Par Naël Madi
« Que tel est pris qui croyait prendre » La Fontaine, Le rat et l’huître.
Le Moyen-Orient offrait à chaque décennie son année de paix, la première, avant de replonger le monde dans les tréfonds des apories. Ainsi le 11 septembre 2001 avait lancé le siècle sous le signe des démocraties contre le terrorisme ; 2011 annonçait une décennie de révolutions déchues sous les affres jihadistes où l’Occident tentait tant bien que mal de ne plus reproduire les erreurs de ses engagements passés.Georges W. Bush fut le grand instigateur de ces vingt années malheureuses pour le monde musulman. Le discours sur l’ « Axe du mal » en 2002 mit subitement fin à une courte coopération entre Téhéran et Washington mais surtout posa les bases d’un face-à-face dangereux. Une guerre restée froide tant les Etats-Unis avaient besoin de l’Iran afin de lutter contre les Talibans, maintenir l’unité de l’Irak et combattre l’Etat Islamique. Aujourd’hui, les enjeux ont changé : les Talibans sont redevenus fréquentables, l’Etat Islamique a été vaincu militairement et Donald Trump a toujours souhaité quitter la région pour concentrer ses forces contre la Chine. Ainsi, depuis 2002, la République islamique et les Etats-Unis ont joué à l’équilibriste au bord du gouffre, sans jamais y tomber malgré les grands cris d’Israël qui a tant souhaité une réponse militaire au nucléaire iranien.
En maintenant la paix avec les Etats-Unis, l’Iran a depuis vingt ans réussi à étendre très largement sa sphère d’influence au Moyen-Orient, et ce à l’encontre des intérêts américains. Un homme incarnait cette liberté d’action iranienne, cette tentation hégémonique selon les dires de Jean-Yves Le Drian : Qassem Souleimani. Sûrement le plus grand contempteur de Washington, élevé au rang de légende de son vivant, cet adepte du culturisme adulé pour ses prouesses durant la guerre Iran-Irak n’a cessé d’accroître la puissance iranienne depuis son accession à la tête des forces al-Quds en 1998. Son objectif était triple : éloigner la guerre du territoire iranien, bouter les Etats-Unis hors du Moyen-Orient, réaliser un croissant chiite de la Méditerranée jusqu’à l’Afghanistan.
Son assassinat par frappes de drone le 3 janvier près de l’aéroport de Bagdad signe l’échec post-mortem de sa stratégie de défense du territoire national iranien. Aujourd’hui la guerre menace l’Iran. A force de provocations Qassem Souleimani avait rendu inévitable une réponse américaine jusqu’alors très (trop) prudente. Une nouvelle absence de réaction américaine aurait encore affirmé la victoire stratégique iranienne. Or nul ne peut se jouer indéfiniment du déséquilibre des rapports de force. Qassem Souleimani l’apprît à ses dépens. Le peu de précautions prises pour assurer sa sécurité démontre que le chef des al-Quds ne s’imaginait pas une telle réaction.
Comme le remarque l’ancien général américain David Petraeus, les Etats-Unis devaient rétablir une échelle de dissuasion. C’est ce que Trump fît en décidant l’assassinat du leader chiite.
Aujourd’hui, les chiites pleurent par millions la mort de leur héros et tous crient vengeance. Mais passé le temps des émotions, l’heure de l’édification de la stratégie vengeresse iranienne s’annonce bien ardue. En effet, la République islamique et ses affidés savent que toute action menée à l’encontre des intérêts américains entraînera une riposte « excessive ». Le jeu du chat et de la souris est désormais achevé, les lignes rouges établies.
Donald Trump et son Etat-major en décidant l’assassinat se sont enfermés dans une spirale militaire destructrice : frapper très puissamment pour éteindre toute volonté d’action de ses adversaires. Cette stratégie américaine se calquerait en certains points sur celle adoptée en 1991 contre l’Irak : destruction des institutions politiques et des forces armées amenant la soumission du régime en échange de son maintien. Malgré la force de son croissant chiite et ses capacités militaires pour mener une guerre asymétrique, l’Iran reste fragilisé par les mouvements de contestation contre son régime, une économie très sinistrée par les sanctions économiques, une santé fragile de son leader Khamenei dont la succession n’a pas été décidée.
Le monde craint la réaction de l’Iran, les discours alarmistes se répandent, mais c’est bien la République islamique qui tremble : l’épée de Damoclès est au-dessus de Téhéran, non de Washington.