Fabrice Balanche est maître de conférence en géographie à l’université Lyon II, chercheur associé au Washington Institute, et auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier en date, paru en 2018, s’intitule Sectarianism in Syria’s Civil War.
L’équipe de Nemrod remercie chaleureusement M. Fabrice Balanche pour l’entretien qu’il nous a accordé et pour nous avoir fait profiter de sa grande expérience de ce pays où il a passé plusieurs années de sa vie.
Propos recueillis par le pôle Proche et Moyen-Orient le 10 février 2020 à Paris. Les informations mentionnées dans cet entretien sont par conséquent datées du mois de février.
I. La guerre civile syrienne aujourd’hui : bilan de la situation militaire
Nemrod-ECDS : En ce qui concerne la région d’Idlib, quels sont les enjeux actuels pour Bachar al-Assad ?
Fabrice Balanche : À Idlib, l’objectif est de reprendre l’autoroute M5 entre Alep et Damas et de la rouvrir à la circulation. Reprendre cette autoroute permettrait de meilleures communications, car la route qui passe par la steppe est longue et étroite. Il faut aussi repousser les jihadistes à au moins 10km à l’ouest d’Alep puisque ceux-ci contrôlent l’autre côté du périphérique de la ville, qu’ils attaquent régulièrement. De fait, il n’y a aucune reconstruction entreprise car personne n’a envie d’investir dans une ville toujours soumise à la menace, et avec laquelle les communications ne sont pas faciles. Il s’agit également de renforcer Alep, d’en faire une base économique et stratégique permettant des redéploiements sur le nord de la Syrie, à la fois vers l’ouest mais aussi vers l’est. L’objectif demeure de réintégrer les provinces du nord-est dans la Syrie. Le renforcement d’Alep et la réouverture de l’autoroute doivent permettre à terme de reconnecter les réseaux économiques du nord-est à Alep, ceci de manière à ce que cette région revienne dans l’escarcelle de Damas. La ville d’Alep est la clef de la reconstruction militaire et économique.
Nemrod-ECDS : L’intervention turque dans le nord-est a forcé un retour au moins partiel des Kurdes dans le giron du gouvernement de Damas. Quelles suites peuvent avoir ces événements ?
F.B. : En octobre 2019, lorsque la Turquie a attaqué le nord-est de la Syrie et s’est emparée de Ras al-Aïn et Tal Abyad, c’était la panique chez les Kurdes. Les YPG (NDLR : Les unités de protection du peuple kurde) étaient incapables de se défendre parce qu’ils ne possèdent ni aviation ni artillerie. La Turquie avançait vite, les poussant à négocier tout de suite avec les Russes et Damas pour bloquer l’offensive. L’armée syrienne et les Russes sont revenus, et occupent les frontières, les carrefours stratégiques. Les YPG doivent normalement se retirer de la zone de sécurité de 32 km de profondeur, et doivent aussi théoriquement se dissoudre et entrer dans le Ve corps d’armée syrien. Cependant, les Américains restent dans l’est, et l’armée syrienne est surtout occupée à Idlib et n’a pas nécessairement les forces pour revenir. Les YPG traînent donc des pieds à mettre en œuvre ce qu’ils avaient sans doute accepté en octobre, c’est-à-dire – il n’y a rien eu d’officiel – la dissolution au sein de l’armée syrienne et laisser l’administration syrienne se redéployer dans le nord-est. Les Kurdes commencent aujourd’hui à vouloir négocier le maintien de l’autonomie.
Nemrod-ECDS : Le Parti de l’Union démocratique kurde (PYD) gère aujourd’hui l’administration des villes, mais le drapeau syrien doit y revenir …
F.B. : Oui, puis l’administration syrienne, puis les programmes scolaires syriens. Mais le PYD n’en veut pas et surtout les YPG ne veulent pas se dissoudre dans l’armée syrienne. Que va-t-il se passer ? Je vois bien les Russes se retirer à un moment donné d’une partie de la frontière et donner un feu vert aux Turcs pour une nouvelle attaque.
Nemrod-ECDS : À la suite des accords de Saint-Pétersbourg [le 22 octobre 2019], vous parliez d’échanges de bons procédés, maintenez-vous cette formulation ?
