Le 10 juin, le président Emmanuel Macron a annoncé la fin de l’opération Barkhane. Dès le mois de janvier 2021, il avait été question de diminuer les effectifs humains engagés ainsi qu’une révision des modalités d’intervention dans la zone. Toutefois, cette annonce a été relativement surprenante du fait de l’importante implication de l’armée française dans la zone depuis 2014. Cette décision donne donc à questionner les causes du départ français, mais surtout, la signification profonde de la fin de cette mission pour l’évolution des armées françaises, alors qu’elle représentait le plus grand emploi des forces. Ainsi, il s’agit, à la veille du retrait des troupes françaises, d’interroger les legs de l’opération, mais aussi le devenir des forces françaises et de leur emploi.
Lancée le 1er août 2014, à la suite de l’opération Serval, Barkhane marque un tournant dans les opérations françaises en adoptant une approche régionale. Elle couvre cinq pays, le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, sur une surface de près de 5 millions de kilomètres carrés. Afin d’agir dans les zones les plus reculées, face à un ennemi très mobile et ayant une très bonne connaissance des territoires, des détachements sont également déployés sur des plateformes désert-relais ou sur des bases avancées temporaires. L’opération Barkhane repose largement, sur les plans militaires et rhétoriques, sur une logique de partenariat avec les principaux pays de la bande sahélo-saharienne. Le discours lié à l’opération donne à voir une volonté de favoriser l’appropriation par les pays partenaires du G5 Sahel de la lutte contre les groupes armés terroristes. L’opération a donc été à la fois un enjeu logistique de taille, mais aussi un espace de développement des savoirs-faire militaires dans un contexte de guerre asymétrique au sein d’un territoire difficile à maîtriser.
De ce fait, la fin de l’opération Barkhane s’impose alors que la France est très engagée au sein de la bande sahélo-saharienne, tant en termes de moyens humains et matériels que sur les plans stratégiques et politiques. Il apparaît que l’annonce de la fin de l’opération s’inscrit dans un contexte proprement français, d’une part, rythmé par les échéances électorales, et d’autre part dans un contexte de déstabilisation croissante des États du G5. La disparition du président tchadien, tué en avril lors d’une offensive d’un mouvement rebelle au nord du pays et alors qu’il venait d’être réélu pour un septième mandat, a fortement affaiblit le Tchad. De même, le Mali est devenu un espace à l’avenir incertain, le pays a connu deux coups d’État en neuf mois : le 18 août 2020, le président Ibrahim Boubacar Keïta est renversé par un putsch après plusieurs mois de manifestations antigouvernementales. De nouveau, le 24 mai, les militaires, mécontents d’une recomposition du gouvernement décidée à la suite d’une contestation grandissante, arrêtent le président et le Premier ministre, Bah N’Daw et Moctar Ouane, conduits sous la contrainte au camp militaire de Kati, près de Bamako.
Cette instabilité croissante du territoire où se déroule Barkhane fait redouter l’enlisement de l’intervention française et le développement d’une multitude de conflits, dont le feuilletage donnerait lieu à une situation conflictuelle inextricable. En outre, le contexte politique interne de la France amène celle-ci, et en particulier le pouvoir exécutif, à remettre en cause l’intérêt stratégique de l’intervention Barkhane. Alors que la France entre dans un période d’élection présidentielle, il peut sembler utile au président de la République de repenser une intervention souvent remise en cause sur la scène politique. Déjà en janvier 2021, un sondage Ifop-Le Point montrait que 51 % de la population désapprouvait les opérations militaires au Mali. Aussi, la lutte contre le terrorisme sur le territoire africain semble être perçue comme un conflit sans fin ; les chefs terroristes éliminés par le G5 Sahel sont très rapidement remplacés et les groupes qu’ils représentent semblent aptes à se multiplier rapidement. Dès lors, la déstabilisation croissante des États du G5 Sahel ne serait qu’un élément supplémentaire faisant redouter l’échec politique de l’intervention.
