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Libye : vers une réunification bien fragile
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Par Cyril Blanchard et Adrien Sémon

 

Peuplée de 6,7 millions d’habitants pour un territoire de 1 760 000 km2, la Libye apparaît tel un territoire désertique et périphérique entre Machrek, Maghreb et Afrique sahélienne. La population se trouve essentiellement concentrée sur les côtes avec deux foyers principaux : la Tripolitaine à l’ouest avec Tripoli, la capitale, et Misrata pour cités portuaires principales ; et la Cyrénaïque à l’est autour de Benghazi, Beïda et Tobrouk. Le sud du pays se trouve, quant à lui, peuplé des ethnies Touareg et Toubous plus tournées vers les États sahéliens, notamment le Tchad et le Niger.

 

Au pouvoir entre 1969 et 2011, Mouammar Kadhafi a érigé son État en s’appuyant sur les tribus qui constituaient le socle politique, social et économique de la société libyenne, tout en les restructurant pour éviter que celles-ci ne deviennent des organes majeurs d’action politique. Les tribus devaient assurer la stabilité politique locale et se faire le relais de l’État aux niveaux symbolique et culturel, tandis que l’État leur assurait les ressources nécessaires grâce à la rente pétrolière. L’État kadhafien réalisait une synthèse idéologique entre l’imaginaire tribal, le panarabisme, le panafricanisme et une forme de nationalisme axée sur la particularité de la Jamahiriya libyenne [1].

 

La chute de Mouammar Kadhafi en octobre 2011 s’est peu à peu transcrite par une érosion de ce système et une incapacité de l’État à assurer l’équilibre entre les différentes composantes du pays. Les différentes factions de la révolution de 2011 se disputèrent la légitimité politique et l’accès aux ressources. Le déplacement, à l’été 2014, de la Chambre des représentants à Tobrouk au lieu de Benghazi où celle-ci devait siéger fut un motif du rétablissement à Tripoli du Congrès général national (CGN), organe législatif qui gouverna le pays entre juillet 2012 et juin 2014. La divergence politique entre l’ouest et l’est libyens est consommée et les deux camps se structurent autour d’un assemblage hétéroclite de groupes armés. Dans la région historique de la Tripolitaine, le CGN, puis le gouvernement d’accord national (GAN) qui lui succéda en 2016, s’appuient sur les milices de Misrata et diverses mouvances islamistes. En Cyrénaïque, la Chambre des représentants tombe sous l’influence grandissante du maréchal Haftar et de son Armée nationale libyenne (ANL) qui intègre, autour d’une rhétorique vigoureusement anti-islamiste, les restes de l’ancienne armée libyenne, les factions kadhafistes et les milices associées à la ville de Zintan en Tripolitaine [2].

 

Le paroxysme de cette deuxième guerre civile fut atteint entre 2019 et 2020, lorsque, après avoir établi son autorité sur le Fezzan, l’ANL marcha sur Tripoli [3]. Cette offensive ne fut repoussée par la GAN en 2020 que grâce à l’intervention militaire turque. Un cessez-le-feu entre les deux camps est entré en vigueur le 23 octobre 2020 fixant la ligne de front à l’ouest de Syrte. La formation en mars 2021 d’un gouvernement de transition reconnu par les deux camps ayant pour tâche de mettre en place des élections pour décembre 2021 constitue, certes, un premier pas vers la réunification politique et institutionnelle de la Libye, toutefois de nombreux obstacles demeurent.

