Cette semaine s’est tenu à Antalya en Turquie le 99ème séminaire Rose-Roth du Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient (GSM) dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Ce type de séminaire, reconduit à raison de deux à trois sessions par an, réunit autour de problématiques communes les parlementaires des pays membres de l’alliance, auxquels se greffent les représentants gouvernementaux et les sociétés civiles concernées. Que ce soit sur les questions sécuritaires en Asie centrale ou sur les dissensions traversant les Balkans actuels, la discussion se veut la plus libre possible ; et si l’Assemblée ne joue aucun rôle de contrôle à l’endroit des mesures adoptées par le commandement militaire, elle fournit du moins l’occasion aux parlements nationaux d’exercer une certaine influence sur les enjeux traités par l’organisation.
Au-delà de la vive altercation déclenchée par le Président de la Grande Assemblée nationale de Turquie, Mustafa Sentop, après avoir pris à partie la députée de la majorité LREM Sonia Krimi sur ses origines, suscitant l’indignation du chef-adjoint de la délégation française Philippe Folliot, la question de la viabilité de l’appartenance turque à l’OTAN n’a cessé d’attirer l’attention des observateurs extérieurs. Résolue, depuis décembre 2017, et ce contre la volonté publiquement affichée de Washington, à acheter les systèmes russes de défense antiaérienne S-400, Ankara ne serait-elle pas en train de franchir les limites de l’acceptable aux yeux de ses partenaires ?
Pour contrariant qu’il soit, ce geste ne semble pas de nature à compromettre son appartenance à l’alliance, dont elle est un membre central depuis son adhésion en 1952. Ne serait-ce parce que les trois grands acteurs américains du dossier ne voient aucun avantage à une mesure d’exclusion. Tandis que Donald Trump craint les effet indirects qu’auraient sur la Russie l’application de la loi fédérale Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA) contre la Turquie, son secrétaire d’Etat Mike Pompeo, disposant pourtant de l’autorité suffisante pour désigner les pays potentiellement atteignables par le CAATSA, s’était déclaré en faveur d’exemptions sur le sujet en mai 2018. Quant à Patrick Michael Shanahan, le nouveau Secrétaire à la Défense, il est probable qu’il s’inscrive dans le sillage dessiné par son prédécesseur. De fait, le général Mattis avait déjà fait part de son refus de suspendre en représailles les livraisons du F-35 à Ankara. Enfin, si la purge conduite en réaction à la tentative de coup d’Etat avortée de juillet 2016 par le pouvoir a bien affaibli l’armée turque, l’effort de défense n’en reste pas moins aligné sur les attentes de l’OTAN[1].
A telle enseigne que les Etats-Unis seraient bien en peine de se passer d’un allié de poids dans la région. On peut rappeler à ce titre quelques brefs éléments de contexte historique : l’entrée de la Turquie dans l’organisation tire son origine de la stratégie d’endiguement de l’URSS pilotée par Washington à partir de 1947 ; les Cold Warriors trouvaient là un rempart supplémentaire dans le dispositif de défense de l’Europe occidentale. Seulement, la question, si indiscutable au départ, n’allait plus emporter la même force d’évidence une fois tombé le mur de Berlin. Ou du moins en était-elle venue à susciter des positions divergentes, jusqu’à agiter l’actualité récente : tandis que certaines voix appellent à reconduire l’appui à la Turquie, dans l’objectif de faire contrepoids aux ambitions stratégiques de la Russie, d’autres, à l’instar du Président Donald Trump tournent leur regard plus au Sud. Dans cette optique, dont la clarté est parfois embrouillée par les petites salves d’intimidations « twittées » depuis la Maison-Blanche[2], le régime turc devrait avant tout servir à éradiquer l’Etat islamique. Même si, à notre connaissance, le président américain n’a jamais déclaré que cette seconde option excluait par principe la première.
Le politologue franco-américain Stanley Hoffmann se plaisait à souligner combien la realpolitik exigeait d’adresse dans le maniement des rapports de force, au point d’identifier l’amplitude de jeu d’un Bismarck ou d’un de Gaulle à celle du jongleur, capable, quelles que soient les péripéties, de livrer bataille sur plusieurs fronts[3]. A cette aune, on peut se demander si la volonté manifestée par Recep Erdogan d’acquérir des S-400 vise à combler une lacune opérationnelle en s’adressant au seul fournisseur crédible, ou si elle vise à manifester une marge d’autonomie à l’égard de l’allié américain, lui signifiant par-là que Moscou est désormais un allié sur lequel elle peut compter. Si cette hypothèse devait être avérée, il resterait à déterminer la viabilité de la manœuvre, testant le degré d’importance réelle du régime turc pour la « Grande stratégie » américaine.
Le choix délibéré de la modération du côté de Washington incite dès à présent à penser qu’Ankara vaut bien quelques S-400. Comment ne pas considérer alors, qu’outre le beurre et l’argent du beurre, Recep Erdogan en vienne à exiger à terme le sourire de la crémière ? Et comment, du point de vue du strict calcul politique, ne pas lui donner raison ?