Now Reading:
L’Irak et la problématique milicienne
Full Article 25 minutes read

Par Cyril Blanchard

 

Max Weber confère à l’Etat le monopole de l’usage légitime de la force physique dans la réussite de son exercice souverain[1]. Néanmoins, ce monopole n’est pas toujours garanti, notamment lorsque des acteurs tiers viennent s’opposer à la légitimité du pouvoir étatique. L’apparition de tels compétiteurs peut s’expliquer de différentes manières : faiblesse des institutions, déclassement de franges de la société, insécurité galopante ; soulignant ainsi une faiblesse étatique.

 

Les individus se sentant lésés ou abandonnés par les institutions auront alors tendance à se replier vers des valeurs dites « refuges » comme le communautarisme. Lorsque le manque de représentation s’ajoute à une absence de sécurité, ces mêmes individus peuvent décider de pourvoir eux même à celle-ci. Voilà, en quelques points clés, les mécanismes de l’apparition d’une milice.

 

Les exemples historiques sont nombreux, mais avec la multiplication des conflits irréguliers depuis 1945, il convient de noter que l’apparition de ce phénomène milicien se fait relativement plus fréquent, qu’il se constitue en complémentarité, en substitution ou en opposition aux forces régulières étatiques. Se pose la question de la légitimité de telles formations et la problématique ainsi adressée aux États concernés : comment faire respecter son autorité et sa souveraineté en présence d’un acteur tiers détenant des moyens de pression, en l’occurrence la force armée ? Quelle attitude adopter à son égard ?

 

Trois choix semblent à première vue s’offrir aux décideurs politiques : l’inaction, la dissolution et l’intégration. Mais chacune de ces décisions comporte de nombreux risques. L’exemple libanais le confirme : l’inaction, ou l’impuissance qui caractérisait le pouvoir politique avant la guerre civile de 1975 a permis l’éclosion d’un microcosme milicien confessionnel qui n’a eu de cesse de se renforcer, désagrégeant même les forces armées. La dissolution de ces mêmes milices au cours des années 1980-90 s’est faite difficilement. En effet, la question de la réintégration des miliciens s’est posée, d’autant que certaines formations ont refusé de déposer les armes, permettant d’introduire ainsi notre troisième point : l’intégration. De nombreux miliciens ont pu réintégrer la société civile, mais d’autres ont aussi rejoint les forces armées libanaises. Quant aux formations qui avaient refusé de déposer les armes, certaines se sont intégrées dans le paysage libanais, à l’image de la plus grande d’entre elles : le Hezbollah. Depuis, cette milice est devenue un parti politique, véritable composante de la société libanaise. Précisons que la dissolution d’une milice pourrait aussi aboutir à une confrontation armée, c’est-à-dire à une insurrection contre un État probablement déjà affaibli. La balance est donc sensible et nécessite une réflexion construite autour d’une analyse précise de la situation.

 

L’exemple libanais n’en est qu’un parmi tant d’autres. Les affrontements qui ensanglantent le Moyen-Orient depuis des décennies sont caractérisés par des problématiques miliciennes. C’est le cas aujourd’hui de l’Irak, dont l’avenir semble être étroitement lié au sort des milices.

 

Il serait possible de remonter à l’étude de la guerre Iran-Irak pour cette étude, mais par mesure de clarté, celle-ci débutera aux lendemains de l’invasion américaine de 2003. Trois phases distinctes semblent se dessiner dans l’horizon irakien :

  • 2003 à 2011, années marquées par l’émergence d’Al-Qaïda en Irak, les tensions confessionnelles et les insurrections contre la présence américaine ;
  • 2011-2016, période de lutte contre l’organisation Etat Islamique ;
  • 2016 à nos jours, depuis le rétablissement de la situation en Irak, la contestation populaire et les agressions commises à l’encontre des forces de la coalition internationale.

 

I. De l’invasion à l’insurrection

 

La fin de l’invasion américaine de 2003 peut être considérée comme le premier acte du renforcement du système milicien récent. La transition politique entamée par la coalition menée par les Etats-Unis s’est rapidement confrontée à l’apparition de nombreux acteurs armés : des anciens baathistes et membres de l’armée ayant repris le combat au sein d’un mouvement insurrectionnel ; des milices chiites organisées autour de Moqtada al-Sadr et de son mouvement politique islamiste et nationaliste ; ou encore des milices sunnites. C’est d’ailleurs dans la région proche du nord de Bagdad, surnommée le Triangle Sunnite entre la capitale et les villes de Tikrit et Falloujah que l’insurrection prit le plus d’ampleur. À cela, faut-il aussi ajouter l’essor d’Al-Qaïda en Irak, attirant de nombreux militants.

