Par Louis Lafaurie
Un état des lieux des évolutions du secteur de la défense au Sahel nécessite de s’attarder sur les défis sécuritaires particuliers à la bande sahélo-saharienne. Les secteurs de la sécurité et de la défense sont actuellement au Sahel dans une phase de transition, entre un modèle hérité des indépendances et un modèle s’adaptant aux nouvelles formes de conflictualité. Les particularités nationales sont nombreuses mais il est possible de dresser un état des lieux des dynamiques générales, qui répondent dans un premier temps à la typicité de ces conflits et dans un second temps à leur internationalisation.
La menace endogène commune au Sahel revêt une dimension locale particulière, tout en s’insérant dans des réseaux mondialisés. Les groupes extrémistes armés qui sévissent au Sahel restent ancrés dans le tissu social de la région : les violences djihadistes et les conflits intercommunautaires historiques liés à la gestion et à l’occupation du territoire sont souvent entremêlés, comme en témoigne l’exemple des Peuls[1], ou celui des Touaregs dans le nord du Mali. La montée en puissance de ces acteurs non étatiques explique la nécessité d’adaptation de l’état de la sécurité au Sahel.
De cette particularité de la défense au Sahel découle une redéfinition du rapport et des compétences des différents acteurs sécuritaires. Les missions de sécurité intérieure prennent désormais le pas sur les missions de sécurité extérieure car les conflits interétatiques ont largement cédé la place à des conflits intraétatiques. Le terrorisme au Sahel entraîne le rapprochement des fonctions de l’armée et de la police, et la formation des militaires aux missions jusqu’alors dévolues à la police constitue un véritable défi. L’hybridation des forces de sécurité se retrouve par exemple au Nigéria, où, sous la présidence de Goodluck Jonathan (2010-2015), l’armée a repris les fonctions d’une police trop faible, conformément à la Constitution de 1999[2] .
Avec cette nouvelle carte territoriale des conflits, il apparaît nécessaire d’appréhender les domaines de la sécurité et de la défense au Sahel au regard du tissu social de la zone. Les armées de la région sont le reflet des structurations traditionnelles en classes sociales, en castes, en clans et en ethnies. Par conséquent, le rapport des armées à certains territoires se définit parfois par leur abandon et par l’apparition de fractures internes culturelles et/ou linguistiques. Ainsi au Mali les militaires du sud du pays connaissent peu la langue et la culture des populations du nord. La présidence d’Adama Toumani Touré a soutenu tacitement de 2002 à 2012 les milices armées pro-gouvernementales[3] favorisant un recrutement basé sur des critères ethniques au lieu d’être orienté vers le renforcement des capacités des Forces armées maliennes (FAMa) en tant qu’armée nationale. Les forces armées sont dès lors susceptibles d’être prises à partie par une population qui les voit de plus en plus comme un ennemi ciblant certains groupes ethniques. En janvier 2013, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a accusé les armées maliennes d’avoir mené des représailles à l’encontre de plusieurs groupes ethniques dans le nord du pays, en particulier les Peuls et les Touaregs[4]. La méfiance voire les actions violentes opposant l’armée et la population sont des conséquences directes de la typicité des conflits au Sahel, et témoigne de la nécessité de rapprocher l’une et l’autre. Dans certains cas, ce lien est en outre dégradé par une corruption endémique à différents niveaux hiérarchiques. A titre d’exemple, un rapport d’audit publié le 26 février 2020 révèle des détournements de fonds dans le secteur de la défense au Niger[5], ayant empêché de nombreuses livraisons d’équipements et par conséquent entravé la lutte contre le jihadisme.
