Par Solweig Ogereau-Legay (contributrice extérieure)
L’empereur Naruhito a été intronisé le 22 octobre; le Premier ministre sud-coréen Lee Nak-yon s’est rendu à la cérémonie. Ce dernier a discuté avec Shinzo Abe, le Premier ministre japonais, afin d’apaiser les récentes tensions qui empoisonnent leur relation. Les frictions nippo-coréennes remontent à la fin de la Seconde guerre mondiale et les décisions juridiques de cours sud-coréennes au sujet de réparations d’entreprises japonaises au profit de la Corée du Sud ont réveillé les mésententes. Celles-ci sont à analyser dans un contexte particulier : celui d’un rapprochement entre les deux Corées, lequel semble avoir modifié de manière substantielle les relations de la Corée du Sud avec le Japon, voire l’équilibre régional. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir aussi bien sur les liens diplomatiques entre Shinzo Abe et Moon Jae-in que sur ceux de ce dernier avec Kim jong-un. Ces revirements ne sont pas sans conséquence pour la région.
La relation entre la Corée du Sud et le Japon a connu des difficultés récemment, qui ne sont pas surprenantes au regard de l’histoire. L’occupation de la péninsule coréenne entre 1910 et 1945 par le Japon a été violente ; de nombreux Coréens furent contraints de travailler au profit de la puissance nippone. La question des « femmes de réconfort »[1], en particulier, continue de parasiter la relation entre les deux pays. Ce système de prostitution, institué par l’armée japonaise, est mis en avant pour dénoncer les actes brutaux de l’empire. Les deux pays se disputent également la souveraineté sur les îlots Dodko (ou Takeshima pour les Japonais), administrés par la Corée du Sud. Les tensions ressurgissent régulièrement, comme ce fut le cas en 2012-2013, en raison de la visite du président sud-coréen Lee Myung-Bak aux îles Dodko[2]. Il est certain que la politique du Japon en matière de mémoire a été très différente de celle de l’Allemagne. Jean-Marie Bouissou évoque des raisons culturelles : les excuses seraient « à usage interne ». En outre, s’excuser auprès de ses voisins signifierait que les dirigeants donnent « plus de valeur au jugement de ces étrangers qu’à celui de leurs concitoyens. Ce serait renier le Japon. »[3]
Une relation formelle existe néanmoins, régie par des accords signés. La reprise des relations diplomatiques de 1965 a été accompagnée d’un accord de normalisation. Plusieurs dirigeants ont présenté des excuses au nom du Japon. En 1984, l’empereur Hirohito et le Premier ministre Nakasone exprimèrent, « pour la première fois, des excuses officielles au plus haut niveau » [4]. Kato Koichi, alors secrétaire du gouvernement japonais, a reconnu en 1992 la responsabilité du Japon sur la question des femmes de réconfort. En 2015, Shinzo Abe s’est excusé auprès de toutes les femmes qui ont subi ce traitement ; une « Fondation Réconciliation et guérison » destinée à leur apporter une aide psychologique et leur permettre de retrouver leur honneur et leur dignité, largement financée par le Japon, a été créée. Un accord militaire a également été adopté. Le GSOMIA (General Security of Military Information Agreement), entré en vigueur en 2016, permettait aux deux pays d’échanger du renseignement militaire, notamment sur la Corée du Nord, ses activités nucléaires et liées à son programme de missiles[5].
La Corée du Sud a cependant décidé, le 22 août, de ne pas renouveler cet accord qui expire en novembre 2019. Cela fait suite à une récente escalade, qui a débuté lorsqu’un tribunal sud-coréen a décidé de la saisie et de la distribution des actifs d’une société japonaise. Cette décision s’appuyait sur un verdict de la Cour Suprême datant de 2018, laquelle ordonnait aux compagnies japonaises de s’acquitter d’une compensation pour le travail forcé ayant eu lieu lors de l’occupation[6]. Le président Moon refuse également la mise en œuvre de l’accord de 2015 sur la fondation citée précédemment et ne veut pas le renégocier[7]. En réponse, le Japon a alors décidé de restreindre la vente de matériaux high-tech, dont la Corée du Sud a besoin pour la fabrication de puces électroniques. Le gouvernement japonais a ensuite retiré la Corée du Sud des pays bénéficiant du statut d’export par voie rapide. Les Sud-Coréens ont alors répliqué en retirant le Japon de sa « liste blanche » de partenaires commerciaux de confiance[8]. Le ministre des Affaires étrangères japonais a néanmoins exprimé son désaccord concernant le non-renouvellement de l’accord sur le renseignement, estimant qu’il s’agissait là d’une « totale erreur de jugement de la situation de sécurité régionale »[9].
