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Entre guerre et paix, un tournant dans le conflit yéménite
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Par Adrien Sémon

 

 

Mercredi 25 mars, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a appelé à une cessation des hostilités partout dans le monde afin de lutter contre la propagation du Covid-19[1].

 

Le prétexte paraît opportun pour l’Arabie saoudite, empêtrée depuis maintenant cinq ans dans la guerre civile yéménite dont elle cherche à s’extirper de manière honorable. L’enjeu est de taille pour le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) de plus en plus contesté au sein même de la famille royale. Symbole de cette crise interne à la monarchie saoudienne, l’arrestation au début du mois de plusieurs princes a démontré les failles du pouvoir détenu par MBS[2]. Aussi, l’Arabie saoudite a répondu favorablement à l’appel d’une trêve avec les Houthis proposée par l’ONU. Le président du Comité révolutionnaire, Mohammed Ali al-Houthi, a exprimé sur son compte Twitter ses espoirs de voir ce cessez-le-feu se « traduire de manière concrète ». Abdul-Malik al-Houthi a quant à lui indiqué, dans un discours télévisé, que son mouvement était « prêt à la paix et à stopper la guerre si l’agresseur conçoit sérieusement d’arrêter l’agression et le siège »[3].

 

Ces derniers développements ravivent les espoirs de la fin d’année 2019, période du conflit ayant connu le plus faible niveau de tensions. À la suite des attaques attribuées à l’Iran contre les sites d’Aramco le 14 septembre 2019, Medhi al-Machat, président du Conseil politique suprême, avait annoncé que les Houthis cesseraient les attaques sur le sol saoudien[4] et proposait dans son discours du 21 septembre une « initiative de paix » à l’Arabie saoudite[5]. A la suite des accords de Stockholm de décembre 2018 –approuvés par la résolution 2451 de l’ONU et mettant en place un cessez-le-feu à Hodeida et Taiz – des échanges de prisonniers ont eu lieu entre les belligérants à la fin de l’année 2019. Dans le même temps, les accords de Riyad en novembre, en prévoyant un partage égalitaire du pouvoir entre le Conseil de Transition du Sud (CTS) et le gouvernement Hadi, mirent provisoirement fin aux tensions qui culminèrent entre juillet et août 2019[6].

 

Cette période de détente prit fin brutalement le 18 janvier. Ce jour vit le déclenchement surprise d’une énième offensive sur Nihm par les forces coalisées, verrou stratégique vers la capitale Sanaa. La réaction houthie ne se fit pas attendre : le camp d’al-Estiqbal situé dans la ville de Marib fut la cible de missiles et de drones armés. Depuis, les combats font rage sur le front est, à tel point que, Saleh al-Jabwani, alors ministre des Transport du gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale, déclara mi-février sur la chaîne Al Araby TV que « le dialogue entre les deux partis [Saoudiens et Houthis] est futile »[7].

 

Si à présent l’envoyé spécial de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, se réjouit de récentes manifestations de bonne volonté de part et d’autre, des obstacles à la réalisation d’une trêve de grande ampleur subsistent toutefois.

 

À cause du conflit, 24 des 28 millions de yéménites ont besoin d’une assistance humanitaire. Famine, choléra et guerre font affluer des milliers de civils vers des hôpitaux bien souvent démunis en matériel. Le coronavirus ne fait que s’ajouter à cette liste de calamités qui accablent la population depuis désormais cinq ans. Dans ces conditions, croire que la pandémie actuelle va radicalement changer la situation est peut-être trop optimiste. Un porte-parole de l’USAID – l’agence d’aide internationale des Etats-Unis – a d’ailleurs déclaré qu’à compter du 27 mars, l’aide allouée au Yémen serait de plus en plus réduite à cause des « interférences inacceptables » des Houthis dans la distribution de cette aide[8].

 

Le rapport de l’International Crisis Group du 17 mars conseille au contraire d’alléger la pression économique qui pèse sur les Houthis. Ces derniers posaient en effet une condition sine qua non à leur proposition de paix du 21 septembre dernier : l’Arabie saoudite devait lever son embargo terrestre, maritime et aérien. Il est primordial pour eux de permettre le libre-passage des navires à Hodeida, d’autoriser le trafic aérien avec Sanaa et d’œuvrer à la création d’un mécanisme national de collecte des impôts et de distribution des salaires[9]. Pour éviter l’effondrement de leur économie, les Houthis ont interdit le 19 décembre dernier la circulation de la monnaie fortement dépréciée émise par la banque centrale d’Aden[10]. Cela a néanmoins pour effet d’accroître la pression économique due à l’embargo ainsi que le mécontentement de la population, autant de conditions peu propices à un apaisement des tensions.

 

D’autre part, il est des raisons de penser que les Houthis ne s’arrêteront pas de combattre s’ils pensent pouvoir asséner un coup décisif au gouvernement Hadi. Or justement, les Houthis ont pris l’ascendant sur le front nord-est, ayant conquis 2500km2 de terrain[11]. Le 1er mars, la capitale du gouvernorat de Al-Jawf, Al-Hazm, est tombée entre leurs mains, laissant presque sans défense le reste du gouvernorat frontalier avec l’Arabie saoudite.

 

En conséquence, Marib, capitale du gouvernorat qui porte son nom, demeure l’ultime grand bastion septentrional des forces gouvernementales et coalisées. Au 10 mars, après avoir avancé jusqu’à la base militaire d’Al-Labanat, les rebelles avaient massé 12 000 combattants sur plusieurs fronts autour de Marib[12]. Bien que les Houthis paraissent en mesure de s’emparer de la ville, ils ont préféré temporiser début mars en entrant en pourparlers avec les tribus locales. Ils leur ont proposé une suspension de leur avancée contre du pétrole, du gaz et un accès à l’électricité[13]. Désormais, les milices du parti Islah et les militaires pro-Hadi sont retranchés dans les camps de Sann al-Jinn et de Tadawin au nord de la ville. Ceux-ci sont régulièrement ciblés par des missiles. La base de Kufil, qui protégeait l’accès à la ville par l’ouest, a dû être évacuée le 20 mars par les forces saoudiennes[14].

