Que ce soit en Afghanistan, en Syrie, en Irak ou au Nigéria, les femmes sont le plus souvent considérées comme les victimes des groupes salafistes-djihadistes. L’insurrection de Boko Haram dans la région du Lac Tchad (voir illustration) ne fait pas exception. Si la majorité de la population féminine de cette région est en effet victime de ce conflit, une partie de ces filles et femmes ont pourtant choisi de rejoindre le groupe armé.
Depuis sa création en 2002 par Mohammed Yusuf, le Jama’atu Ahl al-Sunna- li-Daw’a wa-l-Jihad (JAS, le véritable nom de Boko Haram) ambitionne d’instaurer dans la région du Lac Tchad un Califat régi par la Charia. Pour atteindre cet objectif, le groupe recherche depuis ses débuts le soutien de la population musulmane, et notamment celui des femmes. A la fois épouses, mères, soutiens moraux, rarement combattantes,elles jouent en effet un rôle crucial dans le djihad mené par le JAS et sa faction dissidente, l’Etat Islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO)[1].
Que des femmes choisissent librement d’intégrer ces groupes armés semble au premier abord incompréhensible : pourquoi rejoindraient-elle le JAS, par exemple, alors que cette organisation s’est spécialisée dans l’enlèvement et les attentats-suicides forcés de jeunes filles ?
Certaines parcourent pourtant jusqu’à des centaines de kilomètres pour s’engager[2]. Les témoignages rapportés par plusieurs enquêtes de terrain suggèrent que pour la majorité d’entre elles, la gouvernance proposée par ces groupes djihadistes offre une meilleure qualité de vie que celle qu’elles pouvaient espérer en restant sur les territoires contrôlés par les Etats de la région du Lac Tchad[3].
La situation des femmes au Nord-Est du Nigéria
L’attirance des femmes pour ces groupes armés ne peut être compris sans prendre en compte le contexte politique, social, économique et religieux dans lequel elles vivent. La suite de cet article se concentre sur les 6 Etats du Nord-Est du Nigéria, qui constituent la zone de recrutement principale du JAS et de l’EIAO.
Cette région est sujette à une pauvreté de grande échelle : en 2017, 76,8% de sa population vivait en dessous duseuil de pauvreté national[4]. A cette précarité s’ajoute une corruption endémique qui touche les institutions séculaires comme religieuses (le Nigéria était classé 146e sur 180 par le Corruption Perception Index de Transparency International en 2019[5]), qui entrave fortement un accès aux services publics déjà faible en plus d’accroître la méfiance des habitants envers leurs gouvernants[6].
Les femmes musulmanes du Nord-Est sont particulièrement vulnérables car elles subissent une double-contrainte : en plus de vivre dans un environnement dégradé, elles évoluent dans une société fortement patriarcale qui les considèrent avant tout comme des épouses et des mères. Leur autonomie et leurs opportunités économiques et sociales sont en conséquence très restreintes. Leuréducation, qu’elle soit publique ou religieuse, est loin d’être une priorité en comparaison de leur statut marital. Tandis que l’âge médian du premier mariage pour les femmes de cette région est de 16 ans[7], la majorité d’entre elles est illettrée et non-scolarisée : en 2013, 64,4% n’étaient jamais allées à l’école laïque, et 69,9% étaient incapables de lire une phrase, contre respectivement 44,7 et 48,3% des hommes[8].
Les droits et les devoirs des femmes étant par ailleurs définis sous le prisme du mariage et de la maternité, le régime légal appliqué dans cette région – qui superpose lois séculaires, coutumières et religieuses – les place en position de subordination par rapport aux hommes. Leur sécurité, économique comme physique, dépend ainsi de leur entourage masculin. La propriété foncière en est une très bonne illustration : l’héritage de ces biens étant patrilinéaire, seuls 4% des propriétaires de la région sont des femmes[9].
Du fait de leur cantonnement à la sphère privée, elles sont enfin très peu représentées au sein des institutions politiques, ce qui réduit fortement leur capacité à faire évoluer leurs droits. En 2007, seulement 6 des 360 députés membres des parlements des douze États du Nord étaient des femmes[10]
Le JAS et l’EIAO : la promesse d’une meilleure gouvernance
Le JAS et l’EIAO ont parfaitement su exploiter les faiblesses du système nigérian pour attirer des jeunes femmes dans leurs rangs. D’après le témoignage de « revenantes », la gouvernance qu’ils proposent au sein de leurs camps présente en effet de nombreux avantages en comparaison à celle de l’Etat.
La perspective d’une amélioration de leur situation économique et sociale apparaît comme le moteur principal de leur engagement. L’accès au statut d’épouse étant souvent leur seul moyen d’élever leur statut social, le JAS et l’EIAO ont rendu le mariage avec leurs combattants plus attractif afin d’attirer des jeunes filles. Un des incitatifs majeurs créés est le paiement de la dot directement à la future mariée plutôt qu’à sa famille, ce qui permet aux femmes de jouir d’une plus grande autonomie financière[11]. Le confort matériel est une motivation supplémentaire pour rejoindre les camps du JAS et de l’EIAO : en raison du port du voile et de la pratique obligatoire de la purdah (pratique de l’isolation partielle à totale de l’épouse), elles sont exemptées de travaux physiques et pénibles qu’elles n’auraient pas pu éviter dans d’autres circonstances[12]. Luxe rare dans cette région, certaines d’entre elles ont accès à des soins médicaux pour leur accouchement[13].
La perspective d’assister à des classes coraniques est également un moteur important qui pousse les femmes à rejoindre ces groupes armés. La plupart d’entre elles, provenant de zones rurales, n’ont en effet jamais eu l’opportunité de connaître les textes de leur religion, voire n’ont eu accès à aucune forme d’éducation. Or, cette connaissance religieuse est fortement valorisée socialement[14].