F.B. : Un morceau d’Idlib contre un morceau des Kurdes. L’armée syrienne a avancé sur Idlib et Erdogan proteste parce qu’il n’a rien eu en échange et qu’il veut Kobané. De telles logiques sont à l’œuvre plusieurs années déjà. Il y avait eu une grande offensive sur Idlib en 2017, suivie de l’opération turque Rameau d’Olivier sur Afrin en janvier 2018.
En octobre, le président Erdogan aurait bien voulu s’étendre plus, mais ses troupes ont connu quelques déboires, à Ras al-Aïn notamment où ils ont mis trois semaines à s’emparer de la ville. Les Turcs ne s’attendaient pas, d’autre part, à ce que les Kurdes négocient aussi vite avec Bachar al-Assad. Ils n’ont donc pas eu le temps d’aller vers Kobané ni vers Kahtanye, dont on m’a confirmé que les Turcs avaient l’intention de la prendre, et où il y avait eu quelques bombardements turcs.
Kahtanye est une ville située à 30km à l’Est de Qamishly peuplée aux deux tiers par des Arabes sunnites et à un tiers par les Kurdes. Au nord, on trouve des villages chrétiens syriaques, au sud ce sont des villages arabes sunnites jusqu’à la frontière irakienne. En termes démographiques, la configuration de Kahtanye est quasi la même qu’à Tal Abyad, ce qui a favorisé la progression de l’armée turque. Si vous prenez Kahtanye ainsi que la route vers le Kurdistan irakien (Faysh Khabur), vous coupez la route du pétrole. Kahtanye est le verrou qui permettrait aux Turcs de dissoudre définitivement le projet d’autonomie kurde. Les Russes étant intervenus tout de suite, Erdogan s’est retrouvé bloqué dans son élan.
La même dynamique est à l’œuvre dans la région d’Idlib : l’armée syrienne de Bachar al-Assad aimerait bien pousser plus loin et mettre le président turc devant le fait accompli. Ce dernier a tout de suite envoyé ses chars pour reformer une ligne de postes d’observation. Il y a bien eu des cessez-le-feu, mais ceux-ci ne sont que temporaires. L’armée syrienne, après une avancée, a besoin de faire une pause pour reconstituer ses lignes de défense.
Nemrod-ECDS : Les Kurdes étaient-ils préparés au retrait américain ?
F.B. : Ils ne s’y attendaient pas du tout, ils ont toutefois réagi plus vite qu’à Afrin. À partir du mois de juin, les Américains ont mis en place des patrouilles mixtes et ont garanti aux Kurdes que les Turcs n’attaqueraient pas, en échange du rebouchage des tunnels et du retrait du matériel lourd. Par ailleurs, les forces kurdes étaient en lien avec l’aviation étatsunienne dans le cadre de la lutte contre l’Etat Islamique. C’est pourquoi jamais les responsables kurdes n’ont pensé que les Américains allaient se retirer de la frontière. Ce fut une surprise totale. J’étais dans leurs bureaux le jeudi 10 octobre à Amudah, ils étaient furieux et attendaient, le soir, la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour au moins obtenir l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne ; ils espéraient l’arrêt de l’offensive. Les Américains et les Russes ont toutefois opposé leur veto à cette résolution, un désastre pour eux. En 24 heures tout le monde quittait la frontière, d’autres se cachaient, et mes interlocuteurs ont affiché un silence radio, ils sont entrés dans la clandestinité.
Nemrod-ECDS : De quelle marge de manœuvre les Kurdes disposent-ils aujourd’hui ?
F.B. : Soit ils jouent la politique du pire, c’est-à-dire qu’ils choisiront de se battre jusqu’au bout contre les Turcs. Cela dans le but de faire pression sur le régime de Damas – Bachar al-Assad n’entendant pas laisser d’autonomie politique aux Kurdes – puisque celui-ci devrait ensuite faire face à la présence de forces turques dans le nord-est syrien. N’oublions pas que le PYD est affilié au PKK[1]. Ce dernier mène une lutte à mort contre la Turquie et la création d’un Rojava ne fait pas partie de ses priorités. Surtout depuis que le projet de continuité des territoires kurdes vers la mer méditerranée n’est plus d’actualité, les Turcs l’ayant empêché. Cette politique du pire aurait un autre intérêt, car plus il y a de morts, plus il y a de recrutement potentiel pour le PKK. Néanmoins, je ne crois pas qu’ils choisissent cette voie, voie qu’empruntèrent les Tigres tamouls avec le résultat que l’on sait.
