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La désescalade, « troisième voie » du maintien de l’ordre
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Par Cyrille Bricout, 
 

«Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. (…) La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier : Feu! lorsque les fusils partirent d’eux-mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans le grand silence. »
(Emile Zola, Germinal, Sixième partie, Chapitre III)

 

Le 16 septembre dernier, le ministère de l’Intérieur a publié un document intitulé « Schéma national du maintien de l’ordre » [1] . Il présente diverses évolutions en termes de doctrine et d’organisation qui doivent permettre un meilleur exercice du « droit d’expression collectif des idées et des opinions ». Ce nouveau cadre entend résoudre, au sujet des opérations de maintien de l’ordre, l’ambivalence jusqu’alors difficilement maîtrisée entre la police administrative tournée vers la prévention des troubles à l’ordre public, et la police judiciaire chargée de les sanctionner pénalement.

 

Les principales nouveautés du schéma national sont tournées vers l’amélioration de la communication entre les garants de l’ordre public et les manifestants, ainsi que la formalisation du cadre relatif aux interpellations et au traitement judiciaire des infractions relevées au cours de rassemblements dans l’espace public. A titre de mesures phares figurent notamment la reformulation des sommations précédant l’usage de la force, l’intégration d’équipes « Liaison et information » aux dispositifs de maintien de l’ordre, le déploiement de nouveaux outils de communication au cours des manifestations – écrans géants, envoi de sms groupés… –, et la mise en place d’un cadre d’emploi des lanceurs de balles de défense (LBD) plus strict. Avec l’adoption de ces mesures qui étaient par ailleurs conseillées depuis plusieurs années[2], le nouveau schéma français s’inspire fortement de la doctrine de maintien de l’ordre allemande de désescalade – Deeskalation – qui repose sur la prévention systématique des conflits.

 

Cette inflexion est bienvenue sinon nécessaire, tant la gestion des rassemblements dans l’espace public en France est embourbée depuis une quinzaine d’années dans une politique répressive qui nuit tant aux libertés fondamentales d’expression, de rassemblement et de manifestation qu’à la cohésion nationale. Mais elle confirme en creux que la France n’est plus la grande pionnière en matière de conception doctrinale et d’organisation pratique du maintien de l’ordre qu’elle fut au cours de la majeure partie du XXème siècle.

 

L’encadrement et le cas échéant la répression des grèves et autres rassemblements était historiquement une prérogative militaire confiée à la gendarmerie et à l’armée. Toutefois, cette politique montra rapidement deux limites : le risque d’usage excessif de la force, dont le symbole est encore de nos jours la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891 – 9 morts dont la plupart n’avaient pas 20 ans –, et celui de la fraternisation de la troupe avec les manifestants comme à Béziers en 1907 lors de la révolte des vignerons.

 

La France fut alors le premier pays à se doter d’unités dédiées au maintien de l’ordre avec la création des pelotons mobiles de la gendarmerie nationale en 1921, puis de la garde républicaine mobile en 1926, et enfin des compagnies républicaines de sécurité de la police nationale en 1944. Dans le même temps se développa progressivement une doctrine de maintien de l’ordre fondée sur le maintien à distance des manifestants, l’intervention collective et sur ordre, et l’emploi graduel et réversible de la force.

 

Le début des années 2000 connut cependant une rupture avec la conception historique du maintien de l’ordre « à la française », caractérisée par la judiciarisation des opérations. Ce phénomène se traduisit en particulier par l’augmentation du nombre d’interpellations, d’abord confiées aux unités spécialisées dans le maintien de l’ordre au prix de la « dislocation »[3] de l’action collective qui en était jusqu’alors un principe fondamental, puis à d’autres unités non formées aux principes fondamentaux du maintien de l’ordre dont les brigades anticriminalité. Au maintien à distance succéda le contact ; à l’action en groupe, l’action individuelle ou en binôme ; à l’intervention sur ordre, l’initiative.

 

Les rassemblements dans l’espace public changèrent parallèlement de visage. Trois tendances principales se dégagèrent, qui sont particulièrement nettes aujourd’hui[4] : le recul des événements organisés avec des acteurs traditionnels et structurés – notamment les syndicats et les partis politiques disposant de leur propre service d’ordre – ; la recrudescence de manifestations organisées sans déclaration préalable, et parfois sans interlocuteurs identifiables ; l’apparition de plus en plus fréquente de collectifs organisés d’individus violents qui, de façon quasi-systématique, troublent l’ordre public par diverses actions : dégradations de biens publics et privés, confrontation avec les forces de l’ordre…

 

Or le nouveau schéma national du maintien de l’ordre ne prend ni le parti d’un traitement judiciaire encore plus musclé des opérations de maintien de l’ordre, ni celui d’un retour à une pure mission de police administrative exclusivement fondée sur la prévention et la répression immédiate. A l’inverse, en adoptant des principes qui ont prouvé outre-Rhin, mais aussi en Belgique et au Royaume-Uni, leur efficacité pour dénouer les tensions, le ministère de l’Intérieur prend l’exact contrepied de la politique du chiffre qui s’était étendue aux opérations du maintien de l’ordre : désormais, un bon chiffre sera un chiffre faible. La confiance des citoyens envers la police, sérieusement entamée depuis la fin de l’année 2018[5], y trouvera-t-elle de quoi se reconstituer ?

 

SOURCES ET REFERENCES :

 

[1] https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministre/Actualites/Schema-national-du-maintien-de-l-ordre (dernière consultation le 7 octobre 2020).

[2] Voir notamment Défenseur des Droits, Rapport sur le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, décembre 2017, pp. 45-51.

[3] Noël Mamère, Rapport fait au nom de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens, Assemblée Nationale, quatorzième législature, n° 2794, 21 mai 2015, p. 53.

[4] Ibid., pp. 62-67.

[5]  CEVIPOF,  En qu (o) i les Français ont-ils confiance aujourd’hui? Le baromètre de la confiance publique , Vague 11, février 2020, p. 41.

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