 

Les enjeux qui recouvrent désormais la bataille pour Marib sont déterminants. Par sa conquête, les Houthis confineraient les forces pro-Hadi dans le sud du pays, sécuriseraient tout le front nord-est et mettraient fin à la menace terrestre qui pèse sur Sanaa. Par ailleurs, la prise de Marib, située au croisement des routes N17 et N5, interdirait aux forces gouvernementales l’accès aux champs pétrolifères et à la raffinerie de Safer situés sur la route N5. Ceux-ci ne seraient plus défendus que par le camp militaire de Ruwaik. Marib, la clef de l’accès aux hydrocarbures, peut faire basculer la suite du conflit.

 

C’est bien la crédibilité du gouvernement de Mansour Hadi, de même que celle de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui sont en jeu. Le premier pourrait, en cas de défaite, se voir marginalisé en tant qu’autorité politique. Le risque de fragmentation du camp gouvernemental est patent, d’autant plus que les tensions réapparaissent entre le CTS et les partisans de Mansour Hadi. Les accords de Riyad n’ont pas été respectés puisque le CTS a suspendu sa participation à tous les comités créés à leur suite[15]. Le régiment d’armée présent à Socotra a même changé d’alliance pour le CTS, donnant le contrôle de l’île au mouvement séparatiste soutenu par les Émirats arabes unis[16].

 

Sur le plan diplomatique, la prise de Marib renforcerait encore la suprématie des Houthis, qui pourraient alors se montrer encore plus intransigeants dans leurs demandes et dicter leurs termes aux Saoudiens. Même en position de faiblesse, il est probable que le gouvernement internationalement reconnu préfère l’absence de solution à la négociation[17]. Dès lors, c’est l’intégralité des maigres acquis de la médiation onusienne qui est aujourd’hui menacée.

 

Le cessez-le-feu fragile à Hodeida entre les Houthis, qui conservent le contrôle de la ville, et les forces pro-gouvernementales, qui sont localisées dans les faubourgs sud et est, pourrait être rompu définitivement. La bande côtière aux mains de ces dernières constitue une épée de Damoclès dont les Houthis aimeraient bien se débarrasser. Le retrait à l’été dernier des forces émiriennes qui tenaient la région[18], ainsi que le retrait de 10 000 soldats soudanais en décembre 2019[19] rendent cette éventualité probable dans le cas où les Houthis parviendraient à s’emparer de Marib et à sécuriser leur front est.

 

Malgré l’appel à une cessation générale des hostilités lancé le 25 mars par António Guterres et l’accueil positif qui lui fut accordé par les belligérants yéménites, le spectre de l’impasse diplomatique et la guerre à outrance perdure. Samedi 28 mars, des missiles balistiques furent interceptés au-dessus de Riyad et de Jizan en provenance du Yémen. Ces attaques furent revendiquées le lendemain par le général Yahya al-Sari, porte-parole militaire des Houthis.

 

SOURCES ET REFERENCES :

 

[1] https://news.un.org/fr/story/2020/03/1065192

[2] https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/arabie-saoudite-les-dernieres-arrestations-de-mohammed-ben-salmane-exposent-la-faiblesse

[3] https://www.middleeastmonitor.com/20200327-yemens-al-houthi-offers-to-exchange-saudi-pilots-for-hamas-prisoners/

[4] https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/saudi-arabia-and-yemens-rebels-were-making-rare-progress-in-peace-talks-then-new-violence-flared/2020/02/03/85f3bf64-4464-11ea-99c7-1dfd4241a2fe_story.html

[5] http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20190921-yemen-rebelles-houthis-proposent-paix-arabie-saoudite

[6] https://www.middleeastmonitor.com/20191213-riyadh-agreement-the-start-of-a-peace-process-or-the-beginning-of-a-new-war/

[7] https://www.middleeastmonitor.com/20200217-yemen-minister-houthi-saudi-dialogue-is-unequal/

[8] En 2019, cette aide humanitaire de la part de l’USAID s’élevait à 746 millions de $. https://www.middleeasteye.net/fr/live/coronavirus-suivez-lactualite-dans-la-region-mena

[9] International Crisis Group, « Preventing a Deadly Showdown in Northern Yemen », 17 mars 2020.

[10] https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/les-billets-de-banque-nouveau-champ-de-bataille-dans-le-conflit-yemenite

[11] https://uprising.today/marib-tribes-prepared-to-hand-over-city-to-national-salvation-government-of-yemen/

[12] https://newyemenen.com/12-thousand-of-ansar-allahs-troopers-mass-at-marib-city-gates/

[13] International Crisis Group, « Preventing a Deadly Showdown in Northern Yemen », 17 mars 2020.

[14] https://english.iswnews.com/12287/latest-updates-on-yemen-20-march-2020/

[15] https://www.middleeastmonitor.com/20200102-yemens-stc-suspends-participation-in-riyadh-agreement-committees/

[16] https://www.middleeastmonitor.com/20200228-second-army-regiment-rebels-against-yemen-government-in-socotra/

[17] International Crisis Group, « Preventing a Deadly Showdown in Northern Yemen », 17 mars 2020.

[18] https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/retrait-emirati-un-nouveau-chapitre-de-la-guerre-au-yemen

[19] https://sudantribune.com/spip.php?article68660

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