 

Des institutions économiques fragilisées

La pérennisation de deux gouvernements rivaux, l’un à Tripoli, l’autre à Beïda – la Chambre des représentants, organe législatif, demeure à Tobrouk –, a encouragé la fragmentation progressive des institutions économiques du pays. La Banque centrale se trouve ainsi divisée entre son siège social internationalement reconnu à Tripoli et sa branche rebelle de l’est à Beïda, les deux revendiquant la pleine souveraineté sur la monnaie libyenne [4] et sur sa distribution aux fonctionnaires libyens. Une scission du même acabit s’est manifestée également au sein de la National Oil Corporation (NOC), la principale entreprise publique du pays, qui gère l’exploitation du pétrole et sur laquelle repose plus de la moitié du PIB [5]. La filiale de l’est a tenté, à partir de mai 2019, de faire reconnaître Benghazi comme le siège social de l’entreprise par les opérateurs du marché du pétrole et de contrôler l’exportation du pétrole brut libyen [6] dont les champs d’extraction se situent en majorité dans le croissant pétrolier à l’est du pays. Quant à la Libyan Investment Authority (LIA) – le fonds d’investissement souverain – elle fut, certes, impactée par des divisions similaires, mais sans commune mesure avec les deux autres institutions – le gouvernement de Beïda a tenté, sans véritable succès, de mettre en place un comité de direction concurrent de celui de Tripoli [7].

 

Nonobstant, ces scissions institutionnelles demeurent contenues grâce à plusieurs facteurs. D’une part, le maréchal Haftar, en possession des terminaux pétroliers de Ras Lanouf, al-Sedra, al-Hariga et Zouetina depuis septembre 2016, demeure soucieux de son image internationale et désire éviter la dispersion des revenus pétroliers. De ce fait, il a préservé le monopole des institutions tripolitaines et reversé les revenus du pétrole à la Banque centrale de Tripoli [8]. D’autre part, cette dernière profita de la division du pays pour s’affranchir de la tutelle des gouvernements rivaux. Elle continua à verser les salaires de l’ensemble des personnes inscrites sur les listes des institutions sécuritaires qui constituent aujourd’hui le gros des effectifs miliciens. La Banque centrale de Tripoli restait à cet égard un vecteur d’unité et confortait sa légitimité politique.

 

Néanmoins, parce qu’elle ne versait aucun argent aux institutions de l’Est libyen, le maréchal Haftar maintint un blocus sur les infrastructures pétrolières de janvier à septembre 2020, ce qui fit chuter les recettes pétrolières de 22,4 milliards de dollars en 2019 à 1,7 Md en 2020 [9]. Dès lors, la fragilité des institutions économiques du pays apparaît patente. La levée du blocus ne fut permise qu’en contrepartie du gel des recettes sur le compte de la NOC le temps de trouver un arrangement économique adéquat pour la redistribution des revenus [10]. La Banque centrale de Tripoli est encore à ce jour contrainte de piocher dans ses réserves pour financer les dépenses libyennes [11]. Notons au passage que les fonds de la LIA – 68 Md $ – sont également gelés [12].

 

Bien que le gouvernement de Tripoli ait accédé aux requêtes financières des institutions de l’Est en février dernier, en promettant d’intégrer ces dépenses au budget 2021 [13], l’action du gouvernement de transition en place depuis mars 2021 demeure fortement entravée. Son budget de 94 Md de dinars, le plus important de l’histoire libyenne, n’a pas été approuvé par le Parlement [14]. Par conséquent, le gel des fonds perdure. Il s’est ensuivi, dès avril, une crise de la dette des compagnies pétrolières locales opérant dans le pays sous patronage de la NOC qui a engendré une diminution de la production pétrolière de 280 000 barils par jour diminution qui pourrait s’accentuer en l’absence de budget de l’État [15]. La paralysie des institutions politiques et le gel des ressources financières libyennes laissent entrevoir une fragilisation accrue du système économique libyen déjà précaire.