Ces défis font l’objet de réponses souveraines de la part des différents Etats de la région. A l’échelle nationale, de nombreux Etats modernisent leur armée, passant à un modèle plus souple et adapté aux contraintes locales. L’absence d’orientation et de doctrine écrite de l’armée malienne depuis l’indépendance du pays et jusqu’en 2012 a désormais laissé la place à une doctrine contre-insurrectionnelle, implicite, qui vise à transformer les FAMa en une armée capable de participer dans la longue guerre contre le terrorisme[6]. Le Mali, depuis 2012, a augmenté le budget alloué à la défense – 45 000 francs CFA par soldat en moyenne en 2012 contre 75 000 francs CFA en 2016[7] – et amélioré l’équipement de ses armées en commandant notamment quatre hélicoptères de combat MI-35 en 2016 à la Russie, ainsi qu’un avion cargo Casa 295 Airbus auprès d’Airbus Defence&Space[8]. Cet effort de modernisation repose sur la Loi d’Orientation et de Programmation Militaire (LOPM) pour la période 2015-2019 qui alloue un budget de 300 millions d’euros pour la force aérienne malienne[9]. Le pays a également travaillé à la reconstruction des institutions de défense en élaborant par exemple un programme de réforme de la justice militaire proposé en 2014 qui vise à améliorer la mise en oeuvre de l’action publique lorsque des militaires sont concernés, bien que peu de mesures concrètes aient été prises[10]. Cet effort de réforme se poursuit cependant dans le cadre de la MINUSMA et de la résolution 2364 du 29 juin 2017[11]. La consolidation des institutions est un facteur de cohésion, y compris au sein de l’armée où l’un des enjeux majeurs est le dépassement des conflits entre diverses factions, notamment entre bérets rouges et bérets verts[12] depuis le coup d’Etat de mars 2012[13]. L’indépendance dans la production d’équipements militaires est aussi en progression : le Nigéria produit ainsi sur son territoire des véhicules de combat blindés[14].
Une réponse à l’échelle régionale est aussi apportée, qui témoigne de la conscience d’une menace commune. La perspective actuelle repose sur l’endogénéisation de la sécurité à l’échelle régionale, en témoignent les initiatives de l’Union africaine qui a créé la Force africaine d’attente (FAA) en 2002 dans le cadre de l’architecture de paix et de sécurité africaine (APSA)[15], un projet toujours en construction, afin de former des contingents multidisciplinaires stationnés dans leurs pays et prêts à intervenir à tout moment. Dans la même lignée, le 27 février 2020, l’Union africaine a annoncé le déploiement de 3 000 soldats au Sahel, sans toutefois en préciser ni les modalités ni sa composition.[16] Enfin, l’organisation du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie, Niger, Mali, Tchad) créé le 14 février 2014 sous l’impulsion mauritanienne de l’Union africaine, entend à la fois lutter contre l’insécurité et mener des actions de développement. Le lancement le 2 juillet 2017 de la Force conjointe du Sahel témoigne d’une volonté de mutualiser les efforts pour lutter contre une menace transfrontalière commune. Le G5 Sahel a également une action dans le cadre de sa mission de développement, notamment au travers du Programme d’investissements prioritaires (PIP) élaboré en 2014, pour des projets de désenclavement, de gouvernance et d’accès aux ressources[17]. Cependant de nombreux obstacles persistent : une réponse à l’échelle régionale reste un défi au regard de l’absence de cohésion et de mandats clairs, et l’accumulation des projets et des cadres de coopération empêche de voir une stratégie globale se dessiner, et peut contribuer à alimenter un embouteillage sécuritaire[18]. L’efficacité de cette politique ainsi que sa capacité à résoudre les obstacles rencontrés par les armées nationales restent donc encore à démontrer.
Enfin, l’internationalisation des enjeux de sécurité permet de dresser un second état des lieux des réponses apportées au Sahel. Une partie de cette internationalisation peut s’expliquer par une pratique d’extraversion des Etats sahéliens. Le levier des opérations de maintien de la paix (OMP) permet une captation des aides internationales au prix de la mise en dépendance des armées de la région[19]. Les engagements dans les OMP ont trois principaux intérêts pour les armées africaines : le renouvellement du matériel, la revalorisation de la figure du militaire et la professionnalisation. Elle revêt également un intérêt financier : les indemnités de l’UA et celles de l’ONU, d’un montant respectif de 1 028 et 1 333 dollars US mensuels par soldat, présentent un écart significatif[20].
La présence de pays étrangers dans la région et les luttes d’influences y sont nombreuses. L’Union européenne entretient une relation privilégiée avec le Sahel sur le plan économique avec la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (APF) , et sur le plan opérationnel avec la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui engage des missions civiles ou militaires de gestion de crise, de prévention des conflits ou de maintien de la paix. Les Etats-Unis montent en puissance au Niger, avec sa plateforme de surveillance au Sahel[21]. La Russie et la Chine sont également présentes, notamment avec le projet des Nouvelles routes de la soie[22].
