Par Clémence Cassé et Xavier Marié
Mardi 24 septembre, Nancy Pelosi, chef de file des démocrates à la Chambre des Représentants dont elle assure aussi la présidence, a annoncé l’ouverture d’une enquête constituant la première étape d’une potentielle procédure de destitution du président Donald Trump. Cette décision est la conséquence de ce qui s’apparente à une nouvelle affaire politico-institutionnelle impliquant le Président américain, faisant suite à une lettre d’un donneur d’alerte issu de la communauté américaine de renseignement, portant sur l’appel téléphonique de Donald Trump à son homologue ukrainien Volodymyr Zelinsky à l’issue de la victoire de ce dernier lors de l’élection présidentielle d’avril. Au cours de cette conversation, le Président américain aurait utilisé la dépendance de Kiev aux livraisons d’équipement militaire et de sécurité américains comme levier de négociations pour obtenir la relance d’une enquête susceptible d’affaiblir son rival politique Joe Biden. Au-delà de sa portée en termes politico-institutionnels, cette nouvelle affaire met en exergue l’importance vitale de l’aide américaine à l’Ukraine, en particulier dans le domaine militaire, alors même que la Russie durcit ses positions en Crimée et que le conflit se poursuit dans l’est du pays entre forces séparatistes plus ou moins directement soutenues par Moscou et forces loyalistes. Alors que depuis 2014, les États-Unis ont injecté près 1,5 milliard de dollars dans la défense ukrainienne, ce nouveau développement nous fournit donc l’occasion de revenir sur l’historique et surtout les enjeux de l’aide militaire livrée par les États-Unis à Kiev, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui signe le début des livraisons de systèmes d’armes létaux.
Sous l’administration Obama et après l’invasion de la Crimée par les forces russes en 2014, les paquets d’aide américaine aux alliés de Washington en Europe de l’Est ont augmenté, mais l’aide à l’Ukraine a toujours été freinée en matière d’équipement létal de peur que cela ne conduise à une escalade et un durcissement du conflit dans l’est de l’Ukraine. Ainsi, Washington s’est concentré sur des programmes visant à aider l’armée ukrainienne à se réformer afin de lutter contre la corruption, mais surtout en vue de devenir interopérable avec l’OTAN (notons que l’Ukraine ne fait pas partie de l’Alliance atlantique). Par exemple, un programme de formation des forces ukrainiennes a été initié en 2015, en particulier à destination des officiers, afin de moderniser le fonctionnement de la chaîne de commandement dans l’armée ukrainienne, jusqu’ici marquée par une conception très verticale héritée de la période soviétique, qui fait fort peu de place à l’autonomie décisionnelle pourtant particulièrement nécessaire dans un contexte de guerre hybride. En 2016, l’Ukraine Security Assisant Initiative incluait tout de même des systèmes anti-blindage, des mortiers, des armes (collectives, telles que des lance-grenades et des armes de petit calibre), des munitions ainsi que des capacités cyber et de guerre électronique.
Les fonds alloués à l’Ukraine par le gouvernement américain pour l’aider à financer le renforcement de sa défense afin d’accroître ses capacités dans le conflit et de mieux faire face à la Russie ont augmenté sous l’administration du président Trump. De plus, le gouvernement américain a effectué un tournant stratégique dans la vente d’armes à l’Ukraine. Sous l’administration Obama, la livraison d’armes létales n’était pas autorisée, le gouvernement américain craignant qu’une livraison de systèmes d’armes autres que purement défensifs n’entraîne une escalade des tensions avec Moscou, le gouvernement russe pouvant percevoir comme une menace directe la livraison d’armes létales à Kiev et riposter par le déploiement de capacités supérieures conduisant à un durcissement du conflit. Néanmoins, dès son arrivée à la Maison-Blanche en 2017, Donald Trump rompt radicalement avec cette ligne et autorise la livraison aux forces ukrainiennes de 210 missiles antichars FGM-148 Javelin et 37 postes de tir pour une somme de 47 millions de dollars. La livraison de ces armes aurait contribué au retrait des forces blindées russes de l’est de l’Ukraine. La décision de livrer des armes offensives est un symbole fort donné par les autorités américaines, elle illustre la volonté de Washington de ne pas laisser les forces russes (en particulier leurs unités lourdes) opérer impunément en Ukraine, de réaffirmer que les États occidentaux appartenant à l’alliance atlantique, les États-Unis en tête, font front commun contre l’interventionnisme armé russe.
Au plan intérieur, depuis 2015, de nombreux élus américains demandent que les États-Unis fournissent à l’Ukraine des armes et autres équipements militaires pour se prémunir contre les séparatistes soutenus par la Russie. À la suite de la capture par les forces russes de trois navires ukrainiens dans le détroit de Kertch le 25 novembre 2018, le Congrès a réorienté l’aide militaire afin de renforcer les capacités de la marine ukrainienne et les capacités de défense aérienne. Washington a ainsi transféré deux anciens bâtiments des Garde-Côtes et envisagé de livrer des radars de surveillance côtière à Kiev et d’autres alliés de la région (Roumanie, Bulgarie et Géorgie). Les États-Unis participent également à la mise en place d’un centre d’opérations maritimes près d’Odessa et ont multiplié les déploiements de navires dans les ports ukrainiens et plus généralement en mer Noire.