 

La prédominance des milices locales

La Libye est aussi actuellement confrontée à une problématique milicienne particulièrement retorse. La première guerre civile, contre le régime de Kadhafi, avait été menée par une multitude de milices. Celles-ci suppléaient une absence d’armée régulière côté insurgés et reposaient sur une base clanique, à l’instar de l’organisation du pays. Pour autant, une fois leur objectif atteint – la chute du régime kadhafien –, ces formations paramilitaires ne se sont pas moins maintenues voire multipliées sur le territoire : pouvoir, argent, moyen d’éviter un chômage endémique, défense d’un particularisme face au délitement de l’État, autant d’éléments motivant leur existence et justifiant leur dynamique [16]. Aujourd’hui, il semblerait que quelque 200 000 à 250 000 miliciens soient toujours en armes [17], dans un pays où il est aisé de s’équiper : pas moins de 40 millions d’armes se trouvaient en Libye en 2014 selon un rapport de l’ONU, soit six armes par habitant [18]. Celles-ci provenaient du marché noir, des livraisons aux insurgés, mais aussi au pillage de l’arsenal de l’armée libyenne, armée qui ne s’est d’ailleurs jamais reconstituée. Rappelons que sous Kadhafi, celle-ci avait été marginalisée par peur d’un coup d’État [19].

 

À défaut de posséder des forces régulières qui leur soient soumises, les gouvernements libyens successifs avaient dû composer avec ces acteurs non-étatiques pour contribuer à la sécurité du pays. Un premier pas vers une intégration de ces milices dans l’appareil régalien avait eu lieu après la révolution de 2011, plaçant certaines Katibas et milices sous autorité du ministère de la Défense, avec l’organisation d’un « Bouclier libyen » ou celui de l’Intérieur au sein du Comité de sécurité suprême (SSC) [20]. Après le 11 septembre 2012 et l’attaque de l’ambassade américaine de Benghazi par la milice Ansar al-Sharia, la dangerosité de ces groupes armés et leur flagrante autonomie recommandaient leur dissolution si celles-ci ne se soumettaient pas à l’autorité étatique [21]. L’appel resta sans grande réponse, d’autant que les dizaines de milliers de miliciens sous autorité théorique de l’État continuaient à jouir d’une autonomie certaine : ces groupes armés toléraient les gouvernements successifs plus qu’ils ne les défendaient. En effet, ceux-ci percevaient certes des subsides, mais leur liberté d’action demeurait bien plus grande qu’elle n’aurait dû l’être.

 

De surcroît, ces milices s’adonnent à des activités frauduleuses qui leur assurent un revenu important, au moyen de stratagèmes s’appuyant sur les institutions de l’ouest libyen. Les milices peuvent compter sur la Banque centrale qui d’une part les rémunère, et qui d’autre part leur permet, au moyen de fausses lettres de crédit, d’obtenir des devises étrangères au taux compétitif de 1,3 ou 1,4 dinar par dollar, ensuite échangées au marché noir à des taux plus élevés, un dollar valant entre 4 et 8 voire 10 dinars [22]. L’enrichissement était ainsi permis tout en remboursant même la lettre, au moyen de pots-de-vin si nécessaire. Le pétrole constitue une autre source de financement pour les milices, via la contrebande des importations de pétrole raffiné par la NOC. Celle-ci importe du pétrole raffiné à l’étranger, ensuite redistribué sur le territoire à des coûts moindres. La milice s’en empare alors et en fait la contrebande à l’étranger à des coûts supérieurs à ceux dispensés par la NOC [23]. Ainsi, les méthodes se ressemblent entre les milices de part et d’autre du pays, motivées principalement par l’appât du gain. Cependant, leur fond peut différer, car toutes ne souhaitent pas le même destin pour le pays. Outre les questions de systèmes politiques, il est aussi question de l’organisation de celui-ci, qu’il s’agisse de fédéralisme ou de centralisation[24].

 

Le déclenchement de la seconde guerre civile à partir de 2014 vint souligner d’autant plus cette problématique. Les milices agissaient de leur propre ressort et leur activité leur permettait d’acquérir argent et pouvoir, notamment en occupant des lieux stratégiques, comme les terminaux pétroliers, comme en témoigne la lutte entre deux puissances milices, celle de Misrata, membre de la formation « Bouclier de Libye » et celle de Zintan, affiliée au SSC [25].