 

Qu’elles aient été ethniques, politiques ou religieuses, ces milices se sont transformées  en groupes armés, participant de fait à l’émiettement du paysage étatique irakien. Des acteurs étrangers en profitent aussi afin d’accroître leur influence dans le pays, comme l’Iran, qui soutient certaines formations chiites irakiennes.

 

Parmi les raisons de cet embrasement, citons d’abord le démantèlement du gouvernement et des forces armées. Le vide laissé par ces dernières constitua un véritable terreau fertile à l’émergence de milices, refusant d’une part la défaite et l’invasion étrangère, mais aussi d’autre part le déclassement de certaines populations, en particulier celle arabe sunnite, pierre angulaire de bon nombre des insurrections de la période 2003-2011.

 

En effet, ces milices sont majoritairement politiques et confessionnelles. Premièrement, l’épuration des baathistes des instances gouvernementales et régaliennes, ainsi que la dissolution des forces armées a poussé de nombreux individus à (re)prendre les armes. Deuxièmement, l’ostracisme de certaines populations a poussé beaucoup de leurs membres à suivre cette voie. C’est le cas des Arabes sunnites[2], nombreux dans les institutions politiques depuis l’époque ottomane mais aussi dans les forces armées[3]. La transition politique a davantage creusé ce fossé, offrant de nombreux postes aux chiites et aux Kurdes, sur lesquels les Américains comptaient s’appuyer pour la reconstruction du pays. De la sorte, le gouvernement de transition comptait Par ailleurs les élections vouées à élire un gouvernement permanent ont été marquées par un boycott de la communauté arabe sunnite, d’une part en raison du ressentiment causé par les mesures prises, mais surtout par l’insécurité endémique liée aux insurrections dans les régions sunnites[5], ne permettant pas des conditions de vote optimales. Les partis chiites et kurdes se sont ainsi facilement démarqués dans les résultats, raflant la quasi totalité des sièges.

 

Cependant, dès 2006, les rébellions contre l’occupant ont muté en affrontements confessionnels, notamment en raison de la peur ressentie par les Arabes sunnites craignant l’oppression des chiites désormais au gouvernement. Cette période fut ainsi l’une des plus violentes, jusqu’au retrait américain, amorcé en 2007 et achevé 2011, qui marqua une diminution des affrontements.

 

Toutefois, il ne faut pas inscrire toutes les milices dans un mouvement de réaction à l’invasion et la transition politique. Certaines ont appuyé le gouvernement et les forces de la coalition et c’est par exemple le cas des tribus sunnites de la province d’Al-Anbar, dans l’ouest du pays. Bien qu’elles furent d’abord proches d’Al-Qaïda dans leur opposition aux chiites, elles se sont finalement retournées contre l’organisation[6]. En 2005 est fondé le mouvement du Sahwa (Le Réveil), alliance financée par les Etats-Unis de plusieurs tribus de cette province. L’arrivée de combattants provenant d’autres régions irakiennes auprès des milices du Sahwa a ensuite donné naissance au mouvement des Fils de l’Irak[7]. Anciens insurgés dans leur majorité, les voici du côté du gouvernement à majorité chiite. Leur action est efficace, en témoigne une diminution notable de l’insécurité dans la province d’Al-Anbar entre 2006 et 2008, date à laquelle les Etats-Unis transférèrent leurs responsabilités au gouvernement irakien. En 2009, ce dernier souhaitait incorporer cette milice au sein de son armée afin d’éviter la constitution d’un contre-pouvoir sunnite[8]. En 2012, ce sont ainsi pas moins de 70 000 miliciens qui sont intégrés aux forces régaliennes du pays, dont la remontée en puissance est bien entamée depuis 2003[9].