Ce revirement doit se lire à la lumière d’un renforcement des tentatives de dialogue de la Corée du Sud avec la Corée du Nord. Le président Moon Jae-in, élu en mai 2017 dans un contexte de fortes tensions avec le voisin nord-coréen, prône le dialogue intercoréen. Il avait d’ailleurs contribué au deuxième sommet entre les deux Corées, de 2007[10]. Les Jeux Olympiques de Pyeongchang, en 2018, ont été l’occasion d’un rapprochement. Les deux dirigeants coréens se sont même rencontrés en trois occasions en 2018. Le président sud-coréen est, en outre, favorable à un allégement des sanctions envers l’État nord-coréen, dans le but d’encourager les négociations[11]. Il a d’ailleurs contribué à faciliter les pourparlers entre Donald Trump et Kim Jong-un.
La position du Japon est en cela très différente : privé d’une place à la table des négociations[12], Shinzo Abe exprime des positions plus dures. A ses yeux, le nucléaire nord-coréen doit continuer à faire l’objet de fortes sanctions, de « pression maximale »[13]. Les Japonais insistent pour maintenir celles déjà en place ; le Premier ministre nippon a œuvré à la surveillance de leur mise en œuvre avec la France, le Canada et le Royaume-Uni, en recourant à des patrouilles et de la surveillance maritime[14]. Il est évident que la réconciliation et les rapprochements entre Coréens du Sud et du Nord n’ont pas la même importance pour le Japon, mais il faut surtout noter que la méfiance du Premier ministre Abe s’explique aussi par l’enlèvement de citoyens japonais par les Nord-Coréens dans les années 1970 et 1980[15]. Il a exprimé en mai sa volonté de pourparlers « sans condition » avec la Corée du Nord. Mais les déclarations de Kim Jong-un du 7 novembre, insultant le Premier ministre Abe et refusant de l’accueillir à Pyongyang, mettent fin à cette tentative.
Les Sud-Coréens sont, eux, de plus en plus méfiants envers leurs voisins nippons. Un récent sondage a ainsi montré qu’ils seraient plus favorables à la Corée du Nord et à la Chine qu’au Japon de Shinzo Abe[16]. Cela s’explique autant par l’évolution des discussions avec la Corée du Nord que par la relation diplomatique de la Corée du Sud et du Japon, qui demeure tendue. Près de 60% des personnes ayant répondu au sondage estiment qu’il faut avoir une double approche (« Two Track Approach »), l’une correspondant aux questions historiques, l’autre aux questions sécuritaires et économiques. Néanmoins, il est évident que la politique nationaliste et pro-militariste de Shinzo Abe ne rassure pas les Sud-Coréens, ce qui contribue à expliquer cette mauvaise image. Il cherche en effet à réviser la constitution, de façon à ce que le Japon puisse de nouveau avoir une armée, et non plus une Force d’autodéfense comme c’est le cas depuis 1954, forte de plus de 240 000 hommes, et qui, depuis 2016, peut intervenir à l’étranger. L’article 9 de la constitution japonaise datant de 1947 précise en effet que le pays « renonce à jamais à la guerre »[17]. Le pays investit fortement dans sa défense anti-missile, et a adopté un budget de 50 milliards de dollars en décembre 2018, une hausse de 2% qui reste néanmoins sous la barre de 1% du PIB[18]. Si le gouvernement justifie ces choix par la menace nord-coréenne, il n’est pas surprenant que la Corée du Sud s’inquiète de cette augmentation du budget et de l’affirmation militaire de son voisin, au vu des tensions historiques qui les opposent.
Les récentes tensions entre le Japon et la Corée du Sud pourraient, en outre, remettre en cause certains équilibres dans la région. Les Etats-Unis sont les premiers à s’alarmer de la situation. Il faut d’ailleurs noter que l’augmentation du budget militaire japonais peut aussi s’expliquer par le recul américain dans la région, et que le gouvernement japonais a acheté l’an dernier un nombre record d’armes américaines (5,3 milliards d’euros au taux de change de septembre 2018)[19]. Le Japon cherche ainsi à préserver les relations nippo-américaines, autant d’un point de vue commerciale que militaire. La décision de la Corée du Sud de ne pas renouveler le GSOMIA a donc contrarié le Japon comme son partenaire américain (l’accord avait été conclu sous l’égide des États-Unis)[20]. Cela signifie en effet moins de partages de renseignement au sujet de la Corée du Nord, mais aussi de la Chine, ce qui risque d’entraver la stratégie américaine en Indopacifique[21].
Certains s’inquiètent de l’opportunité que ce revirement pourrait constituer pour la Chine. Celle-ci s’est d’ailleurs présentée comme médiatrice, notamment lors d’une réunion trilatérale des ministres des Affaires étrangères chinois, japonais et sud-coréen fin août, les encourageant à poursuivre les discussions pour résoudre leurs différends[22]. Shinzo Abe a pourtant refusé de rencontrer son homologue en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies[23], malgré la demande de Moon Jae-in de voir les Etats-Unis jouer un rôle dans la solution du conflit les opposant[24]. Si les deux pays dépendent grandement de la Chine économiquement, la Corée du Sud est plus encline à un rapprochement avec les Chinois (pour lesquels le pays est le quatrième partenaire commercial). Le rôle de la Chine est primordial dans le processus de réunification des deux Corées. Le gouvernement de Beijing est en effet le principal partenaire commercial de la Corée du Nord, qui soutient le régime communiste et cherche à éviter un afflux de réfugiés[25]. Les liens entre les deux pays ont certes été affectés par les sanctions envers la Corée du Nord (les importations de produits nord-coréens par leur voisin auraient chuté de 88% en 2018 selon les déclarations de la Chine, et les exports chinois, de 33%) ; il n’en demeure pas moins que la Chine est un acteur essentiel pour la dénucléarisation de la Corée du Nord et une potentielle réunification. Les restrictions japonaises sur des composants essentiels à l’économie sud-coréenne signifient en outre que les entreprises doivent les remplacer, or celles-ci se tournent notamment vers la Chine (mais aussi les Etats-Unis, l’Union européenne, le Canada et Taïwan)[26].