 

Cependant, le climat semble actuellement à l’apaisement. Outre les négociations entre les deux gouvernements opposés, une mesure particulière impacte les milices. Le 16 décembre 2020, le conseil d’administration de la Banque centrale a voté à l’unanimité l’unification du taux de change du dinar : 1 $ vaut donc 4,48 dinars libyens depuis le 3 janvier 2021, alors que le taux du marché noir était de 5,4 $ fin 2020 [26]. Les ressources des milices locales devraient donc diminuer, mais leur intégration à l’appareil sécuritaire de l’hypothétique futur État reste en suspens.

 

Les groupes armés étrangers

Parler des forces locales est essentiel, mais pour brosser un tableau réaliste du contexte libyen, l’apport extérieur, sous forme de mercenariat, de l’émergence d’une dynamique djihadiste, ou d’un soutien militaire étranger est non-négligeable.

 

Au niveau régional, de nombreux mouvements armés se sont déployés en Libye, en raison des opportunités économiques que leur offrait le métier des armes. Ceux-ci sont rémunérés par les seigneurs de guerre, la Banque centrale de Libye ou des puissances étrangères soutenant leur camp, comme la Turquie ou la Russie, parfois avec des dinars contrefaits [27]. Le maréchal Khalifa Haftar a reçu le soutien de nombreux groupes provenant des pays proches de la Libye, comme le Tchad ou le Soudan, et qui agissent désormais dans le sud de la Libye. Ceux-ci sont des acteurs qui poursuivaient déjà des luttes dans leurs propres pays et qui désormais combattent contre rémunération en Libye, à l’instar de l’Armée de libération du Soudan-faction Minni Minawi, de Haber Ishak, alignant entre 800 et 1 000 hommes ainsi qu’une centaine de véhicules [28]. Le GAN dispose lui aussi d’accointances avec ces groupes, comme le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) avec entre 700 et 1 500 miliciens [29]. Ces factions participent à une régionalisation des conflits auxquels ils participent, n’hésitant pas à multiplier leur participation en tant que forces mercenaires avant de retourner lutter dans leurs pays d’origine.

 

Outre ces milices régionales, un autre type d’acteur extérieur s’est manifesté en Libye en profitant de la faillite de l’État : les groupes djihadistes, à l’instar de l’organisation État islamique (EI). Profitant de la porosité des frontières, de la désorganisation ambiante et de la guerre civile, de nombreux militants ont pu s’établir en Libye. L’EI est même parvenu à s’emparer de la région de Syrte à partir de 2015, et aurait disposé de cinq mille hommes à son apogée [30], dont de nombreux Tunisiens [31]. Chassés de Syrte l’année suivante par une opération des forces du GAN, les effectifs du groupe sont désormais restreints à des poches dans le sud du pays. La Libye représentait pour ces militants tout à la fois un refuge, une base d’opération, un vivier de recrutement ou une zone de transit pour des attaques vers l’Europe. Bien qu’amoindrie, le groupe conserve sa dangerosité, profitant des carences sécuritaires libyennes et surtout, du ressentiment qui pourrait naître de la guerre civile en cours pour se maintenir voire remonter en puissance [32].

 