A ces incitatifs économiques et sociaux s’ajoute la protection dont les femmes espèrent bénéficier en vivant dans des camps régis par la Charia. De leur point de vue, son application est attractive à deux titres.
D’une part, la loi islamique est considérée par beaucoup d’entre elles comme la gageure d’une société morale et d’élites bienveillantes. Cet avis est partagé par une partie significative de la population musulmane du Nord-Est : alors que le système juridique et législatif séculaire appliqué depuis l’indépendance est rendu responsable de la persistance de la pauvreté, de la corruption et du manque de services publics, la Charia est a contrario associée à la provision de biens publics, à des élites morales et à une meilleure sécurité[15].
D’autre part, certaines lois coraniques garantissent mieux les droits des femmes que les normes juridiques séculaires et coutumières. Ainsi, là où le Code Pénal autorise le mari « à prendre des mesures pour corriger sa femme »[16], de nombreuses revenantes mentionnent l’existence de cours judiciaires au sein des camps pour porter plainte contre leurs maris abusifs[17]. Ces récits sont évidemment à nuancer : les violences conjugales ou la prédation sexuelle peuvent être une réalité de la vie sous le JAS ou l’EIAO. Néanmoins, ils témoignent d’une amélioration de la sécurité des femmes par rapport à leur condition habituelle au Nord-Est du Nigéria[18].
Si les facteurs socio-économiques sont prééminents dans leur décision de s’engager, cela ne signifie pour autant pas qu’elles n’adhèrent pas à l’idéologie salafiste djihadiste prônée par ces groupes armés. Certaines d’entre elles deviennent de ferventes supportrices du djihad contre l’Etat Nigérian, en général après avoir étudié les textes coraniques selon les grilles de lecture du JAS et de l’EIAO. D’anciennes membres interviewées ont ainsi ouvertement déclaré leur soutien au califat et aux violences contre les musulmans considérés comme « infidèles ». Le nombre de femmes dans ce cas – et leur degré de dangerosité – est cependant difficile à estimer : les connaissances sur le sujet sont basées sur des témoignages de revenantes qui vivent de nouveau dans des zones contrôlées par l’État, et qui ont donc tout intérêt à mentir[19].
En rejoignant le JAS et l’EIAO, la grande majorité des « revenantes » interviewées n’étaient à pas motivées par des considérations religieuses, mais simplement séduites par la perspective d’améliorer leurs conditions de vie. Leurs témoignages mettent en lumière la centralité des facteurs socio-économiques dans la participation et le soutien des femmes à l’insurrection.
Ils permettent également de nuancer la réalité de leur engagement : loin de se conformer à une vision binaire qui les réduirait soit à des victimes impuissantes, soit à des fanatiques religieuses, leur adhésion est avant tout un moyen de promouvoir leurs intérêts.
SOURCES ET REFERENCES :
[1]ANYADIKE Obi, « Coerced or committed? Boko Haram’s female suicide bombers », site du New Humanitarian, publié le19 Avril 2016, consulté le 5 Février 2020.
[2]International Crisis Group, “Nigéria: les femmes et Boko Haram”, Rapport Afrique n°242, 5 décembre 2016 (traduit de l’anglais), page 11.
https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/242-nigeria-les-femmes-et-boko-haram-french.pdf
[3]Voir notamment ANYADIKE Obi, « Coerced or committed? Boko Haram’s female suicide bombers » ; International Crisis Group, “Nigéria: les femmes et Boko HaramMercy Corps, « Motivations and Empty Promises – Voices of Former Boko Haram Combatants and Nigerian Youth » (Avril 2016); MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, (Zed Books Lrd., Londres, 2017).
[4]“Northeast Nigeria Response Health Sector Bulletin #32 » publié par le gouvernement de l’Etat du Borno et le Health Sector Nigeria le 30 Septembre 2017, consulté le 6 Février 2020.
[5]“Nigeria” site de l’organisation Transparency International,consulté le 5 Février 2019. https://www.transparency.org/country/NGA
[6]MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, pages 37 et 40.
[7]« National Population Commission (NPC) of Nigeria and ICF International, “Nigeria- Demographic and Health Survey 2013” (publié à Abuja, Nigeria et au Maryland, USA; par la NPC et ICF International; Juin 2014), page 57 : https://www.dhsprogram.com/pubs/pdf/FR293/FR293.pdf
[8]Ibid., pages 34 et 37.
[9]Cité dans International Crisis Group, “Nigéria: les femmes et Boko Haram ».
[10]Ibid., page 2.
[11]MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, page 60.
[12]International Crisis Group, “Nigéria : les femmes et Boko Haram”, page 6.
[13]MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, pages 125-126.
[14]International Crisis Group, “Nigéria : les femmes et Boko Haram, page 12.
[15]DEKKER Albert et OSTIEN Philip, « l’application du droit pénal islamique dans le Nord-Nigéria », Afrique Contemporaines, n° 231(2009), pages 247-248 ; KENDHAMMER Brandon, passage de son livre Muslim Talking Politics – Framing Islam, Democracy, and Law in Northern Nigeria(University of Chicago Press, USA, 2016), cité dans MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, (Zed Books Lrd, Londres, 2017), p 36.
https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2009-3-page-245.htm
[16]International Crisis Group, “Nigéria : les femmes et Boko Haram », page 2.
[17]MOAVENI Azadeh, « What Would Make a Woman Go Back to Boko Haram? Despair”, site de l’International Crisis Group, 14 janvier 2019
[18]MATFESS Hilary, Women and the War on Boko Haram – Wives, Weapons, Witnesses, pages 60-61.
[19]Ibid., page 128.