 

2008, les forces irakiennes prennent progressivement la tête des opérations contre les milices pour restaurer la souveraineté de l’État alors que les troupes américaines se retirent. Les violences semblent diminuer, laissant présager une sortie de crise. Néanmoins, la baisse de celles-ci reste à nuancer. Elle relèverait plus du changement de camps de certaines milices et de l’aide étrangère massive, notamment avec le renforcement de l’aide américaine en 2007 par le Surge, que de l’action du gouvernement irakien lui-même. Ce bilan contrasté n’a fait que se confirmer dans les années suivantes.

 

II. L’essor de Daech et le rôle essentiel des milices

 

Avec le départ des forces américaines, les milices sont parvenues à obtenir l’une de leurs revendications : le départ des forces étrangères d’Irak. Néanmoins, les violences ne s’interrompirent pas et se focalisèrent majoritairement sur un angle sectaire, tout en continuant à cibler le gouvernement. En effet, le Premier ministre Nouri al-Maliki est accusé de mener une politique autoritaire, de monopoliser le pouvoir et semble cibler particulièrement les sunnites, accroissant le ressentiment milicien[10]. Ses actions contre les milices lui ont aussi valu des inimitiés, notamment auprès de Moqtada al-Sadr, pourtant chiite comme lui. La corruption est aussi endémique, fragilisant l’État et ses moyens, notamment sécuritaires.

 

Les forces régaliennes auraient pu disposer de suffisamment de capacités depuis leur réorganisation sur la période 2003 – 2011 pour permettre à l’État de se stabiliser. Mais les vagues d’attentats qui viennent ensanglanter l’Irak entre 2011 et 2014 prouvent l’inverse : le manque de moyens et l’inefficacité de l’armée irakienne sont criants[11]. Ce manque de stabilité permet l’épanouissement de certaines milices qui ne cessent de gagner en ampleur. La communauté chiite et le gouvernement au sein duquel elle est majoritairement représentée sont toujours les cibles de groupes sunnites, à l’instar de l’Etat Islamique d’Irak (l’EII), proclamé en 2006 par le Conseil consultatif des moudjahidines en Irak composé d’Al-Qaïda et d’autres groupes djihadistes[12].

 

La situation est donc dans la continuité des années post-invasion. Dans ce contexte, certaines milices viennent se ranger du côté de l’État tandis que d’autres œuvrent à son effondrement. Le départ des forces de la coalition est, à cet égard, instrumentalisé par des milices dont les actions visent à démontrer que le gouvernement irakien est incapable de se maintenir sans soutien extérieur et n’est donc pas légitime[13]. Le plus grand danger demeure confessionnel, avec une opposition entre chiites et sunnites toujours plus violente. De nombreuses attaques sont commises contre la communauté chiite durant les années 2011-2014, dont beaucoup furent revendiquées par l’EII[14]. La résurgence de ces oppositions n’est pas sans lien avec la situation régionale marquée par les Printemps arabes.

 

Depuis 2011, le Moyen-Orient est un théâtre de contestations, certaines se transformant en insurrections et c’est justement le cas de la Syrie, voisine de l’Irak. Les milices irakiennes profitent alors du conflit en s’y impliquant, les chiites du côté du gouvernement syrien, les sunnites à son encontre. Cette mobilisation externe présente un danger important : le risque d’importer le conflit en Irak, mais surtout, de permettre une plus grande maîtrise et une meilleure dotation capacitaire des milices. Ce dernier point est l’une des raisons du renforcement de l’EII proclamé en 2006, dont les forces sont parvenues à s’étendre en Syrie dès 2012. La rupture avec Al-Qaïda est actée peu après en 2013 faisant de l’entité une organisation autonome appelée désormais Etat Islamique en Irak et au Levant, dont les forces parviennent rapidement à s’emparer de la province d’Al-Anbar[15]. Les chiites sont particulièrement ciblés et de nombreux massacres ont lieu. Le rythme des violences confessionnelles s’accélère, en action et en réaction.

