Par Richard Whiteley, doctorant, russophone, spécialiste des questions de sécurité
L’attaque de l’Ukraine par la Russie la semaine dernière a pris beaucoup de monde par surprise. Les articles relevant une armée russe qui avancerait moins vite que prévu sont à considérer avec prudence : l’armée russe n’a, à ce stade, pas engagé toutes ses forces dans la bataille. Durant le deuxième conflit de Tchétchénie, comme le relate dans ses mémoires le général Guennadi Troshev, l’Etat-Major de l’armée russe pressait également les généraux en charge de l’opération d’accélérer la cadence ; l’impression première qui se dégageait alors était que l’armée était embourbée pour prendre certaines villes. Ces villes sont tout de même tombées. Étant donné le rapport de force militaire, on voit difficilement comment les Ukrainiens pourraient empêcher la prise de Kiev, et des autres villes – si, du moins, telle est la volonté des autorités russes.
Pourquoi ce conflit ? Deux raisons principales se dégagent.
La première est l’éternelle question des tensions entre la Russie et l’OTAN. Les archives, rendues publiques par les National Security Archives américaines – auxquelles il faut ajouter un article récemment publié par Der Spiegel – montrent bien que des dirigeants politiques occidentaux, dont le secrétaire d’État américain Jim Baker, avaient promis oralement à leurs homologues soviétiques de ne pas étendre l’OTAN à l’Est. La décision, après la chute de l’URSS, d’étendre l’alliance à l’Est, en violation de la parole donnée, entraîna des tensions diplomatiques avec Boris Eltsine (Sommet de Budapest de 1994) puis avec Vladimir Poutine. S’y ajoute le bombardement par l’OTAN de la Serbie en 1999 (dans le cadre du conflit du Kosovo), en dehors de toute résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui conduisit à plusieurs conséquences néfastes : premièrement, la méfiance des Russes envers l’OTAN se trouva renforcée. Deuxièmement, l’action de l’OTAN, qui a combiné frappes aériennes et soutien de certains États-membres de l’Alliance à l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) a consacré un « précédent », celui du « fort » s’ingérant dans les affaires intérieures du « faible », y compris pour remettre en cause son intégrité territoriale. Une « jurisprudence » que les Russes ont ensuite « mise en avant » durant la guerre de Géorgie en 2008 avant de l’invoquer de nouveau dans le cadre du conflit ukrainien.
La deuxième raison à ce conflit est l’obsession de Vladimir Poutine pour l’Ukraine depuis quelque temps : tant la rhétorique agressive du chef de l’État russe que, selon le Canard Enchaîné du 23 février, les confidences d’Emmanuel Macron à ses proches à l’issue de son entrevue avec son homologue russe révèlent cette obsession. S’agit-il d’une lassitude devant l’enlisement du conflit ? Ou bien d’une auto-persuasion du Président russe, voire de membres de son entourage ? Nous n’aurons pas la réponse avant plusieurs années. La réunion du Conseil de sécurité russe qui se tenait la semaine dernière indique, en revanche, que le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov, le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolay Patroushev et le directeur du service de renseignement extérieur (SVR) Sergey Narishkine étaient favorables à la poursuite d’une solution diplomatique, y compris pour que les « accords de Minsk » – que le Président ukrainien Zelensky refuse d’appliquer – entrent enfin en vigueur. Pour rappel, ces accords, signés en septembre 2014, proposaient un cessez-le-feu au Donbass sous l’égide de l’OSCE, et une autonomie croissante pour les territoires de Lougansk et Donetsk. Narishkine et Patroushev proposaient de faire pression sur les États occidentaux pour que ceux-ci, par ricochet, fassent eux-mêmes pression sur Volodymyr Zelensky afin d’obtenir l’application du protocole de Minsk. Une telle voie paraissait, toutefois, vouée à l’échec : dans une interview accordée le 17 février 2022 à RBK-Ukraine, le président ukrainien avait qualifié les accords de Minsk de « médiocres ».
Mais si le président russe apparaît obsédé par le problème ukrainien, il serait bien hâtif de céder à des analyses psychologiques faciles, et de faire de l’invasion de l’Ukraine un simple acte de folie : Vladimir Poutine suit la ligne diplomatique édictée depuis de nombreuses années, et n’a de cesse de critiquer l’extension de l’OTAN à l’Est.
Le conflit ukrainien pose, et posera, s’il se poursuit, plusieurs problèmes. Moscou a-t-elle l’intention, après l’Ukraine, de s’en prendre aux pays de l’OTAN à sa frontière ? Le seul « signal faible » allant dans ce sens vient de la déclaration du ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov, qui déclarait lors de la réunion du Conseil de sécurité russe fin février 2022 que les deux questions qui inquiètent le plus Moscou sont l’extension de l’OTAN à l’Est, mais également « l’examen de la configuration de la présence otanienne sur le continent européen, particulièrement en Europe centrale et orientale ».
Un autre casse-tête est celui des sanctions. Si Moscou réussit à faire tomber le régime actuel de Kiev pour installer un régime pro-russe, lui appliquerons-nous des sanctions aussi drastiques que celles que nous édictons à l’égard de la Russie ? Ne pas le faire laisserait à Moscou une porte ouverte pour contourner les embargos actuellement en vigueur, via des sociétés-écrans. Appliquer des sanctions aussi dures aurait des conséquences désastreuses pour la population ukrainienne.
En conclusion, le conflit ukrainien n’est que le reflet d’un conflit entre, d’une part, des États souhaitant – et étant parfaitement libres de le faire – entrer dans l’OTAN ; et d’autre part Moscou, qui ne veut pas, complexe obsidional oblige, que l’OTAN soit à ses frontières. Tant que cette question ne sera pas réglée par la voie diplomatique, et par écrit, les frictions diplomatiques, politiques, militaires et économiques avec Moscou se poursuivront.