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Entretien avec Fabrice Balanche – Troisième partie
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Fabrice Balanche est maître de conférence en géographie à l’université Lyon II, chercheur associé au Washington Institute, et auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier en date, paru en 2018, s’intitule Sectarianism in Syria’s Civil War.

Dans cette partie, Fabrice Balanche revient sur les racines économiques, sociales et démographiques de la guerre civile syrienne.

L’équipe Nemrod remercie chaleureusement M. Fabrice Balanche de cet entretien, et pour nous avoir fait profiter de sa grande expérience de ce pays où il a passé plusieurs années de sa vie. 

Propos recueillis par le pôle Proche et Moyen-Orient le 10 février 2020 à Paris.

 

III. Les réfugiés et la reconstruction économique

Fabrice Balanche, Sectarianism in Syria’s Civil War, 2018, p.5

 

Nemrod-ECDS : Quel impact la guerre civile syrienne a-t-elle eu sur la répartition interne des populations ?

F.B : En 2011, on estimait la population à près de 21 millions de Syriens. Aujourd’hui ils sont environ 24 millions dont seulement 17 résident sur le territoire syrien. La densité de population a donc diminué, certaines zones du pays sont à présent vides ou très peu peuplées. Le Qalamoun entre Homs et Damas en est un exemple. La reprise de cette région montagneuse s’est traduite par l’expulsion de près de la moitié de la population.

À Al-Qusayr, non loin du Liban, il ne reste plus que des Chiites et des Chrétiens, alors qu’auparavant la ville était peuplée à 90% par des Sunnites. Dans la région de Deraa, la moitié des gens est partie. Les réfugiés se concentrent dans la banlieue de Damas, les réfugiés de la Ghouta notamment. La Ghouta a perdu 80% de sa population, il y a peu de service, et de fortes pénuries d’électricité et d’eau.

En situation de guerre civile, les campagnes est souvent plus vite désertée et moins vite réoccupée parce qu’elles abritent moins de services, moins de travail et plus d’insécurité. En ville, l’aide internationale arrive et surtout il y a plus de sécurité. Les régions steppiques, à l’est de Homs, ne sont par exemple pas des endroits sûrs, des bandes armées y circulent.

 

Nemrod-ECDS : Dispose-t-on d’une sociologie particulière concernant les réfugiés syriens ?

F.B : Toutes les catégories sociales sont concernées, aussi bien des bourgeois que des pauvres. Le gros des troupes demeure constitué des Arabes sunnites pauvres qui étaient le socle de la révolte. Ils vivaient dans les banlieues informelles, n’avaient pas de travail ; certains étaient conservateurs et donc susceptibles de se radicaliser.

 

Fabrice Balanche, Sectarianism in Syria’s Civil War, 2018, p.22

 

Nemrod-ECDS : Est-ce que certains des réfugiés exilés sont amenés à revenir ?

F.B : Quelques pourcents seulement. Les Chrétiens ne reviendront pas car ils ont eu trop peur. Les personnes âgées reviendront davantage, elles sont attachées à leur maison, à leur région ; c’est moins le cas pour les jeunes générations. La situation économique est tellement désastreuse que les gens vont continuer à partir. Personne ne croit à une amélioration, notamment à cause des sanctions économiques et de la crise au Liban. Les populations sont fatiguées de la guerre.

 

Nemrod-ECDS : Pourtant, le président Erdogan, de son côté, indique vouloir réimplanter des réfugiés présents en Turquie dans les zones syriennes contrôlées par l’armée turque.

F.B : Erdogan tient ce discours pour deux raisons, et d’abord pour son opinion publique. La Turquie subit une crise économique assez grave et il faut donner des gages à la population. Il le fait également vis-à-vis de l’Europe et des Occidentaux, pour que l’Europe ferme les yeux sur ses opérations dans le nord de la Syrie contre des Kurdes. Erdogan met dans la balance des négociations avec Bruxelles la possibilité d’envoyer les réfugiés en Europe au cas où il ne pourrait pas les réinstaller en Syrie.

Ainsi, à Afrin, ville autrefois à majorité kurde, les turcs ont chassé la moitié de la population.

 

Nemrod-ECDS : Le camp de Al-Hawl, dans lequel sont enfermées des familles de jihadistes, est-il bien gardé ?

F.B : Le camp de Al-Hawl, à l’est de Hassaké, est l’endroit où sont gardées les femmes et les familles. À l’intérieur, on compte près de 70 000 personnes, beaucoup de Syriens, beaucoup d’Irakiens, et une douzaine de milliers d’étrangers, femmes et enfants, regroupés dans un camp spécial qu’ils appellent l’annexe. Il y a également un camp pour les Syriens et un pour les Irakiens.