Les dirigeants de la Corée du Sud et du Japon ont annoncé le 22 octobre leur volonté de trouver une solution, sans doute en raison des coûts économiques importants pour leurs entreprises et la baisse du nombre de touristes coréens sur l’archipel japonais. Le Premier ministre sud-coréen Lee Nak Yon, parlant couramment japonais a été vice-président des relations parlementaires bilatérales et a été préféré comme interlocuteur par le gouvernement japonais. Pour autant l’ambassadeur sud-coréen au Japon a précisé que son pays cherchait plutôt une solution sans intervention de l’Etat, mais demeure ouvert à toute proposition[27]. Les deux Premiers ministres ont également exprimé le besoin de coopérer sur la question nord-coréenne[28].
[1] TELLIER, Maxime et BONDAZ, Antoine, « Depuis 1945, l’impossible réconciliation entre Corée et Japon », France Culture, 7 août 2019.
[2] AFP, « Le président sud-coréen sur des îles contestées, fureur du Japon », Le Point, 10 août 2012.
[3] BONIFACE, Pascal, « « Les leçons du Japon – Un pays très incorrect » – 4 questions à Jean-Marie Bouissou », IRIS, 23 juillet 2019.
[4] BABICZ, Lionel, « Japon-Corée : de vaines excuses ? », Raison Publique, 13 décembre 2012.
[5] SNYDER, A. Scott, « Why the Japan-South Korea Dispute Just Got Worse », Council on Foreign Relations, 27 août 2019.
[6] MEDEIROS, Evan S., « There’s a crisis unfolding in Asia. The U.S. is the only actor that can fix it », The Washington Post, 15 juillet 2019.
[7] FRITZ, Martin, « Japan and South Korea seek to mend relations », DW, 22 octobre 2019.
[8] MCCURRY, Justin, « South Korea cuts intelligence ties with Japan, raising fears over North Korea », The Guardian, 23 août 2019.
[9] La Croix (avec AFP), « La Corée du Sud et le Japon rompent un accord de partage de renseignements militaires », 23 août 2019.
[10] VAULERIN, Arnaud, « En Corée du Sud, la victoire de Moon Jae-in, plébiscite pour la démocratie », Libération, 9 mai 2017.
[11] SMITH, Sheila A., « Seoul and Tokyo: No Longer on the Same Side », Council on Foreign Relations, 1 juillet 2019.
[12] BARTLETT, Duncan, « Korean Peace Process: Give Shinzo Abe A Place At the Negotiating Table », Japan Forward, 26 septembre 2018.
[13] BARTLETT, D., Ibid.
[14] SMITH, S. A., Ibid.
[15] KYODO, « North Korea envoy tells delegates from Tokyo that ties with Japan going ‘from bad to worse’ », The Japan Times, 19 septembre 2019.
[16] KIM, James, J. and CHUNGKU, Kang, « South Korean Attitudes about ROK-Japan Relations on the Rocks », The Asan Institute for Policy Studies, 14 octobre 2019.
[17] MORGHADI, Amélia, « Japon, vers la fin d’une constitution pacifique ? », Public Sénat, 26 janvier 2018.
[18] LAGNEAU, Laurent, « Le ministère japonais de la Défense veut un budget de 50 milliards de dollars pour la prochaine année fiscale », OPEX360, 1 septembre 2019.
[19] PFLIMLIN, Edouard, « Vers un budget record de la défense japonaise, la défense antimissiles prioritaire », IRIS, 7 septembre 2018.
[20] La Croix (avec AFP), Ibid.
[21] KIM, J., J. and CHUNGKU, K., Ibid.
[22] JONG-WHA, Lee, « Saving the Japan-South Korea relationship », The Japan Times, 4 octobre 2019.
[23] JIJI, « Abe will not hold meeting with Moon during visit to New York », The Japan Times, 19 septembre 2019.
[24] Yonhap, « Moon se dirige à New York pour un sommet avec Trump et l’Assemblée générale de l’ONU », 22 septembre 2019.
[25] ALBERT, Eleanor, « Understanding the China-North Korea Relationship », Council on Foreign Relations, 25 juin 2019.
[26] LI, Jane, « What the Japan-South Korea trade tiff means for smartphones », Quartz, 26 août 2019.
[27] FRITZ, M., Ibid.
[28] Al Jazeera, « Japan and South Korea agree on need to cooperate on North Korea », 24 octobre 2019.