Enfin, la participation directe de combattants étrangers déployés par des États plus ou moins éloignés a aussi contribué à complexifier le paysage libyen. Parmi ces forces, beaucoup étaient des proxies, des formations irrégulières via lesquelles des pays – régionaux ou non – pouvaient agir militairement, en limitant voire dissimulant leur implication. Ils seraient plus de 20 000 selon une estimation de l’ONU. Parmi eux, près de 13 000 [33] Syriens combattraient actuellement de part et d’autre en Libye, majoritairement pour le GAN, avec notamment la SMP turque SADAT International Defense Consulting, tandis que deux milliers d’entre eux seraient déployés par la SMP russe Wagner, en soutien au maréchal Haftar [34]. Ces combattants de première ligne s’engagent en échange d’un salaire et de promesses, notamment de naturalisation pour les combattants pro-turcs [35]. Mais les SMP ne déploient pas que des miliciens syriens, d’autres nationalités sont présentes, parmi lesquelles de nombreux Occidentaux. Ces combattants expérimentés constituaient surtout des troupes d’encadrement ou de soutien, pilotant par exemple des avions de chasse, protégeant des installations pétrolières [36] ou manipulant l’armement antiaérien [37]. Leur présence participant clairement à l’embrasement du pays, l’ONU a appelé au retrait des forces étrangères pour favoriser le respect du cessez-le-feu négocié en 2020 [38].

 

L’implication des puissances étrangères

Ce panorama des différentes milices ne doit pas occulter le rôle tenu par les puissances étrangères au cours du confit libyen. En 2015, l’ONU profite de l’impasse militaire et politique dans laquelle se trouvent les deux camps pour mettre en place des négociations qui aboutissent à la signature de l’accord de Skhirat le 17 décembre 2015. Celui-ci visait à la réconciliation des camps par la formation d’un gouvernement d’union – le GAN. Les accords furent néanmoins conclus sous la pression des puissances occidentales qui désiraient faire légitimer par celui-ci une intervention militaire internationale contre l’EI établit à moins de 700 km de l’Europe à Syrte. Le gouvernement de Fayez al-Sarraj fut investi dans la précipitation en mars 2016 sans l’accord de la Chambre des représentants à Tobrouk. Le GAN n’avait dès lors de légitimité que celle que lui procurait l’ONU. Certes, l’EI fut chassé de Syrte en 2016 grâce notamment à l’appui aérien apporté par les États-Unis [39], mais la constitution à la hâte du GAN ne fit que prolonger le conflit de légitimité entre les institutions rivales de l’est et de l’ouest.

 

Cet échec se manifesta également par des dissensions entre l’Italie et la France qui avaient toutes deux soutenu la création du GAN. La première appuie pleinement le GAN pour lutter contre l’immigration à laquelle son territoire est très exposé. Notons également que l’Italie importe 350 000 barils par jour de pétrole brut extrait en majorité dans l’Ouest libyen [40]. La seconde, quant à elle, reconnaît au maréchal Haftar une légitimité militaire qui lui apparaît d’autant plus appréciable qu’elle maintient 5 100 soldats au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane pour lutter contre les mouvances djihadistes. Le président Emmanuel Macron tenta entre 2017 et 2018 de concilier les deux camps pour mettre en place des élections pour aider le camp anti-islamiste à parvenir au pouvoir. Risquée et précipitée, cette initiative fut un échec qui suscita des affrontements et des changements d’alliance chez les milices, notamment la 7e brigade basée à Tarhouna en Tripolitaine qui se rangea du côté du maréchal Haftar [41]. Renforcé militairement à la fin de 2018, ce dernier lança une offensive sur le Fezzan début 2019 suivie de l’offensive sur Tripoli.

 

Cette dernière phase de la guerre civile vit la marginalisation diplomatique des puissances européennes sur le dossier libyen. À partir depuis octobre 2018, le maréchal Haftar reçut un soutien accru de la part de la Russie par le biais des mercenaires de la société Wagner dont le déploiement fut un multiplicateur de force efficace pour l’ANL. Ceux-ci pilotaient par exemple les chasseurs MiG-29A et Su-24 envoyés en Libye par la Russie en mai 2020 [42]. La Russie vient ainsi renforcer le camp anti-islamiste déjà soutenu activement par l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Jordanie qui livrent des armes à l’ANL depuis 2014. En face, le GAN fit appel en 2019 à la Turquie pour repousser l’ANL de la banlieue de Tripoli. Celle-ci livra à partir de mai 2019 des drones Bayraktar TB2 et Anka-S, puis envoya à compter de 2020 un corps expéditionnaire et déploya, grâce à l’envoi de frégates de classe Gabya, un bouclier de défense aérienne le long du littoral occidental libyen [43]. À ce jour, ni le groupe Wagner, ni les forces turques ne se sont retirés de Libye comme le demandait l’ONU après la signature du cessez-le-feu. Ces dernières disposent même de la base aérienne d’al-Watiya en Tripolitaine [44].