L’internationalisation de la gestion des conflits au Sahel des enjeux cherche à répondre aux mêmes défaillances que les initiatives régionales. La modernisation et l’adaptation du secteur de la défense au Sahel font l’objet de mesures internationales, par des accords de coopération militaire et de défense. Des armées nationales ou régionales sont formées, encadrées et financées par des puissances non africaines. Le rôle de l’Union européenne est prééminent dans ce domaine, et se traduit notamment par un soutien financier à l’Union africaine ainsi qu’aux organisations régionales, une implication financière au sein du G5 Sahel, avec une contribution initiale de 100 millions d’euros à la Force conjointe du G5 Sahel [23] et par des missions de formation des forces de sécurité locales, au travers notamment de la mission européenne EUCAP Sahel. [24]
L’internationalisation des conflits a des conséquences intérieures, positives comme négatives. Une étude du Centre d’études stratégiques pour l’Afrique a relevé en 2019 que la formation militaire internationale faisait l’objet de retours positifs des pays africains bénéficiaires.[25] Cependant la présence et l’action de pays étrangers peut donner lieu à des rejets, alimentés en premier lieu par un sentiment de subordination et de mise sous tutelle. L’opération Barkhane fait ainsi l’objet de rancoeurs au Mali [26] et plusieurs manifestations appellent à son départ[27].
Face aux déficiences des armées nationales, les forces occidentales et multilatérales interviennent mais leur priorité n’est pas, par définition, mise sur la reconstitution des fonctions régaliennes des Etats soutenus puisque ce sont avant tout des opérations de reconquête. Un volet de développement est prévu en parallèle. A titre d’illustration, l’opération Barkhane comporte une approche dite 3D pour « Défense, Diplomatie et Développement »[28], et dans la pratique les champs de la sécurité et du développement font l’objet d’opérations distinctes. Pour stabiliser la région et prévenir la radicalisation violente les actions de développement visent avant tout à garantir les conditions d’un développement économique créateur d’emplois. L’Alliance Sahel, lancée le 13 juillet 2017 sous impulsion franco-allemande associe les principaux partenaires du développement multilatéraux et bilatéraux des Etats du Sahel[29]. Elle a pour objectif de financer plus de 600 projets dans la zone pour un montant total de 9 milliards d’euros[30]. Les grandes puissances et les acteurs multilatéraux cherchent ainsi à concilier les deux approches, et les dernières doctrines et plans d’engagement de l’Union européenne au Sahel, et de la France avec l’opération Barkhane, vont dans cette direction[31], bien que ce soutien peine toujours à reconstituer durablement les forces nationales et régionales africaines.
Ainsi la typicité des conflits sahéliens et leur internationalisation peuvent être saisies comme des clés de lecture qui mettent en évidence les dynamiques générales et les réponses apportées au Sahel, dans une mise en œuvre à plusieurs échelles, à la fois nationale, régionale et internationale. De toutes ces stratégies différentes mises en place par les Etats, aucune ne semble encore avoir permis de trouver une solution reproductible.
[1] Les Peuls sont semi-nomades et pratiquent la transhumance. Dépourvus d’ancrage local, ils sont en conflit pour les pâturages avec les populations locales, comme les Touaregs et les Dogons dans le centre du Mali.
[2] Gouvernance, responsabilité et sécurité au Nigeria, Bulletin de la sécurité africaine n°31, Centre d’Etudes stratégiques de l’Afrique.
[3] Les armées nationales africaines depuis les indépendances, Philippe Hugon, Naïda Essiane Ango, Les notes de l’IRIS, avril 2018.
[4] Report of the Secretary-General on the situation in Mali – UN Security Council – publié le 10 juin 2013.
[5] « Niger: un audit révèle des détournements de fonds dans le secteur de la défense », RFI Afrique, publié le 28 février 2020.
[6] Forces armées maliennes, une lente reconstruction, Marc-André Boisvert In: Afrique Contemporaine n°260, 2016. pp 87 à 90.
[7] Forces armées maliennes, une lente reconstruction, Marc-André Boisvert In: Afrique Contemporaine n°260, 2016. pp 87 à 90.