La désorganisation engendrée par l’offensive turque fut mise à profit par certains pour s’échapper. En dehors de cet épisode, il faut relever que beaucoup de gardiens sont corrompus. Certains d’entre eux sont des Arabes, leur allégeance ne va pas directement au PYD, ils sentent bien que tôt ou tard l’armée arabe syrienne va revenir, et ils ont besoin de gagner de l’argent dans la perspective de fuir le pays. Si on leur donne un peu d’argent pour faire sortir quelqu’un du camp, ils ne vont pas hésiter, surtout que l’argent arrive facilement par le système de la hawala.

 

Nemrod-ECDS : Comment fonctionne ce système de la hawala ?

F.B : Prenons un commerçant en France ou ailleurs qui a un correspondant en Syrie, un autre commerçant. Vous déposez une somme d’argent chez le premier, et moyennant une petite commission, celui-ci avertit le second à Damas – où ailleurs en Syrie – qu’une  somme a été déposée chez lui et qu’il peut par conséquent donner l’équivalent à la personne désignée comme destinataire de la somme. C’est un système de banque à distance sans papier, juste basé sur la parole, intraçable. Des milliards d’euros sont ainsi acheminés vers la Syrie. Il n’y a même pas besoin de donner l’argent à la prisonnière dans Al-Hawl, il suffit juste de le transmettre au gardien véreux.

 

Nemrod-ECDS : Alep, auparavant capitale économique de la Syrie, est à présent ravagée. Où se concentre l’activité économique du pays ?

F.B : Le centre économique du pays est Damas. Les infrastructures à Damas, et même à Homs, Tartous ou Lattaquié, continuent de fonctionner. Les centrales électriques à côté de Damas, ainsi que plusieurs usines sont toujours en activité. Les raffineries de Homs et de Banias fonctionnent également. Alep a effectivement souffert, son industrie a été détruite. Une petite partie de cette industrie s’est déplacée vers Lattaquié et Tartous dans la région côtière, relativement épargnée par la guerre civile.

 

Nemrod-ECDS : Existe-ils des investissements étrangers pour la reconstruction du pays ?

F.B : Il n’y a rien. Il y a d’abord le problème des sanctions américaines qui peuvent toucher tout investisseur en Syrie. Vient ensuite le problème de la corruption : il faut vraiment bénéficier d’une protection du régime pour avoir quelque garantie sur ses investissements.

 

Nemrod-ECDS : Qui prépare la reconstruction économique de la Syrie ? À qui va-t-elle bénéficier ?

F.B : À Tartous, les Russes ont étendu leur base militaire qui n’était au départ qu’un quai dans le port. Ils ont aussi la gestion du port commercial pour 49 ans. Les Iraniens ont obtenu la gestion du port commercial de Lattaquié pour 99 ans. Cela pose problème pour l’avenir de Lattaquié. Quelle compagnie maritime osera arriver à Lattaquié, débarquer ses marchandises et payer des droits de transbordement à une société iranienne ? Rien que pour ça, elle pourrait se retrouver sous le coup de sanctions américaines. CMA-CGM[1], par exemple, qui détenait jusqu’en octobre 2019 la gestion de la moitié du port de Lattaquié, ne va plus y faire escale. Les compagnies maritimes vont probablement privilégier Tartous.

L’accroissement de l’influence iranienne, avec ces investissements dans la région côtière, a pour conséquence, du fait des sanctions américaines, un éloignement des Européens de la Syrie. Les sanctions et l’affaiblissement de la Syrie font partie du dispositif américain pour affaiblir l’Iran. Il s’agit d’empêcher les sociétés et les pays européens de participer à la reconstruction de la Syrie.

 

IV. Les menaces hybrides : l’exemple des drones en Syrie

 

Nemrod-ECDS : Pourriez-vous nous informer sur le déroulement de la guerre au niveau opérationnel et sur la place qu’occupent les drones dans celle-ci ?

F.B : En quelques années, on a assisté à un développement impressionnant du drone comme art de combat. C’était en 2013 que, pour la première fois, les rebelles ont utilisé de façon sérieuse les drones. Ils ont envoyé des drones au-dessus de la base syrienne qui se trouvait au sud de Tabqah dans la région de Raqqah. Ils ont constaté que les défenses étaient un peu faibles au niveau d’un endroit, ils ont envoyé un kamikaze se faire exploser puis sont entrés dans la base et ont massacré 150 soldats.