 

L’organisation proclame le rétablissement du Califat et change encore de nom en 2014 en devenant l’Etat Islamique (EI) après une poussée fulgurante la même année[16]. Cette dernière porte un coup violent à l’Etat irakien et provoque le retour d’une coalition internationale pour renforcer le pays. Devant la déroute des forces régulières, les milices viennent compléter les capacités de l’État : ce sont les cas des Hachd al-Chaabi, les Unités de mobilisation populaire majoritairement chiites, des clans sunnites et des forces kurdes[17]. Les premières répondent à la fatwa de l’Ayatollah Ali al-Sistani, principale autorité chiite du pays, appelant à la guerre sainte contre Daech. Elles se composent d’une soixantaine de milices et alignent près de 100 000 hommes en 2014[18]. Elles disposent d’un matériel semblant sortir des arsenaux irakiens, comme des chars américains, ou d’autres fournis par l’Iran. Des clans sunnites ont résisté à l’offensive de l’EI dans la province d’Al-Anbar et combattent aux côtés du gouvernement, bien que le soutien de celui-ci soit des plus relatifs[19]. Enfin, les forces kurdes représentent les troupes de la région autonome du Kurdistan irakien, les Peshmergas (« ceux qui affrontent la mort »), alignant théoriquement plus de 150 000 hommes[20].

 

2014 constitue donc une année charnière : elle marque le début de ce qu’on a nommé la guerre civile irakienne, en opposant d’un côté le gouvernement et ses alliés multi-confessionnels et internationaux aux forces islamistes du groupe Daech et autres satellites, dont de nombreux sunnites. L’action de l’EI semble en effet profitable pour renverser le gouvernement et mettre un terme à la domination chiite sur le pays. Il n’empêche que, de part et d’autre, les milices se multiplient et leur rôle dans le conflit leur permet de gagner en légitimité. Qu’elles aient appuyé les forces gouvernementales ou avancé seules soutenues par les bombardements de la coalition, les milices loyalistes sont de la plupart des combats. Le soutien prodigué par des puissances extérieures ne cesse pas par ailleurs de s’amplifier durant les trois années du conflit : les Occidentaux arment ainsi les Kurdes et l’armée irakienne pour mettre un terme à l’emprise territoriale de Daech, tandis que l’Iran, tout en participant aussi à cet objectif, se sert des milices chiites pour placer ses pions et diffuser son influence.

 

III. La fin de l’Etat Islamique et la remise en question des milices

 

De 2014 à 2017, l’intégralité des efforts du gouvernement irakien et de ses alliés, qu’ils soient étatiques ou non, a été focalisée sur la défaite de l’organisation Etat Islamique. Le rôle des milices y a été important, contribuant notamment à éviter la prise de Bagdad par les djihadistes[22]. Entre 2014 et 2015, les forces de l’EI s’en étaient rapprochées dangereusement depuis la province d’Al-Anbar, en grande partie sous leur contrôle. L’action des milices, auprès des forces gouvernementales ou seules avec le soutien de l’aviation alliée, fut importante, en témoignent leurs pertes : on dénombre entre 8 000 et 9 000 tués pour les Hachd al-Chaabi durant ces trois années[23].

 

Il eût été logique d’imaginer qu’une fois l’emprise territoriale de Daech réduite à néant en Irak, les acteurs qui avaient contribué à sa défaite bénéd’une certaine renommée et que leur alliance face à un ennemi commun permît d’assainir leurs relations. Il convient néanmoins de nuancer le trait, et de comprendre la difficulté que rencontre actuellement l’Irak avec ces forces non-étatiques.

 

Premièrement, les milices, quel que soit leur bord, ont commis des crimes de guerre en raison des inimitiés confessionnelles entretenues depuis si longtemps. De nombreux arabes sunnites ont, par exemple, rejoint Daech et s’en sont pris aux communautés chiites[24]. En répercussion, les forces chiites proches du gouvernement ont, elles aussi, perpétré des massacres sur des populations sunnites sans qu’elles n’aient forcément de liens avec le groupe terroriste[25]. Un certain fossé s’est approfondi au sein de la population pendant cette guerre, l’occupation de régions sunnites par des garnisons de miliciens chiites y contribuant largement. Des rivalités et affrontements sont aussi apparues entre les arabes chiites, sunnites et les Kurdes[26]. La communauté arabe chiite souffre également de dissensions entre un courant nationaliste et l’autre pro-iranien, opposant ainsi leurs agendas politiques propres[27].