Leur marge de manœuvre réside aujourd’hui dans la présence américaine dans l’est. Tant que les Kurdes continueront de travailler avec les Américains, le régime aura du mal à se réinstaller dans l’est, il sera toujours privé de l’accès aux puits de pétrole. Dans cette configuration le PYD pourra tenter de négocier une autonomie, surtout que la situation économique en Syrie reste très mauvaise, que la Russie est sans doute pressée d’en finir, et que les Kurdes peuvent offrir sur un plateau le retour d’une région stabilisée.
Toutefois, les demandes des Kurdes sont tellement élevées par rapport à ce que Damas est prêt à accepter, que les négociations demeurent au point mort. Le régime syrien, se pensant en position de force par rapport aux Kurdes, désire encore rétablir la situation ante-2011. Il n’entend absolument pas accorder une autonomie semblable à celle des Peshmergas en Irak.
Nemrod-ECDS : Dans votre intervention au Parlement devant la commission de Défense, vous mentionnez à quel point le Nord-Est tient grâce au poste frontière de Faysh Khabur. Pouvez-vous nous expliquer le rôle stratégique de ce poste ?
F.B. : C’est par là que passe tout le matériel militaire, le commerce entre le nord-est syrien et l’Irak, c’est par là que les gens voyagent, que les ONG rentrent dans le nord-est syrien.
C’est un lieu de friction entre Russes et Américains. Il arrive que les Russes y envoient des patrouilles, alors bloquées par les Américains qui se mettent en travers de la route. L’objectif des Russes est de prendre la route de Faysh Khabur ou bien de la couper ; cela empêcherait toute entrée d’ONG dans le nord-est. Quand je me rends là-bas, je suis en contact avec des ONG comme MSF, ils sont très à cheval sur la sécurité. Dès qu’ils entendent qu’il y a eu un léger accrochage entre Russes et Américains, se pose alors la question de savoir si on maintient certaines missions, de savoir comment on envoie le matériel à destination, etc… Cela paralyse l’activité des ONG et les Russes jouent dessus. Le 10 janvier 2020 eut lieu le vote au Conseil de sécurité de l’ONU sur l’arrêt de l’aide transfrontalière à partir de l’Irak vers le nord-est syrien. Les Russes ont finalement accepté le maintien de l’aide vers Idlib via Bab Al-Waha et Al-Salma.
L’aide onusienne qui passait par Yaaroubie est désormais bloquée. L’aide onusienne vers le nord-est doit à présent passer par Damas. À Yaaroubie passait tout le programme alimentaire mondial (UNICEF…). Les Kurdes gèrent plus de 500 000 déplacés dans des camps qui sont nourris grâce à cette aide internationale. Sans cette aide, les Kurdes ne pourront pas les nourrir.
Les Etats-Unis, la France, l’UE, pour compenser la fermeture de Yaaroubie, ont mis plus d’argent sur les ONG et sur l’aide directe. Les Occidentaux cherchent à soutenir l’administration locale pour rendre la victoire plus difficile à Assad, pour l’obliger à négocier. Ainsi, il y a 300 millions d’euros annuellement déversés pour les ONG de la part de l’UE et de l’USAID[2]. C’est énorme, pour certaines ONG, ces aides directes constituent le tiers de leur budget annuel. Donc Faysh Khabur est très important, surtout depuis la fermeture de Yaaroubie, pour que l’aide continue à arriver.
C’est une prise de risque. Le centre de crise du Quai d’Orsay pousse les ONG à travailler dans le nord-est, il abonde leur budget afin de maintenir une sorte de levier contre le régime d’Assad. Cependant, c’est exposer le personnel de ces ONG à des risques de prise d’otage ou pire. Une ONG c’est une entreprise, avec un budget et du personnel, mais elle n’a pas nécessairement une connaissance géopolitique approfondie. On leur dit de ne pas aller dans la Ghouta de Damas pour des raisons politiques et de sécurité, et on les envoie dans le nord-est syrien, alors qu’il est bien plus dangereux de se rendre là-bas que dans la région de Damas aujourd’hui. Il y a là un point de vue partial de la part du centre de crise du Quai d’Orsay car cela répond à des objectifs politiques avant d’être humanitaires.