Après, ils se sont mis à créer des drones kamikazes. Ce fut un tournant à partir de l’hiver 2018-2019 où, à Idlib, HTS[2] a monté des fabriques de drones. Cela permit à HTS d’envoyer des vagues de drones contre la base russe de Hmeimin. Auparavant, les rebelles se contentaient de tirs de roquettes depuis le Jabal Ansariyeh, qui avaient une efficacité moindre. Maintenant ce sont des flottilles de drones qui peuvent être envoyées sur Hmeimin. En Syrie, l’efficacité opérationnelle des drones a été prouvée pour les rebelles. C’est ce qu’on a observé à partir de mars 2019 et qui a conduit à une offensive loyaliste dans le sud de la poche d’Idlib.

La technologie pour construire un drone est accessible sur internet, il suffit de se procurer du matériel chinois pour fabriquer le drone et le transformer en bombe volante. Au printemps 2019, je participais à une conférence avec des chercheurs russes. L’un d’eux m’avait expliqué qu’à Idlib il y a avait des ateliers de fabrication de drones, ils étaient capables d’en fabriquer des dizaines tous les mois.

Le drone est dans ce contexte une arme du pauvre utilisée de façon asymétrique. L’armée arabe syrienne dispose d’une aviation et d’une artillerie.

 

Nemrod-ECDS : Est-ce que les drones turcs ont apporté quelque chose dans la lutte contre les Kurdes ?

F.B : Récemment, à Kahtanye, les Turcs ont abattu un cadre du PKK. C’était le deuxième dimanche de janvier, j’étais à cet endroit. Une heure après qu’on était passés à Kahtanye eut lieu une attaque sur un poste de police. Officiellement, un jeune syrien a été tué, mais des amis de Kahtanye m’ont dit qu’un officier du PKK était mort aussi. En fait, il y avait eu une réunion des cadres du PKK à cet endroit. Les Turcs l’ont su et ont envoyé un drone kamikaze sur le poste de police où se tenait la réunion.

Il y a, de la part des Turcs, des éliminations ciblées de cadres des YPG et du PKK au travers de drones.

 

V. Des catalyseurs du conflit : les facteurs écologiques et la frustration sociale

 

Nemrod-ECDS : En ce qui concerne les enjeux énergétiques, vous évoquiez, dans un article intitulé « L’échec des Etats-Unis dans le nord-est syrien : quand la géopolitique oublie le local »[3], les questions d’aménagement territorial et d’irrigation. Vous y évoquiez également les enjeux autour de l’industrie du pétrole.

 F.B : Les champs de pétrole sont dans l’est syrien, mais les raffineries se situent dans l’ouest. C’est toute une stratégie développée par Hafez al-Assad pour faire du nord-est une colonie intérieure productrice de matières premières : pétrole, blé, coton. Mais il s’assura que les industries de transformations se trouvent dans l’ouest du pays. Il s’agissait d’éviter que le nord-est ne s’autonomise. Hafez al-Assad avait déjà en tête le souci des Kurdes, il fallait éviter de leur octroyer les moyens économiques pour être indépendants. Il y a également une raison pratique à cela, on est dans des régions très peu développées, très agricoles, très archaïques. Monter des raffineries dans le nord-est syrien suppose d’avoir du personnel qualifié pour les construire puis les entretenir, ce qui n’était pas forcément le cas.

Pour en revenir au rôle des Etats-Unis dans le nord-est syrien, ceux-ci appuient les velléités d’indépendance des Kurdes pour embêter Assad, sans pour autant leur en donner les moyens économiques. Il faudrait une volonté politique et surtout un mini-plan Marshall pour rendre cette région véritablement autonome sur le plan économique. Or rien n’est prévu en ce sens.

Le réseau irrigué de la vallée de l’Euphrate, construit par les Bulgares et les Russes, est complètement obsolète. Il ne fut jamais, pourtant, question de le rénover de fond en comble, seules quelques écluses ont été refaites pour permettre à l’eau de circuler. Dans le nord, où on utilise des puits artésiens pour l’irrigation avec une nappe phréatique qui baisse d’année en année, il est nécessaire de développer des moyens modernes d’irrigation comme le goutte-à-goutte, l’arrosage beaucoup plus économes en eau. Il faudrait également remplacer les pompes à eau fonctionnant au fioul par des pompes électriques. Il n’y a malheureusement aucun programme de modernisation de l’irrigation. Cela signifie que ni les Etats-Unis, ni les Européens, ne se projettent à long terme dans la région.

Il y a une raison assez simple, j’en discutais avec des fonctionnaires de la Commission européenne, qui est que l’administration locale n’est pas un Etat, l’Etat c’est Damas. On ne peut pas légalement allouer des milliards pour un plan de développement d’un Etat fantôme, on ne peut pas aller au-delà de l’aide humanitaire.