 

Cette configuration constitue un obstacle éventuel à l’apaisement du conflit désormais ancré dans la rivalité militaire et politique russo-turque dans l’espace méditerranéen. La Turquie soutient en Libye un régime politique proche des Frères musulmans, tandis que la Russie, qui n’avait pas opposé son véto à l’intervention contre le régime de Kadhafi sous l’égide de l’ONU en 2011, retrouve en Khalifa Haftar un homme fort et un allié en Libye. Au surplus, les deux puissances cherchent à contrôler les ressources pétrolières du pays.

 

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Le respect du cessez-le-feu et la mise en place en mars dernier d’un gouvernement de transition reconnu par les deux camps sont des avancées non-négligeables vers la réconciliation nationale libyenne qui doit avoir lieu par l’entremise des élections présidentielles et législatives prévues pour le 24 décembre 2021. Toutefois, de nombreux obstacles demeurent. La réunification des institutions économiques reste suspendue à l’acceptation du budget de l’État et le sort réservé aux milices et autres groupes armés demeure incertain, le Parlement n’ayant pas reconnu le Conseil présidentiel comme chef suprême des forces armées libyennes. Ajoutons à cela qu’il n’existe aucun consensus à propos des prochaines élections qui doivent être précédées d’un référendum constitutionnel. Là encore il n’existe aucun consensus véritable sur la structure et le régime politique que doit adopter la Libye. Ces dissensions constituaient déjà un des facteurs qui menèrent à l’échec de deux précédentes tentatives – 2015 et 2018 – de pacification du pays. De ce fait, la tenue des élections demeure incertaine, tandis que le conflit reste momentanément gelé avec le renforcement de deux zones d’influence, turque à l’ouest, russe à l’est, situation qui pourrait perdurer en cas d’échec des élections.

 

 

Cet article est paru la première fois dans Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, HS3, juillet 2021.

 

[1] Djaziri Moncef, « Tribus et État dans le système politique libyen », Outre-Terre n° 23, 2009, p. 127-134 (https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2009-3-page-127.htm).

[2] 20 000 hommes majoritairement des miliciens et mercenaires, contre 7 000 combattants réguliers, principalement de l’est et du sud-est du pays. Cf. el-Gamaty Guma, « Les milices et les mercenaires, la véritable armée de Haftar en Libye », Middle East Eye, 27 novembre 2019 (https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/les-milices-et-les-mercenaires-la-veritable-armee-de-haftar-en-libye).

[3] « Libye, le terrain de jeu russo-turc. Une offensive pour rien », Le Monde diplomatique, septembre 2020, (https://www.monde-diplomatique.fr/2020/09/A/62128).

[4] La Banque centrale de l’Est a ainsi fait imprimer plusieurs milliards de dinars libyens par l’entreprise russe Goznak à partir de 2016. Voir la Lettre datée du 29 novembre 2019, adressée à la Présidente du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité, p. 44-46 (https://digitallibrary.un.org/record/3838591?ln=fr).

[5] En 2019, le PIB était de presque 40 milliards de dollars dont 22,4 provenaient de la NOC. Cf. Direction générale du Trésor (France), « Libye : situation économique et financière », 29 janvier 2021 (https://www.tresor.economie.gouv.fr/PagesInternationales/Pages/3a565bec-efdf-4533-a19f-776f470ff9f7/files/b2df6a0b-22cf-428a-bb12-9abdebf5fcdc).