 

Ce point permet d’aborder un autre problème lié à la souveraineté de l’État irakien : la création de contre-pouvoirs sous la forme de milices. Bien que l’État irakien ait tenté d’incorporer les milices à ses forces armées, un certain flou persiste toujours concernant leur statut. Les milices des Hachd al-Chaabi ont ainsi été incorporées dans les rangs de l’armée irakienne comme corps militaire indépendant par l’ordre exécutif 91 du Premier ministre Abadi en février 2016[28]. S’y est ajouté un décret du 8 mars 2018, accordant aux milices les mêmes droits et avantages que les forces conventionnelles[29]. Il n’en demeure pas moins que par leur indépendance reconnue, les milices des Hachd al-Chaabi conservent un statut flou, incorporées dans l’armée, mais conservant leur indépendance, donc présentes dans et en dehors de l’État[30]. Celles-ci, fortes du prestige militaire récemment remporté, bénéficient par conséquent d’une certaine marge de manœuvre mise à profit pour s’intégrer au monde politique.

 

Cette pénétration dans l’univers politique sert à accroître leur légitimité, mais aussi à compliquer une éventuelle dissolution. En effet, bon nombre de ces milices se sont constituées avec pour but de vaincre l’Etat Islamique et n’ont donc plus de réelles raisons d’être depuis que celui-ci a été grandement affaibli. Mais se dissoudre serait alors abandonner tous les gains et avantages obtenus, ce qui est difficilement acceptable. Le jeu politique permet une intégration dans le paysage irakien. Rappelons que ce cas de figure n’est pas exceptionnel puisqu’auparavant certains chefs de milices plus anciennes ont pu officier à des ministères comme Mohammed al-Ghabbane, membre de l’organisation chiite Badr et ministre de l’intérieur de 2014 à 2016[31]. Cette participation de figures importantes des mouvements permet à ces derniers d’en tirer certains avantages économiques et politiques. Mais la participation à la reconstruction politique du pays après la guerre contre Daech représente une plus grande opportunité encore. Une coalition politique s’est ainsi distinguée lors des élections législatives de mai 2018 : l’alliance du Fatah, liée aux Hachd al-Chaabi, arrivée seconde derrière l’alliance Sairoun (En Marche), de Moqtada al-Sadr et du parti communiste irakien[32]. Une université et un syndicat étudiant[33] ont aussi été crées et le but semble clair : agréger des soutiens autour des Hachd al-Chaabi pour renforcer d’autant plus leur légitimité et leurs moyens d’actions[34].

 

En parvenant dans les instances gouvernementales, ces milices deviennent des acteurs politiques dotés d’une force armée, et dans le même temps un contre-pouvoir. Cela est davantage problématique quand ces groupes servent les intérêts d’autres pays. Les « proxys » de l’Iran notamment suivent leur propre agenda et poursuivent des buts profitables à Téhéran. En mettant en avant les priorités d’un État étranger, ces forces investies en politique vont à l’encontre du principe de souveraineté nationale qu’elles sont censées défendre. Ainsi, les attaques perpétrées par un groupe comme les Kataeb Hezbollah, membre des Hachd al-Chaabi, sur les forces de la coalition internationale ont provoqué une réaction américaine contre une cible iranienne, le général Qassem Soleimani[35]. Une spirale de violences et de menaces s’en est suivie[36] et aurait pu déboucher sur un nouvel affrontement en Irak, déjà ébranlé par une contestation populaire débutée en 2019 contre le gouvernement, le clientélisme, les conditions de vie désastreuses et la corruption[37]. Ces manifestations sont devenues d’autant plus visibles qu’elles réclamaient aussi le départ des acteurs étrangers[38]. Précisons que les milices des différents acteurs politiques ont servi pour réprimer les manifestants et menacer des journalistes[39]. Il semblerait d’ailleurs qu’aux yeux de ces derniers, les milices soient aussi un des facteurs du problème que connaît l’Irak, servant à protéger les intérêts de certains privilégiés ou de pays étrangers. Plusieurs postes et quartiers généraux des Hachd al-Chaabi furent même brulés lors des manifestations, sans que les responsables ne soient clairement identifiés : des miliciens auraient pu s’infiltrer dans les manifestations afin de régler leurs comptes avec d’autres groupes[40]. En effet, toutes les milices d’une même confession ne partagent pas forcément les mêmes vues. Nous l’avons compris avec les Arabes sunnites, pour autant, le cas est similaire avec les Arabes chiites, partagés entre nationalisme, comme le courant sadriste, souhaitant un retrait des forces étrangères et la dissolution et/ou l’intégration des milices au profit des forces armées, et une mouvance pro-iranienne, souhaitant aligner le pays sur Téhéran[41].

