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La nouvelle stratégie agricole et alimentaire européenne
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 Maëlle Bongrand

 La guerre en Ukraine, en révélant les faiblesses du système alimentaire européen, a forcé ses dirigeants à remettre en question son fonctionnement et à repenser la politique agricole et alimentaire européenne. C’est ainsi que la stratégie « De la ferme à la fourchette » (From farm to fork strategy), versant agricole et alimentaire du Pacte vert pour l’Europe (European green deal), a été jugée obsolète compte tenu du contexte de crise alimentaire mondiale. Emmanuel Macron, à l’instar d’autres chefs d’Etats membres, affirmait en mars dernier qu’elle « reposait sur un monde d’avant la guerre en Ukraine » et que « ses objectifs devaient être revus »[1].Dans la ligne de mire du COPA-COGECA et autres lobbies agricoles et agrochimiques européens avant même son adoption, elle visait notamment à réduire de 50% l’utilisation des pesticides d’ici 2030.Alors que certaines études ont prouvé que la réalisation de tels objectifs provoquerait une baisse de plus de 10% de la production dans tous les secteurs agricoles[2]et que l’on mesure enfin pleinement les dangers d’une trop grande dépendance aux importations agricoles, la stratégie semble peu opportune. Sa remise en question s’accompagne de la montée d’arguments promouvant l’agriculture intensive et soutenus par un raisonnement simple et en apparence imparable: produire plus pour importer moins. Parmi les mesures mises en place par la Commission européenne pour augmenter la production agricole, on peut noter l’autorisation provisoire de cultiver les jachères et notamment à l’aide des produits phytopharmaceutiques[3], dérogeant ainsi à certaines règles instaurées par la PAC[4]. Pour autant, il apparait d’ores et déjà que cette mesure n’aura que peu d’impacts sur la production[5]. Plus encore, l’agriculture intensive augmentera la dépendance aux énergies russes que l’Union européenne tente actuellement de limiter, puisque les engrais azotés sont produits à partir d’ammoniac, lui-même produit par la combinaison de l’azote de l’air et de l’hydrogène issu du gaz naturel. Or, la Russie est à l’origine de 40% de l’approvisionnement européen en gaz, et était également le premier exportateur d’engrais azoté et le deuxième exportateur d’engrais potassiques et phosphorés en 2021[6].Aux limites de la solution productiviste, le modèle agroécologique apporte des réponses convaincantes mais mises à mal par la remise en question de la stratégie « De la ferme à la fourchette ». L’agroécologie est un mode de production écologique et intensif[7]qui améliore la résilience des agrosystèmes par sa durabilité. Par son fonctionnement en circuit fermé et son recours limité voire nul aux intrants, il réduit également les risques de dépendance à l’importation d’engrais et pesticides, et donc la vulnérabilité de nos systèmes de production alimentaire[8]. Finalement, quitte à diviser – en témoigne les réticences du commissaire européen à l’Agriculture Janusz Wojciechowski à freiner le verdissement de la PAC[9]–, la stratégie agricole et alimentaire européenne semble bel et bien prendre un tournant productiviste. En revanche, la nécessité de remettre au centre du débat la question de la distribution des ressources agricoles et alimentaires fait quant à elle l’unanimité. La peur de voir se former un « ouragan de famines »[10]dans les pays africains les plus dépendants aux importations de blé ukrainien et russe a très légitimement rappelé que les pénuries, disettes et famines ne sont non pas tant causées par une sous production des ressources agricoles et alimentaires que par une mauvaise redistribution de ces dernières. A ce titre, l’initiative européenne FARM (Food and Agriculture Resilience Mission), lancée par la France en mars 2022 et également portée par les membres du G7, a justement pour piliers le commerce et la transparence, la solidarité, et la production durable. Les piliers solidarité et commerce, et transparence visent directement à améliorer la distribution des ressources. Leurs objectifs sont d’une part d’assurer la bonne circulation des ressources en luttant contre la spéculation et les interdictions d’exportation[11]; et d’autre part de faciliter l’accès des pays les plus touchés par la crise alimentaire aux ressources agricoles et alimentaires, notamment en facilitant l’exportation du blé ukrainien par la mise en place de « corridors de solidarité »[12].  