[6] Lettre datée du 29 novembre 2019, op. cit., p. 46-47.

[7] Lettre datée du 4 mars 2016, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité, p. 56-57.

Lettre datée du 29 novembre 2019, op. cit., p. 47.

[8] Harchaoui Jalel, « La Libye depuis 2015 : entre morcellement et interférences », Politique étrangère, vol. 2018/4, p. 137. Il n’y eut qu’une seule exception à cette attitude en 2018 lorsqu’Haftar tenta de transmettre le contrôle des terminaux de l’est aux institutions séparatistes en juin 2018. Sous la pression internationale, le maréchal dut rétropédaler. Cf. JA avec AFP, « Libye : le maréchal Haftar rend la gestion des terminaux pétroliers à Tripoli », Jeune Afrique, 11 juillet 2018 (https://www.jeuneafrique.com/591999/politique/libye-le-marechal-haftar-rend-la-gestion-des-terminaux-petroliers-a-tripoli/).

[9] « Libye : situation économique et financière », op. cit.

[10] Lettre datée du 8 mars 2021, adressée à la Présidente du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité, p. 41.

[11] « Libye : situation économique et financière », op. cit.

[12] Reuters, « Libya sovereign fund has $68 bln in frozen assets, makes financial statements push », Al Arabiya News, 18 mai 2021 (https://english.alarabiya.net/business/economy/2021/05/18/Libya-sovereign-fund-has-68-bln-in-frozen-assets-makes-financial-statements-push).

[13] International Crisis Group, « Libya Turns the Page », Middle East and North Africa Report n° 222, 21 mai 2021, p. 8 (https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/222-libya-turns-the-page.pdf).

[14] « Libye : incertitude sur les prochaines élections de décembre 2021 », RFI, 21 mai 2021 (https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210521-libye-incertitude-sur-les-prochaines-%C3%A9lections-de-d%C3%A9cembre-2021).

[15] Iordache Ruxandra, « Libya’s Oil Ministry Authorises NOC Funds: Update », Argusmedia, 22 avril 2021 (https://www.argusmedia.com/en/news/2207937-libyas-oil-ministry-authorises-noc-funds-update).

[16] Pack Jason, « Kingdom of Militias: Libya’s Second War of Post-Qadhafi Succession », ISPI, 31 mai 2019, (https://www.ispionline.it/en/pubblicazione/kingdom-militias-libyas-second-war-post-qadhafi-succession-23121).

[17]  Diffalah Sarah, « Libye. Ces milices qui plongent le pays dans le chaos », L’Obs, 31 juilet 2014 (https://www.nouvelobs.com/monde/20140731.OBS5254/libye-ces-milices-qui-plongent-le-pays-dans-le-chaos.html).

[18] Langlois Roméo, « La Libye des milice », France 24, 26 mai 2014 (https://www.france24.com/fr/20140523-reporters-libye-milices-katibas-violence-chaos-drogue-armes).

[19] Gaub Florence, « The Libyan Armed Forces between Coup-proofing and Repression », Journal of Strategic Studies, vol. 36 n° 2, avril 2013 (https://www.researchgate.net/publication/263313001_The_Libyan_Armed_Forces_between_Coup-proofing_and_Repression).

[20] Sallon Hélène, « La Libye sous le joug des milices », Le Monde, 28 septembre 2012 (https://www.lemonde.fr/libye/article/2012/09/28/la-libye-sous-le-joug-des-milices_1764399_1496980.html).

[21] Le Monde avec AFP, « La Libye ordonne la dissolution des milices illégales », Le Monde, 23 septembre 2012 (https://www.lemonde.fr/libye/article/2012/09/23/la-libye-ordonne-la-dissolution-des-milices-illegales_1764196_1496980.html).