 

Que ce soit au sein même de la population ou bien de ces instances politiques, le rôle des milices semble diviser profondément. Pourtant, peu de décisions semblent avoir été prises pour renforcer la souveraineté de l’État, au détriment des milices. Les prochaines années semblent donc décisives.

 

Conclusion

 

À travers l’exploration de ces trois périodes clés de l’Histoire irakienne ressortent des éléments importants pour comprendre comment Bagdad tente de résoudre la problématique soulevée par la présence des milices.

 

L’inaction de la période 2003-2007 se justifie davantage par l’impuissance qui découlait de la refonte des forces armées dissolues que d’une mauvaise foi apparente. Les armées coalisées étaient présentes et assuraient la contre-insurrection, sans forcément mettre un terme aux rébellions, majoritairement sunnites. À partir de 2007, l’État dût progressivement prendre la tête des opérations en raison du retrait américain. La nouvelle armée s’appuya sur les milices, notamment sunnites, avec quelques résultats positifs, comme la baisse des violences dans la province d’Al-Anbar. Au même moment, des actions furent menées pour tenter de dissoudre d’autres groupes, provoquant des affrontements, à l’instar de ceux avec l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr, éminence chiite. Par peur de voir les milices sunnites des Fils de l’Irak devenir un contre-pouvoir, il fut décidé de les intégrer. En l’espace de quelques années, le gouvernement a donc essayé de consolider son pouvoir en s’emparant de la problématique milicienne, alors même qu’une première guerre civile confessionnelle éclatait. Les Américains se retirant, l’État irakien y jouait sa survie et sa légitimité.

 

Néanmoins, ce besoin de consolidation s’est aussi accompagné d’effets pervers : corruption, clientélisme, rejet de l’autorité. De 2011 à 2014, la mouvance djihadiste, avec à sa tête l’Etat Islamique d’Irak proclamé en 2006, multiplie les actions, alors même que la région s’embrase pendant les Printemps arabes. Les milices qui n’ont pas été intégrées ou qui ont été dissoutes combattent désormais en Syrie, gagnent en légitimité auprès de leurs communautés, mais acquièrent aussi de l’expérience. L’insurrection djihadiste gagne en ampleur en Irak, bousculant les milices sunnites de la province d’Al-Anbar, et se rapproche dangereusement de la capitale au cours des années 2014 et 2015. Les forces étatiques irakiennes refluent, et les effets pervers accumulés par le gouvernement surgissent comme autant de failles. Devant les manquements de l’État, les populations aux prises avec l’offensive de Daech n’ont d’autre choix que d’assurer elles-mêmes leur sécurité, qu’elles soient arabes ou kurdes. Mais elles ne sont pas les seules à prendre les armes : l’Ayatollah Ali al-Sistani appelle au Djihad contre les militants de l’EI et ce sont plus d’une soixantaine de milices du pays qui se rassemblent au sein des Hachd al-Chaabi. Celles-ci deviennent alors des acteurs à part entière de la lutte menée par Bagdad pour sa survie.

 

En 2017, l’emprise territoriale de l’EI n’est plus ce qu’elle était en 2014. Le groupe est considérablement affaibli. Les milices, entre temps placées sous la tutelle des forces armées ou du Premier ministre, ont gagné en légitimité. Mais elles ont aussi entretenu leurs inimitiés durant le conflit : des massacres de civils et affrontements, de part et d’autres, les ont déchirés, malgré un ennemi commun. Le gouvernement doit désormais composer avec elles, d’autant que certaines se sont lancées en politique, raflant par ailleurs plusieurs sièges lors des élections législatives de mai 2018. La dissolution par l’État devient difficile, alors même que la population commence à se retourner contre elles, dans ses éclats de colère contre le pouvoir. Les manifestations et émeutes nationalistes et anti-gouvernementales ciblent aussi les milices, considérées comme des agents à la solde des dirigeants ou des puissances extérieures. Certaines sont en effet financées par d’autres pays, notamment l’Iran et suivent donc des agendas particuliers. Cela peut s’avérer problématique, comme avec la spirale de violence qui a opposé les Etats-Unis et les Kataeb Hezbollah et qui a culminé avec la mort du général Qassem Soleimani. Cet événement a provoqué une vague de protestations contre la présence américaine, et ce même au niveau du gouvernement. Le parlement irakien a d’ailleurs voté l’expulsion des soldats étrangers peu de temps après.