Au cœur de l’affaire politico-institutionnelle en cours se trouve le nouveau paquet d’aide que Donald Trump aurait mis en suspens pendant deux mois avant de céder sous la pression du Congrès, inquiet du signal envoyé à Moscou quant au soutien américain à Kiev. Cette nouvelle tranche d’aide comprend deux volets, l’un militaire, l’autre diplomatique. Au plan militaire, en juin, le Pentagone a annoncé que 250 millions de dollars seraient alloués à l’Ukraine, des fonds de coopération destinés à renforcer les capacités militaires de l’Ukraine, en termes d’équipements, d’entraînements et de conseil. Le matériel concerné devrait inclure des armements conventionnels classiques tels que des fusils de haute précision et des lance-roquettes, mais également des capacités plus sophistiquées telles que des radars de contre-batterie, des équipements de détection de guerre électronique, des systèmes de communication sécurisées, des systèmes de vision nocturne ainsi que du matériel médical. Il convient à cet égard de souligner l’importance des radars de contre-batterie qui ont permis de fortement réduire les pertes des unités de l’armée ukrainienne qui en ont déjà été dotées. Précédemment, des systèmes de contre-sniping, des véhicules blindés légers de type Humvee ainsi que des drones tactiques ont également été fournis aux forces ukrainiennes. Le Département d’Etat, lui, devrait participer à hauteur de 141 millions de dollars. Ces fonds ont vocation à remplir une large palette de rôles, allant de l’acquisition de matériel militaire américain via le programme Foreign Military Financing au renforcement de l’interopérabilité via des modules d’apprentissage de l’anglais, des équipements médicaux ou encore des simulateurs d’engins explosifs improvisés. Ils pourraient également servir à l’achat de pièces détachées, au financement de l’entraînement et du maintien en condition opérationnelle des systèmes d’armes américains déjà livrés.
L’aide militaire américaine à Kiev revêt donc une importance vitale pour les forces ukrainiennes, ce qui en fait un levier de négociations puissant. Au-delà, elle porte plusieurs enjeux.
Un enjeu tactique et opératif tout d’abord, qui consiste à améliorer les capacités technologiques et les modes opératoires des forces ukrainiennes pour rééquilibrer le rapport de force sur le front de l’est. Il passe également par le développement de l’interopérabilité entre les forces ukrainiennes et le système OTAN, élément primordial dans l’éventualité d’une opération conjointe. Au plan industriel, il s’agit de compléter les limites de l’importante base industrielle et technologie de défense (BITD) ukrainienne, Kiev demeurant un grand exportateur d’armement.
Un enjeu symbolique et politique ensuite, qui vise à réaffirmer la détermination américaine à soutenir ses alliés d’Europe orientale face à ce qui est perçu comme le renforcement de la menace russe. Ce volontarisme, traduit par la livraison de systèmes d’armes létales, s’inscrit dans la continuité du virage stratégique impulsé par la National Defense Strategy, qui redonne la priorité aux rivalités entre grandes puissances. Il s’agit donc d’un signal fort envoyé à Moscou, qui explique le tollé bipartisan suscité par la décision initiale du président Trump de suspendre le dernier volet d’aide américaine.
Surtout, cet investissement dans la consolidation de la défense ukrainienne constitue un enjeu d’ordre stratégique, car il est un moyen pour les forces américaines de bénéficier d’un précieux retour d’expérience sur la façon dont la Russie fait la guerre, c’est-à-dire, de s’informer sur les tactiques et les équipements utilisés par les forces armées de Moscou. En effet, dans le Donbass, les forces russes ont déployé l’ensemble du spectre des capacités militaires de la guerre hybride, allant de l’utilisation de forces conventionnelles comme l’infanterie soutenue par des moyens d’artillerie et blindés, à des opérations de guerre électronique (dans laquelle Moscou est très en pointe), des cyberattaques, des assassinats ciblés ou encore des frappes d’artillerie et aériennes.
Les besoins exprimés par les forces ukrainiennes ainsi que leur retour d’expériences sur l’utilisation des matériels livrés par Washington (par exemple les radars de contre-batterie dont les forces ukrainiennes font un usage très soutenu et efficace qui leur permet de réduire significativement les pertes infligées par les frappes d’artillerie) constituent donc des sources d’information précieuses pour le Pentagone sur les modalités nouvelles de la guerre hybride que Moscou conduit dans l’est de l’Ukraine. Or, cette information permet au Pentagone d’adapter ses doctrines d’emploi des forces, ses modes opératoires, ses priorités technologiques et les modalités d’emploi de ses matériels afin d’être au plus près des réalités opérationnelles de la conflictualité hybride qui pourrait constituer l’un des nouveaux paradigmes de la guerre moderne.