Nemrod-ECDS : Dans vos articles parus dans le Washington Institute, vous parlez régulièrement des Turkmènes. Sont-ils aujourd’hui complètement affiliés à la Turquie où ont-ils une existence propre ?
F.B. : Les Turkmènes ont basculé en bloc du côté de l’opposition, très largement. Ils constituent des brigades rebelles très puissantes et armées par la Turquie. Les populations civiles turkmènes du nord de Lattaquié ont été évacuées vers la Turquie, certains réimplantés vers Azaz, Al-Bab et Jarablus, endroits où l’on trouve beaucoup de minorités turkmènes. Ils contrôlent de fait des territoires, et la grande crainte du régime syrien est que les Turcs proposent à un moment un référendum et demandent leur annexion.
Ces populations auront du mal à être réintégrées à la Syrie de Bachar al-Assad. Soit ils seront expulsés vers la Turquie, soit la Turquie essaiera de leur édifier un Turkménistan local pour annexer par la suite ces territoires. Ce sont des processus qui peuvent prendre des décennies. Quand on regarde l’exemple de Chypre, les Turcs peuvent rester longtemps sur un territoire hors de leurs frontières nationales.
Aujourd’hui, l’intangibilité des frontières ne va pas être évidente à maintenir. Les exemples ne manquent pas avec l’affaire de la Crimée, du Golan (etc.), et le président Erdogan fait partie de ceux qui espèrent redécouper certains territoires.
Nemrod-ECDS : Est-ce que le rôle du Hezbollah était efficace en Syrie ?
F.B. : Très efficace. Ils ont bien souvent été en première ligne dans les combats difficiles. À Alep en juillet-août 2016, ils ont fermé la route au nord qui reliait la partie orientale de la ville sous le contrôle des rebelles au territoire rebelle qui entourait la ville loyaliste. Lors de la contre-offensive rebelle de septembre 2016 au sud, à Ramoussah, lorsque les rebelles Ouighours envoyaient des enfants se faire sauter sur les lignes syriennes, ces dernières se sont débandées, mais le bataillon du Hezbollah est resté et a bloqué la contre-offensive. Ce sont encore les unités du Hezbollah qui ont sauvé Deir Ez-Zor. En janvier 2017, Deir Ez-Zor était complètement encerclée, des bataillons du Hezbollah ont été envoyés par hélicoptère pour renforcer la défense de la ville. Ils ont repris la route de l’aéroport. Le Hezbollah a eu un rôle d’appoint extrêmement important.
En 2015, je me souviens, quand Damas était victime de plusieurs attentats, le Hezbollah contrôlait les checkpoints. Il y avait quatre ou cinq membres de l’armée syrienne qui vérifiaient les voitures, les sacs, et puis il y avait un membre du Hezbollah qui les supervisait, sans quoi les soldats de l’armée syrienne ne faisaient pas les contrôles correctement. Je me souviens, je prenais le taxi entre Beyrouth et Lattaquié, je passais la douane, mon chauffeur de taxi distribuait des billets à tous les checkpoints, des paquets de cigarettes, cela ne gênait personne qu’il y ait un Français dans la voiture avec une grosse valise. Ils ne vérifiaient même pas mon passeport. Quinze jours après, deux attaques à la voiture piégée à Tartous et à Jableh faisaient autour de 150 morts (NDLR : Ces attaques, revendiquées par l’Etat islamique, ont fait 148 morts le 23 mai 2016).
Du fait de la saignée de la communauté alaouite, le Hezbollah, comme les milices chiites irakiennes, joue un rôle d’appoint majeur pour maintenir un dispositif policier sérieux.
Nemrod-ECDS : Vous évoquiez les Ouighours à Alep, où sont-ils maintenant ?
F.B. : Ils sont à peu près 3000 combattants, plus les familles, stationnés du côté de Jisr ash-Shugur dans la région d’Idlib. Ils se battent comme des diables dans le Jabal Kabane, que l’armée arabe syrienne ne parvient pas à prendre malgré les tonnes de bombes déversées dessus. Ce sont les Turcs qui les ont fait venir via la Thaïlande et la Malaisie.
À Washington j’étais ami avec un diplomate singapourien, il m’expliquait le transit des Ouighours chinois via ces pays. Les Turcs leurs fournissaient des passeports, puis ils se rendaient en Turquie.
[1] Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre contre la Turquie.
[2] Agence des Etats-Unis pour le développement international