 

Néanmoins, l’arrivée du nouveau Premier ministre Moustafa al-Kazimi, ex-chef du renseignement, le 7 mai 2020, marque un tournant. Le discours se fait plus modéré, la coopération avec les Américains semble maintenue et le départ des forces étrangères peu probable car la menace djihadiste persiste. Plus intéressant encore, le jeudi 23 juin 2020, les forces du Service Contre-Terroriste (CTS) ont lancé un raid contre le QG d’une milice pro-iranienne, supposément les Kataeb Hezbollah, les accusant de planifier une attaque de roquettes lancées sur la Green Zone de Bagdad[42]. Plusieurs membres auraient été arrêtés pour interrogatoire. Des hommes en armes seraient par la suite intervenus autour de bâtiments officiels et du CTS pour réclamer leur libération. Il semblerait donc que le gouvernement hausse désormais le ton afin de ramener les milices dans son giron ou alors pousser à leur dissolution, mais non sans difficultés. Certains des hommes ont d’ailleurs été libérés le lundi 29 juin par manque de preuves.

 

Aucune action n’avait été menée contre une milice chiite depuis des années. Les Kataeb Hezbollah font parties des Hachd al-Chaabi. La peur de voir tout ou partie de ces dernières servir de moyen de pression à l’Iran est toujours présente. Cette opération peut donc être perçue comme un message du nouveau gouvernement irakien pour prouver sa volonté de stabiliser le pays, mais aussi d’assurer sa souveraineté face à des acteurs autonomes. Précisons que des représentants de milices se sont exprimés sur cet événement et ont clairement laissé entendre qu’agir contre les milices en ces temps difficiles ne ferait qu’accroître l’instabilité. Les Kataeb Hezbollah se seraient aussi exprimés dans un communiqué précisant qu’ils ne remettraient jamais leurs armes au gouvernement[43]. A cet égard, ils sont à l’origine du renouveau des tensions avec l’administration américaine, depuis l’annonce par Mike Pompeo d’un potentiel retrait de la diplomatie américaine à Bagdad, à la suite de tirs de roquettes répétés sur des intérêts américains. Les derniers en date remontent au 17 novembre, en pleine transition politique aux Etats-Unis. Cette attaque, qui coûta la vie d’une petite fille et fit cinq blessés, brise une trêve d’un mois décidée par les milices si le gouvernement américain annonçait le départ de l’ensemble de ses troupes avant la fin de l’année. Au même moment le ministre de la Défense par intérim, Christopher Miller, annonçait la réduction des forces américaines en Irak de 500 militaires, pour atteindre un effectif de 2 500.

 

Ainsi, ces événements semblent obliger le gouvernement d’Al-Kazimi à prendre des mesures nécessaires au règlement du problème milicien. Entre intégration, autonomie ou dissolution, le sort des milices irakiennes demeure une problématique que Bagdad doit régler pour se stabiliser, mais dont le coût pourrait s’avérer élevé.

 

 

 

[1]                « Un Etat est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » Maw Weber, Le Savant et Le Politique, 1919

[2]                30% de la population irakienne environ (https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/iz.html)

[3]                https://www.researchgate.net/publication/237503083_DISBANDING_AND_REBUILDING_THE_IRAQI_ARMY_THE_HISTORICAL_PERSPECTIVE

[4]                https://www.theguardian.com/world/2003/jul/14/iraq.michaelhoward

[5]                https://www.nytimes.com/2004/10/11/world/middleeast/iraqis-fearing-a-sunni-boycott-of-the-election.html

[6]                En raison de désaccords sur les méthodes coercitives employées par l’organisation terroriste pour s’implanter et gagner en légitimité sur la scène locale. On peut citer notamment des mariages forcés, mais aussi les menaces et atteintes aux personnes.

