accès à ce même statut. L’extension du Dialogue de l’OCS, troisième cercle d’appartenance à l’organisation, dessine dès lors une géographie bien plus vaste que l’aire transcaucasienne initiale, incarnée par la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Cet élargissement pourrait accentuer les contradictions inhérentes à l’orientation sécuritaire de l’OCS. D’une part, les puissances du troisième cercle sont un pilier de la présence américaine au Moyen-Orient – par exemple l’Arabie saoudite et la Turquie. La présence d’alliés des États-Unis au sein de l’OCS constitue un frein au renforcement de la coopération économique et sécuritaire entre ses membres. D’autre part, si l’Inde et la Chine pourraient trouver dans les projets de l’OCS un nouveau terrain d’entente – comme le suggèrerait l’intégration du Myanmar – ceux-ci ne sauraient étouffer leur lutte pour l’hégémonie régionale [3].

Malgré les divergences stratégiques des États qui la composent, l’OCS joue sa force sur la mise en scène d’une seule voix. Cette mise à l’unisson apparaît comme une réponse rhétorique à l’unanimité affichée par l’Occident depuis le début de la guerre en Ukraine. L’expression kollektivnyj zapad, Occident collectif, est utilisée dans les médias russophones pour désigner la consolidation d’un bloc occidental jusqu’ici uni pour sanctionner la Russie et soutenir l’effort de guerre ukrainien. L’expression a été employée par Vladimir Poutine en personne à l’ouverture de la Conférence de Moscou sur la sécurité internationale le 16 août 2022. Karl Marx, et le président russe, diraient peut-être que la guerre a fait de l’Occident collectif une entité consciente de la convergence de ses intérêts objectifs. Si le terme d’Eurasie collective n’est guère employé, le souci de construire une sécurité collective à l’échelle de l’Eurasie n’est pas anodin. Il est à comprendre en miroir de la démonstration de force occidentale depuis le début du conflit.

Les dirigeants des États de l’OCS ne sont pas des ânes. Chacune de ces rencontres eurasiennes alimente la rhétorique du poids du nombre et de l’union qui fait la force. Cette mise en scène s’adresse aux observateurs internationaux, mais aussi aux opinions publiques nationales, la somme des poignées de main et le faste des réceptions venant signifier aux populations que leurs dirigeants ne sont guère isolés. Vladimir Poutine, couvert en janvier dernier de ridicule sur les réseaux sociaux pour son souci maladif de la distance sociale, s’est ainsi accommodé d’une excursion gourmande dans les vieux quartiers de Samarcande. Cette mise en scène du consensus se concilie tout à fait avec des divergences assumées : quelques jours avant que l’occupant du Kremlin ne déclare la mobilisation partielle en son pays, il convenait d’afficher une certaine unité.

Néanmoins, la mise en scène ne suffit guère à faire des dirigeants de l’OCS des prophètes. La veille du sommet, le 14 septembre, à 400 km à l’est de Samarcande, forces tadjikes et forces kirghizes s’affrontèrent à la frontière contestée entre le Tadjikistan et le Kirghizistan. Jusqu’au 18 septembre, le conflit fit plus de cent morts, dont des femmes et des enfants, et plusieurs dizaines de blessés. Pendant ce temps, le 15 septembre au soir, les chefs d’État de l’OCS plantaient chacun un arbre dans la cour du complexe touristique “Route de la soie Samarcande”. La main verte, ceux-ci s’inscrivaient dans la lignée des représentations du bon gouvernement courantes dans cette région au climat capricieux : fertilité travaillée du sol et labeur du chef édifiant la nature à coups de pelle. Derrière la délicatesse de ces clichés pourtant, les conflits locaux creusent encore le sillon d’une divergence majeure d’intérêts.

 

Recep Tayyip Erdogan, Ilham Aliyev, Emomali Rahmon, Vladimir Putin, Alexandre Loukachenko réunis le 15 septembre 2022 au soir – Twitter : @trpresidency

 


[1] https://www.mea.gov.in/bilateral-documents.htm?dtl/35724/Samarkand_Declaration_of_the_Council_of_Heads_of_State_of_Shanghai_Cooperation_Organization
[2] Edward Lemon, Hélène Thibault, «Counter-extremism, power and authoritarian governance in Tajikistan », Central Asian Survey, 37:1, 2018, p.137-159, DOI: 10.1080/02634937.2017.1336155
[3] https://www.globalvillagespace.com/why-un-should-address-the-myanmar-bangladesh-border-tensions/
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