[8] Malian MI-35 spotted ahead of delivery, DefenceWeb, publié le 10 juin 2019.
[9] « Un avion de transport C-295W livré à la force aérienne malienne », Opex.360, publié le 27 décembre 2016.
[10] Forces armées maliennes, une lente reconstruction, Marc-André Boisvert In: Afrique Contemporaine n°260, 2016. pp 87 à 90.
[11] Justice militaire et droits de l’homme: la Minusma outille hauts cadres civils et militaires, Maliweb, publié le 27 juin 2018.
[12] « Mali: les Bérets rouges, toujours debout », Jeune Afrique, publié le 29 juillet 2016.
[13] Mali: le putsch et le nord vus de Bamako, Johanna Siméant, Laure Traoré, SciencesPo-Ceri (CNRS), publié en octobre 2012.
[14] « Nigeria: des chars de combat fabriqués par des usines locales », Africanews, publié le 2 décembre 2019.
[15] L’APSA est apparue dans le contexte des années 1990 et a pour but de fournir à l’Union Africaine (UA), aux Communautés économiques régionales (CER) et aux Mécanismes Régionaux (MR) les instruments pour accomplir leur mandat en matière de paix et de sécurité en Afrique.
[16] « L’Union africaine compte déployer 3 000 soldats au Sahel », Le Monde Afrique, publié le 27 février 2020.
[17] La force conjointe G5 Sahel et l’Alliance Sahel – France Diplomatie, publié en juin 2019 – ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
[18] G5 Sahel : vote à l’arraché sur le déploiement d’une force africaine, Le Monde avec AFP Publié le 21 juin 2017.
[19] Bayart Jean-François. L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion. In: Critique internationale, vol. 5. 1999. Mémoire, justice et réconciliation, sous la direction de Pierre Hassner. pp. 97-120.
[20] La participation des forces armées africaines aux opérations de maintien de la paix. Une nouvelle manifestation des stratégies d’extraversion ?, Sonia Le Gouriellec, In: Afrique Contemporaine, pp 83-86, publié en 2016, n°260.
[21] « L’armée américaine perd un drone dans le nord du Niger », Le Monde Afrique, publié le 3 mars 2020.
[22] Présences chinoise et russe en Afrique: différences, convergences, conséquences, Eleftheris Vigne, Institut Royal Supérieur de Défense (IRSD), publié en Juillet 2018.
[23] Le G5 Sahel et l’Union Européenne renforcent leur coopération, Secrétariat permanent du G5 Sahel, publié le 29 mars 2019.
[24] BARKHANE: Formation de la mission européenne EUCAP Sahel au profit des forces armées nigériennes – ministère des Armées – publié le 15 janvier 2019.
[25] Evaluation des attitudes de la prochaine génération de professionnels du secteur de la sécurité en Afrique, Kwesi Aning et Joseph Siegle, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, Mai 2019.
[26] « La France a perdu la bataille de l’opinion », Mondafrique, publié le 16 décembre 2019.
[27] « Mali: la population manifeste son soutien à l’armée nationale et rejette la France », Le Figaro, Publié le 8 novembre 2019.
[28] Barkhane: Sécurité et aide à la population: la force, pleinement impliquée dans la stratégie 3D “diplomatie, défense, développement”, ministère des Armées, 10 mars 2020. L’approche 3D cherche à consolider les gains sécuritaires obtenus en œuvrant au retour de l’Etat et à l’amélioration des conditions de vie de la population en s’appuyant sur des acteurs de gouvernance et de développement.
[29] L’Alliance Sahel est un mécanisme de renforcement de la coordination des partenaires des Etats du Sahel pour une aide plus rapide, plus efficace et mieux ciblée. Elle compte 12 membres : la France, l’Allemagne, l’Union Européenne, la Banque africaine de développement, le programme des Nations-Unies pour le développement, la Banque mondiale, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Finlande. Les Etats-Unis et la Norvège sont des membres observateurs.
[30] La force conjointe G5 Sahel et l’Alliance Sahel – France Diplomatie – Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, publié en juin 2019.
[31] « L’armée française en quête d’une nouvelle stratégie au Sahel », Les Echos, 14 janvier 2020.