[7]                https://www.alternatives-economiques.fr/irak-milices-sunnites-retournent-fusil/00070634

[8]                https://www.google.com/amp/s/www.latimes.com/archives/la-xpm-2008-aug-23-fg-sons23-story.html%3f_amp=true

[9]                Cordesmane A., Khazai S., Dewit S., Shaping Irak’s Security Forces, Centre for Strategic and International Studies, 2013, 51pages, p. 40-41

[10] https://www.france24.com/fr/20111222-irak-premier-ministre-nouri-al-maliki-chiite-tensions-communaute-sunnite-saddam-hussein-dictature-autoritaire

[11]  Sources nombreuses : https://www.nytimes.com/2012/09/10/world/middleeast/insurgents-carry-out-wave-of-attacks-across-iraq.html?_r=2&ref=world pour 2012 ; https://www.nytimes.com/2013/05/21/world/middleeast/baghdad-basra-iraq-bombings.html pour 2013 ; https://www.lorientlejour.com/article/836430/-week-end-meurtrier-en-irak-plus-dune-centaine-de-morts.html pour 2014

[12] https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2007-1-page-45.htm page 53

[13] https://www.reuters.com/article/us-iraq-usa-violence-idUSTRE7592KW20110610

[14] https://www.france24.com/fr/20120124-irak-violence-religion-quatre-attentats-anti-chiites-bagdad

[15] https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2020/01/La-strat%C3%A9gie-hybride-de-l%C3%89tat-islamique.pdf p.18

[16] Ibid p.05

[17]  https://savoirs.rfi.fr/es/comprendre-enrichir/geopolitique/irak-le-role-des-milices

[18]   https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf

[19] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/11/02/irak-massacre-de-tribus-sunnites-hostiles-a-l-ei_4516657_3218.html

[20] https://www.liberation.fr/planete/2015/03/31/irak-les-peshmergas-ne-sont-pas-une-menace-pour-les-pays-voisins_1232517

[21] Il convient de nuancer : toutes les milices chiites ne suivent pas forcément un agendra pro-Téhéran : https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf

[22] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/06/14/les-forces-irakiennes-se-preparent-a-une-offensive-contre-l-eiilles-forces-irakiennes-se-preparent-a-une-offensive-contre-l-eiil_4438291_3218.html

[23]              https://www.lemonde.fr/international/article/2017/12/27/l-integration-des-milices-un-defi-pour-l-etat-irakien_5234782_3210.html

[24] Page 17 notamment :https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2020/01/La-strat%C3%A9gie-hybride-de-l%C3%89tat-islamique.pdf

[25] https://www.amnesty.fr/actualites/le-terrible-sort-des-sunnites-en-irak

[26] https://blogs.lse.ac.uk/mec/2018/03/16/peshmerga-unification-in-jeopardy/

[27] https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf pages 6-7

[28]              https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf

[29]              Id.

[30] https://www.lepoint.fr/monde/irak-derriere-la-repression-l-ombre-des-milices-pro-iran-21-10-2019-2342516_24.php

[31] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20141019-irak-le-gouvernement-complet-faire-face-menace-jihadiste-ei-etat-islamique

[32] https://www.senat.fr/international/groupes_amitie_cr/groupe_france_irak_elections_legislatives_en_irak_31_mai_2018.html

[33] https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf p.6

[34]              Id.

[35]https://www.leparisien.fr/international/frappes-americaines-en-irak-cinq-minutes-pour-comprendre-ce-regain-de-tensions-30-12-2019-8226189.php

[36] https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-8-h/journal-de-8h-du-mercredi-08-janvier-2020

[37] https://www.francetvinfo.fr/monde/moyen-orient/manifestations-en-irak-pres-de-100-morts-et-4-000-blesses-au-cinquieme-jour-de-contestation_3646097.html

[38] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/10/en-irak-des-milliers-de-manifestants-contre-l-ingerence-de-l-iran-et-des-etats-unis_6025454_3210.html

[39] https://rsf.org/fr/actualites/manifestations-en-irak-les-milices-une-menace-permanente-contre-les-journalistes

[40]              https://www.google.com/amp/s/amp.lepoint.fr/2343656

[41] https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2963/NR_IRSEM_n68_2019.pdf p.6-7

[42]              https://www.reuters.com/article/us-iraq-security/iraqi-forces-raid-iran-backed-militia-base-in-baghdad-idUSKBN23W3J9

[43]              https://www.france24.com/en/20200629-iraq-frees-pro-iran-fighters-held-over-rocket-fire

Input your search keywords and press Enter.