Now Reading:
L’OTAN et le défi de la sécurisation de la mer Noire
Full Article 6 minutes read

Par Karan Vassil, 

 

Le 3 mars dernier, l’OTAN a conduit simultanément des exercices militaires en mer Noire et en mer Baltique[1], deux espaces postsoviétiques directement exposés aux actions disruptives de la Russie. Considérée par l’OTAN comme un verrou stratégique, la mer Noire ne bénéficiait pas jusqu’il y peu de la même attention que la mer Baltique. A l’issue du sommet de Varsovie de 2016 l’OTAN prend la pleine mesure des enjeux sécuritaires de la mer Noire, en lui reconnaissant le statut de complexe sécuritaire régional[2]. Véritable pivot stratégique entre l’Europe et l’Asie, entre les mers froides et la Méditerranée, la mer Noire a des enjeux géopolitiques qui dépassent l’horizon sécuritaire des Etats riverains. Aujourd’hui, avec l’appartenance de trois Etats riverains à l’OTAN – la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie – et l’ancrage occidental de la Géorgie et de l’Ukraine, la mer Noire est devenue un centre de gravité euroatlantique. La multiplication des actions disruptives russes ainsi que la présence de lignes de tensions latentes en font un espace hautement conflictogène. Ayant pris conscience de la nécessité de stabiliser cette région, l’OTAN voit sa tache de sécurisation entravée, d’une part par la militarisation de la Crimée et d’autre part en raison des difficultés à établir une architecture de sécurité régionale cohérente.

 

Maintenir une présence militaire forte en mer Noire apparaît aux yeux des élites politico-militaires russes comme une nécessité pour rompre l’isolation naturelle de la Russie et pour avoir accès à la Méditerranée, trait distinctif de la politique étrangère russe depuis le XIXème siècle.

Or, l’annexion de la Crimée par la Russie a bouleversé l’équilibre fragile qui a perduré dans la région depuis la fin de la Guerre froide. Dès lors, le recentrage stratégique des intérêts de l’OTAN sur cette région a fait émerger un nouveau front de rivalité pour la Russie, ce qui n’a fait qu’accentuer son sentiment d’encerclement. Ainsi depuis 2014, la Russie a procédé à la fortification de la Crimée et à un renforcement de ses capacités militaires. En assurant à la Russie une capacité d’action étendue à l’ensemble de la mer Noire, le déploiement de systèmes de déni d’accès, ayant une fonction défensive et offensive, la modernisation de la Flotte de la mer Noire, et l’installation en Crimée de bombardiers (SU 27, SU-24M et Su-25SM) apparaissent comme autant de défis pour l’OTAN dans la sécurisation de la région.

 

Au-delà du défi militaire russe, l’OTAN peine à convaincre les différents acteurs régionaux de la nécessité d’une présence militaire accrue.

Trois des six Etats riverains sont membres de l’OTAN et deux Etats, ayant fait l’expérience de la guerre contre la Russie -la Géorgie et l’Ukraine- ont opéré un ancrage occidental. Néanmoins, contrairement à l’espace Balte, où membres de l’Alliance – les Etats baltes – et non membres – Suède, Finlande, Norvège – ont su mettre en œuvre des mécanismes sécuritaires communs, il existe des divergences entre les Etats riverains de la mer Noire en ce qui concerne l’implication de l’OTAN dans les questions sécuritaires régionales.

Mis à part la Roumanie, qui se fait depuis 2015 l’avocat d’une présence militaire accrue de l’OTAN[3], la Bulgarie et la Turquie sont réticentes à une telle présence. Depuis l’élection de Roumen Radev comme président, la Bulgarie a effectué un virage prorusse qui se traduit par le refus de crisper le voisin russe par une présence militaire plus importante de l’OTAN. Possédant la deuxième flotte de la mer Noire, la Turquie est après la Russie l’Etat le plus puissant de la région. Tout en appelant « les alliés de l’OTAN [à] prendre des mesures pour empêcher la mer Noire de devenir un lac russe »[4] la Turquie adopte depuis 2016 une stratégie indépendante de l’OTAN face à la menace russe, consistant en un renforcement de la présence navale et des capacités de déni d’accès, et en une coopération accrue avec l’Ukraine et la Géorgie, perçues comme des partenaires cruciaux pour contrer l’influence de la Russie dans la région. En outre, comme le dit Atesoglu Nurşin, professeur turc de relations internationales, « l’OTAN est confrontée aux limites imposées par la convention de Montreux »[5] qui fait de la Turquie le gardien des détroits et limite le tonnage des navires de guerre. Si l’achat de systèmes de défense russe S-400 par Ankara en 2019 marque une détérioration des relations entre l’OTAN et son allié régional, la Turquie demeure sur le plan capacitaire l’acteur régional le plus solide face à la Russie, la Bulgarie et la Roumanie étant financièrement contraintes sur le plan militaire.

 

A l’instar de l’espace balte, les enjeux sécuritaires de la mer Noire relèvent de la raison d’être principale de l’OTAN : la défense collective. En dépit, d’un déploiement militaire limité par le droit international et des divergences parmi ses membres régionaux, l’OTAN a néanmoins su mettre en place, depuis 2016, une « présence avancée adaptée » en mer Noire et développé des partenariats avec l’Ukraine et la Géorgie par le biais de paquets substantiels. Si l’OTAN parvenait à assouplir la convention de Montreux, une présence militaire accrue pourrait entraîner la région dans un dilemme de sécurité aux conséquences imprévisibles. Dès lors, le renforcement de la coopération des Etats riverains au sein d’une architecture régionale de sécurité patronnée par l’OTAN et qui associe l’Union européenne semble la voie la plus adaptée pour sécuriser la mer Noire.

 

[1] « Les pays de l’OTAN mènent des exercices simultanés en mer Baltique et en mer Noire », Site de l’OTAN, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news.html
[2] Pétiniaud, Louis. « Du « lac russe » au « lac OTAN » ? Enjeux géostratégiques en mer Noire post-Crimée », Hérodote, vol. 166-167, no. 3-4, 2017, pp. 217-228
[3] Emmanuel DREYFUS, Isabelle FACON, Jean-François PÉROUSE, « La région de la mer Noire, un nouveau talon d’Achille pour l’Europe et l’Alliance ? », Rapport Intermédiaire de la Fondation pour la Recherche Stratégique, 2018.
[4] « Almost a Russian lake: Erdoğan calls for greater NATO presence in Black Sea », Reuters, 11 mai 2016, disponible sur le site Internet www.rt.com/news/342670-nato-black-sea-russia/.
[5] Atesoglu, Nurşin. La Convention de Montreux, Facteur de Stabilité En Mer Noire. p. 13. AFRI, 2017

Input your search keywords and press Enter.