Néanmoins, cette initiative, aussi nécessaire et ambitieuse soit-elle, repose sur deux prérequis de taille : la coopération interétatique et la coopération public-privé. La collaboration des acteurs publics et privés semble déjà bien amorcéecomme en témoigne le lancement en juin 2022 de la coalition pour la sécurité alimentaire (Global Business for Food Security coalition)qui regroupe des acteurs privés tels que Danone ou Limagrain, avec l’appui de la Commission européenne, du Programme Alimentaire Mondial, de la Banque européenne d’investissement ou encore du Fonds international de développement agricole[13]. La coopération des puissances semble quant à elle moins évidente ; et les instigateurs de l’initiative FARM, reconnaissant les obstacles que représentent l’instauration d’une coopération multilatérale et le manque d’unité de l’Union européenne, font de l’adaptation du multilatéralisme aux crises un « pari »[14].


[1]. « La guerre en Ukraine relance l’agriculture productiviste en Europe », Novethic, le 23 mars 2022.
[2]. « Analyse des conséquences des stratégies F2F et BDS, propositions de voies d’action », Farm Europe, octobre 2021.
[3]. « Jachères 2022 – Dérogations exceptionnelles liées à la crise en Ukraine », communiqué du préfet de l’Allier, le 05 avril 2022. http://www.allier.gouv.fr/jacheres-2022-derogations-exceptionnelles-liees-a-a3647.html
[4]. « Jachères SIE « dérogation Ukraine » : mode d’emploi », PleinChamp, le 1eravril 2022.
[5]. Document de réflexion du groupe de travail de l’initiative FARM publié le 21 juin 2022 et disponible sur le site internet officiel du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire. https://agriculture.gouv.fr/initiative-farm-document-de-reflexion-du-groupe-de-travail-academique
[6]. « La dépendance aux engrais russes, une épine dans le sol européen », France Express, le 15 mars 2022.
[7]. ROBIN, Marie-Monique. (Réalisatrice). (2012). Les moissons du futur[Documentaire]. ARTE France, M2R Films, CFRT, SOS Faim Belgique.
[8]. MAGNIER David, « Du conflit ukrainien à la question agricole, la transition agroécologique une solution pour nos territoires ? », Groupe Caisse des Dépôts, le 17 mai 2022.
[9]. « Sécurité alimentaire : le plan que l’UE veut adopter pour doper sa production agricole », Europe1, le 21 mars 2022.
[10]. « Guerre en Ukraine : l’ONU met en garde contre “un ouragan de famines” dans le monde », Géo, le 14 mars 2022.
[11]. VERGE, Pauline, « Cinq choses à savoir sur Farm, l’initiative européenne pour contrer la crise alimentaire », Les Echos, le 13 avril 2022.
[12]. « La Commission propose de créer des corridors de solidarité pour aider l’Ukraine à exporter ses produits agricoles », communiqué de presse de la Commission européenne publié le 12 mai 2022 sur le site officiel de la Commission européenne. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_22_3002
[13]. « FARM : Lancement d’une coalition du secteur privé pour la sécurité alimentaire – Global business for food security (23 juin 2022) », France Diplomatie.
[14]. « A ce titre, sachons parier que le multilatéralisme saura s’adapter aux crises afin d’éviter que celles-ci ne détricotent les relations internationales ». Citation extraite du document de réflexion du groupe de travail de l’initiative FARM publié le 21 juin 2022 et disponible sur le site internet officiel du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire. https://agriculture.gouv.fr/initiative-farm-document-de-reflexion-du-groupe-de-travail-academique
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