Ces limites, qui sont aujourd’hui des motifs de l’arrêt de Barkhane, peuvent aussi être perçues comme des éléments structurants de l’évolution de l’armée française au cours des dernières années. En effet, si l’élongation du théâtre d’opération induit des contraintes en matière de logistique, de gestion des ressources humaines, de planification, d’évacuation sanitaire, de respect des délais d’acheminement entre les différents sites, de maintenance ou encore de communication, elle suppose aussi que l’armée française a développé tout un arsenal de pratiques, méthodes et éléments de doctrine lui permettant d’évoluer au sein de ce type de territoire. Ainsi, afin de préserver l’efficacité de la lutte contre la menace terroriste au sein de la zone, l’action de Barkhane s’est inscrite dans une logique d’adaptation permanente. De fait, Barkhane a représenté un véritable défi logistique car l’armée française a dû être capable de mener en permanence et de façon simultanée des opérations dans toute sa zone d’action.
À titre d’exemple il est possible d’évoquer l’enjeu qu’a représenté le ravitaillement des emprises par la terre. Il s’est fait par le biais de convois qui pouvaient atteindre une centaine de véhicules. L’interopérabilité des forces a aussi été particulièrement affinée dans un contexte de complémentarité des types de moyens d’action afin d’encadrer un territoire vaste, au sein d’un conflit asymétrique, où s’est produit une dissolution du front ainsi qu’une très forte présence de la menace terroriste.
L’opération Barkhane a par conséquent constitué un espace moteur de l’évolution des armées françaises et du maintien de ses capacités opérationnelles. Son retrait doit nécessairement laisser place à une nouvelle opération, apte à mobiliser l’armée tant sur le plan tactique que sur celui de l’évolution de sa doctrine.
Dès lors, le discours croissant des armées françaises quant à la nécessité de se préparer à des conflits de haute intensité peut incarner le renouveau de la mobilisation et de l’évolution des forces françaises. Le choix de mettre fin à l’opération Barkhane peut être expliqué par des causes endogènes à la mission, qui ne pouvait vraisemblablement échapper à l’enlisement et donc à l’échec stratégique. Toutefois, il s’agit de souligner que l’organe militaire ne peut rester longtemps faiblement mobilisé et doit entretenir sa capacité opérative au sein de missions. Il est aussi nécessaire qu’il se réarticule progressivement autour de nouveaux enjeux, afin de parer aux évolutions rapides du contexte stratégique international.
Le retour du discours relatif au conflit symétrique de haute intensité donne donc à voir l’émergence de nouveaux enjeux, selon la France, sur la scène internationale, mais aussi le report prochain des efforts de l’armée française sur un nouveau type de mission. En juillet 2020, le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre et aujourd’hui futur CEMA, avait déjà présenté sa vision stratégique pour les dix prochaines années. Il y insistait alors particulièrement sur la préparation à l’engagement majeur. De même, l’annonce de l’exercice Orion, qui devrait se dérouler en 2023, rend compte de ce report des forces et savoirs militaires français. Orion serait un exercice divisionnaire de grande envergure qui pourrait impliquer toute la gamme des capacités militaires françaises à une échelle que l’on n’avait plus connue depuis des décennies. Il se composera d’exercices à différents niveaux opératifs et rassemblera plus de 10 000 soldats de l’armée de terre et de l’aviation et, lors d’une séquence séparée, la marine.
Ainsi, la fin de l’opération Barkane telle que nous la connaissons aujourd’hui va inaugurer un renouveau de l’orientation stratégique de l’armée française. De la même manière que Barkhane a constitué un laboratoire des pratiques et des doctrines de l’armée, ainsi qu’un moyen du maintien de son opérabilité, l’hypothèse de la haute intensité mobilisera de façon croissante les forces françaises. Ce renouveau des ambitions stratégiques françaises va donc donner lieu à l’élaboration de nouvelles pratiques. Le développement de nouveaux types d’offensives, à l’image du cyber, dont le développement dans un contexte de guerre asymétrique contre des terroristes en Afrique n’était pas un enjeu central, semble pouvoir devenir un aspect essentiel de prochains conflits de haute intensité opposant des entités étatiques. Toutefois, il s’agit de souligner les faiblesses structurelles de la France alors qu’elle se projette dans ces conflits à venir[1]. En effet, les limites de son autonomie stratégique, qui n’ont pas été éprouvées au cours des opérations récentes, pourraient constituer les futurs défis que l’armée, et plus largement, la France, auront à relever.