Il est aussi une autre limite par rapport au PKK, qui est une organisation considérée comme terroriste par l’UE. Il est impossible de travailler en direct avec le PYD. Si, même avec tout cela, un « plan Marshall » était enclenché pour cette région, il faudrait encore que les Turcs laissent faire. C’est quand même en Turquie que se trouvent les sources de l’Euphrate.

 

Nemrod-ECDS : En ce moment, des analyses lient la genèse du conflit à une sécheresse qui aurait frappé la Syrie. Souscrivez-vous à telle interprétation ?

F.B : Non. Il y a bien eu une grande sécheresse en Syrie entre 2005 et 2010. Mais les sécheresses sont récurrentes en cette partie du globe. Des cycles de sécheresse de 5 ou 6 ans alternent avec des cycles de pluies abondantes de 5 ou 6 ans. Cela a toujours fait partie de l’histoire de la Syrie.

En réalité, à ce moment-là, on avait surtout un système économique grippé, une population nombreuse – la population syrienne double tous les 20 ans depuis 1945. Dans certaines régions la densité rurale, vers Idlib, vers Deraa par exemple, atteignait les 300 habitants par km2. C’est d’autant plus énorme que ce sont des zones où, en temps normal, on a seulement 500 millimètres de pluie par an avec une large sécheresse estivale. On ne peut pas y développer une agriculture très intensive pour nourrir cette population.

La sécheresse n’a donc fait qu’aggraver ce mal développement. Dans le nord-est elle a conduit à l’immigration massive, vers les banlieues informelles des villes, d’une partie de la population qui ne parvient plus à cultiver. Comme ils n’utilisent pas des techniques modernes d’irrigation, ils dépensent sept fois plus d’eau pour irriguer leur champ, leur blé devenant par le même coup très peu rentable.

La sécheresse fut donc un élément qui, ajouté au reste du mal-développement syrien, a conduit au déclenchement de la guerre civile. Même en l’absence de sécheresse, on aurait quelques années plus tard une crise dans l’agriculture, du fait de la réduction des surfaces agricole, du manque d’eau, de l’accroissement de la population. À ces éléments qui ont joué dans le déclenchement de la crise, il faut rajouter la dictature et la frustration politique.

 

Nemrod-ECDS : De l’autre côté, Gilbert Achcar, auteur de Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, insiste sur l’idée que la crise vient d’une frustration de la population jeune, qu’il s’agit d’une revendication des droits. Qu’en pensez-vous ?

F.B : Mettez-vous à la place d’un jeune syrien d’une vingtaine d’années et qui est à la fac. Ses parents se sont un peu saignés pour l’envoyer à l’université, il vit dans une chambre à la cité universitaire qu’il partage avec d’autres étudiants. Pour avoir ses examens, il faut parfois payer le professeur – la corruption est présente à l’université. Il va sortir de l’université avec un diplôme qui valide des connaissances très théoriques et une formation inadaptée aux besoins du secteur privé. Il va devoir faire deux ans de service militaire, il n’a pas de piston, il ne sait pas s’il pourra obtenir un travail, l’administration n’embauche plus.

Etant sunnite, pas alaouite, il n’a pas un proche mukhabarat[4] pour lui trouver un emploi dans l’administration. Trouver un emploi dans les entreprises privées s’avère également difficile puisque son diplôme ne vaut pas grand-chose. Les entreprises privées embauchent généralement des gens qui sont passés par une université privée, puisque là ils ont appris un véritable anglais et ont reçu des cours de théorie économique, tandis qu’à l’université publique on reçoit des cours d’économie baathiste.

De fait, ce jeune homme syrien qui a achevé l’université et le service militaire se retrouve vers 25 ans sans espoir de trouver un travail, et fonder un foyer risque de s’avérer compliqué. Il est donc frustré politiquement, économiquement, et même sexuellement du fait de l’absence de libération sexuelle. La pression qui en ressort, le refoulé qui découle de cette situation rend les jeunes gens malades. Le climat social devient vite difficilement tenable. Parler de revendication des droits comme cause de la crise est, en ce sens, justifié.

 

 

 

 

[1] Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime.

[2] Hayat Tahrir al-Sham.

[3] F. Balanche, « L’échec des Etats-Unis dans le nord-est syrien : quand la géopolitique oublie le local », Les Cahiers de l’Orient 131, 2018, pp.71-82.

Au cours de cet article, Fabrice Balanche revient sur les prérequis nécessaires à une politique d’aide efficace pour la stabilisation et la reconstruction du nord-est syrien, et les dilemmes que ces questions posent aux Etats-Unis concernant leur vision stratégique et géopolitique au Moyen-Orient.

[4] Services de renseignements.

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