[22] Pack Jason, « How Libya’s economic structures enrich the militias », Middle East Institute, 23 septembre 2019 (https://www.mei.edu/publications/how-libyas-economic-structures-enrich-militias).

Zaptia Sami, « Militia local financing sources revealed », Libya Herald, 1er février 2019, (https://www.libyaherald.com/2019/02/01/militia-local-financing-sources-revealed/).

[23] Eaton Tim, Libya’s War Economy. Predation, Profiteering and State Weakness, The Royal Institute of International Affairs, London, 2018, p. 14 (https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/publications/research/2018-04-12-libyas-war-economy-eaton-final.pdf).

[24] Haimzadeh Patrick, « Petites guerres locales en Libye », Orient XXI, 25 mars 2014 (https://orientxxi.info/magazine/petites-guerres-locales-en-libye,0550).

[25] Diffalah S., op. cit.

[26] « Libye : situation économique et financière », op. cit.

[27] Pack J., « Kingdom of Militias », op. cit.

[28] Lettre datée du 29 novembre 2019, op. cit., p. 25.

[29] Bobin Frédéric, « Tchadiens ou Soudanais, ces mercenaires étrangers qui déstabilisent la Libye », Le Monde, 10 juin 2017 (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/10/tchadiens-ou-soudanais-ces-mercenaires-etrangers-qui-destabilisent-la-libye_5142013_3212.html).

[30] Sizer Lydia, « Libya’s Terrorisme Challenge » Policy Paper 2017/1, octobre 2017, Middle East Institute, p. 7 (https://www.mei.edu/sites/default/files/publications/PP1_Sizer_LibyaCT_web_0.pdf).

[31] « Les Tunisiens forment le premier contingent jihadiste de l’EI en Libye », RFI, 31 janvier 2018 (https://www.rfi.fr/fr/afrique/20180129-tunisiens-contingent-jihadiste-libye).

[32] Trauthig Inga Kristina, « Assessing the Islamic State in Libya », Europol, 2019, p. 10, (https://www.europol.europa.eu/sites/default/files/documents/inga_trauthig_islamic_state_libya.pdf).

[33] Lettre datée du 8 mars 2021, op. cit., p. 10.

[34] Ibid., p. 38.

[35] McKernan Bethan, « Exclusive: 2,000 Syrian fighters deployed to Libya to support government », The Guardian, 15 janvier 2020 (https://www.theguardian.com/world/2020/jan/15/exclusive-2000-syrian-troops-deployed-to-libya-to-support-regime).

[36] Martin Javier, « Libye : terre de mercenaires, zone d’influence russe », Moyen-Orient n° 49, 2021, p. 40-45.

[37] Filiu Jean-Pierre, « Guerre de mercenaires entre la Russie et la Turquie en Libye », Le Monde, 07 juin 2020 (https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/06/07/guerre-de-mercenaires-entre-la-russie-et-la-turquie-en-libye/).

[38] ONU, « Libye : le Conseil de sécurité demande le retrait des mercenaires et prolonge le régime de sanctions », 16 avril 2021 (https://www.un.org/press/fr/2021/sc14496.doc.htm).

[39] Harchaoui Jalel, « La Libye depuis 2015 : entre morcellement et interférences », Politique étrangère, vol. 2018/4, p. 135-136.

[40] Ibidem., p. 141-142.

[41] Braun Vincent, « Des violences de mauvais augure pour les élections en Libye », La Libre Afrique, 18 septembre 2018 (https://afrique.lalibre.be/24547/des-violences-de-mauvais-augure-pour-les-elections-en-libye/).

[42] Lettre datée du 8 mars 2021, op. cit., p. 30-31, 37.

[43] Ibidem., p. 18-20.

[44] Mitzer Stijn et Oliemans Joost, « Al-Watiya – From a Libyan Super Base to Turkish Air Base », Oryx, 12 février 2021 (https://www.oryxspioenkop.com/2020/09/al-watiya-airbase-capture.html).

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