Par Michel Berlioz,
[1], la Russie, qui conduisait jusqu’ici principalement des guerres asymétriques, combine la stratégie irrégulière avec des opérations de grande ampleur[2].
Le lundi 28 février, le journal britannique Times rapportait que 400 mercenaires du groupe Wagner auraient été déployés en Ukraine pour assassiner le président Zelensky. Le 2 mars, le Daily mail ajoutait que la liste des cibles visées par le groupe comprenait 23 hauts responsables ukrainiens. Des commandos sélectionnés parmi les 12 000 soldats envoyés en Ukraine par le Premier ministre tchétchène Ramzan Kadyrov auraient reçu le même ordre de mission. L’emploi de mercenaires a certes constitué, de l’annexion de la Crimée en 2014 à l’intervention de 2015 en Syrie, un élément stratégique important pour la Russie poutinienne. Leur mobilisation en Ukraine ne s’inscrit toutefois pas dans les canons de la stratégie irrégulière du Kremlin. Dans une guerre qui vise à provoquer « le choc et l’effroi » pour dominer rapidement l’adversaire[3] : ceci permet à l’État qui les mobilise de nier toute volonté belliqueuse. Dans le cadre des opérations du groupe Wagner, l’implication de l’État russe reste donc, au moins de jure, très difficile à prouver[4]. En tant qu’ils ne sont pas officiellement dépositaires d’une force étatique, ces mercenaires pourraient, théoriquement du moins, tout aussi bien représenter des intérêts privés.
Quel est donc l’objectif poursuivi par Moscou à travers la mobilisation de Wagner en Ukraine ? Premièrement, l’emploi de mercenaires a souvent permis à la Russie de recourir à un « déni plausible ». Les mercenaires, au contraire des combattants réguliers, ne portent en effet pas d’uniforme[5]. Ce faisceau d’indices n’empêche pas Vladimir Poutine de proclamer à l’envi que, de la Crimée à la Syrie en passant par l’Afrique subsaharienne, ces mercenaires ne « représentent pas l’État russe » et ne sont pas missionnés par lui.
Pour autant, tout indique que le groupe Wagner ne saurait agir sans l’aval du Kremlin : son utilisation, pendant la bataille de Tripoli, d’avions militaires appartenant probablement à l’armée russe ; le fait que la base de Wagner, située à Molkino dans le Sud de la Russie, soit sise au même endroit qu’une base du GRU ; les liens qu’entretient Evgueni Prigojine, financeur du groupe, avec la diplomatie russe, au point qu’il était présent le 7 novembre 2018 à une rencontre militaire avec le maréchal Khalifa Haftar en présence du ministre russe de la Défense[6]. En dehors de l’Ukraine, ces mercenaires sont déployés à Madagascar, au Soudan, en Centrafrique, en Syrie, en Libye et désormais au Mali, à la faveur du retrait français.
La Russie avait déjà employé des mercenaires dès les années 1990 pour encourager les sécessionnismes en Transnistrie, en Abkhazie, ou encore en Ossétie du Sud. Le groupe Wagner, créé en Ukraine en 2014, représente ainsi un changement d’échelle plutôt qu’un changement de nature : alors que les mercenaires déployés dans les années 1990 n’étaient que quelques centaines, ils seraient aujourd’hui environ 5000 dans le seul groupe WagnerNéanmoins, l’avantage stratégique d’une mobilisation de Wagner dans le conflit ukrainien peut interroger. Il est en effet paradoxal d’employer des mercenaires, censés permettre de masquer l’action d’un État, dans le cadre d’une opération militaire conventionnelle de grande ampleur proclamée à la face de la communauté internationale.
[7]. Il en va d’ailleurs de même pour les 12 000 combattants tchétchènes envoyés par Ramzan Kadyrov : leurs exactions sont craintes et font depuis longtemps l’objet de tous les anathèmes[8]. Dans un contexte stratégique où les armées russes butent sur de fortes résistances civiles, le spectre d’un engagement de mercenaires comme de soldats tchétchènes pourrait peser sur le cours de la guerre.
Quelles pourraient donc être les actions des mercenaires du groupe Wagner sur le théâtre ukrainien ? Trois réponses, non exclusives, sont possibles. Premièrement, leur action peut s’affranchir des règles élémentaires du droit de la guerre : si les combattants du groupe Wagner ne sont pas des soldats, leurs exactions ne seront donc pas considérées comme des crimes de guerre de l’État russe. La violence de ces mercenaires a déjà été documentée : ainsi, dans un communiqué du 13 décembre 2021 portant sur les sanctions imposées au groupe Wagner, le Conseil de l’Union européenne mentionnait leur vocation à « alimenter les violences (…) et intimider les civils » puis dénonçait les « graves violations des droits de l’homme, y compris des actes de torture et des exécutions et assassinats extrajudiciaires » commis par le groupeDeuxièmement, leur action pourrait avoir des visées proprement politiques : en cela, les allégations relayées par le Times d’une tentative de meurtre sur Volodymyr Zelensky, qu’elles soient réelles ou avérées, visent à mettre une pression maximale sur le pouvoir ukrainien. De fait, les méthodes de guerre irrégulière, ici incarnées par l’envoi de mercenaires, s’assortissent toujours de nombreuses actions de guerre psychologique : la mobilisation de troupes réputées pour leur violence permet donc de jeter à la face du monde l’image d’une Russie jusqu’au boutiste, qui ne reculerait devant aucune exaction. Ici émerge un autre des paradoxes de la stratégie russe d’emploi du groupe Wagner : alors que ces mercenaires sont, traditionnellement, les leviers par excellence de l’action clandestine, voici que leur mobilisation est comme mise en scène pour frapper les esprits, en particulier ceux de la classe politique ukrainienne.
[9] a probablement créé une expérience opérationnelle irremplaçable en contexte de guerre[10]. Il faut d’ailleurs noter qu’en Syrie, les pertes du groupe Wagner furent supérieures à celles des soldats réguliers[11]. Désormais, Wagner est donc davantage qu’un groupe de soldats sans uniforme et sans drapeau ; il constitue une véritable unité habituellement mobilisée aux côtés de l’armée russe, y compris dans des conflits conventionnels.
Mais plus profondément encore, l’engagement des troupes de Wagner en Ukraine, sur des théâtres conventionnels, témoigne de la profondeur de la coopération entre le groupe et l’armée russe. Le recrutement de mercenaires aux côtés des soldats de l’armée régulière mobilisés en Syrie[12]. Ces constructions furent souvent le fait de mouvement de guérillas, qui voyaient dans le combat irrégulier un moyen de lutte contre des armées plus puissantes. Avec la mobilisation du groupe Wagner en Ukraine, la guerre irrégulière change d’échelle ; un État membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies utilise des mercenaires aux côtés des troupes conventionnelles. N’oublions pas que cette stratégie du choc et de l’effroi fait une victime principale : les civils.
Dans la construction des États modernes, la soumission des guerriers à l’autorité politique – que Norbert Elias nomme « curialisation des guerriers » – s’était accompagnée d’un encadrement croissant de la guerre par le droit. La figure du combattant irrégulier s’était donc, depuis le XVIIIème siècle, construite en creux : contre le monopole de la violence détenu par les États, contre les stratégies clausewitziennes visant à détruire toutes les forces de l’ennemi, contre le droit de la guerre