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La place de la mer dans la stratégie de défense française – entretien avec Laurent de Jerphanion – première partie
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La place de la mer dans la stratégie de défense française – entretien avec Laurent de Jerphanion – première partie

Laurent de Jerphanion

 

Ancien élève de l’Ecole navale, qu’il a rejointe en 1986, Laurent de Jerphanion est également breveté de la Royal Navy (« Principal Warfare Officer »), du Ministry of Defence (« Royal College of Defence Studies ») ainsi que de l’Ecole de Guerre (2003). Capitaine de vaisseau, il fut notamment directeur de cabinet du préfet maritime de l’Atlantique (2007-2010) puis commandant de la frégate « Jean Bart », qui s’est distinguée par son engagement opérationnel, dans le cadre de l’opération Harmattan, au cours de la crise libyenne en 2011. Laurent de Jerphanion est actuellement chargé du développement de ligne de produits Naval et Energie chez l’industriel Thales.

 

 

 

 

 

L’équipe de Nemrod tient à remercier chaleureusement Laurent de Jerphanion pour cet entretien et la qualité de ces échanges. Les points de vue exprimés lors de cette rencontre n’engagent que leur auteur et ne représentent en aucun cas ceux de la Marine nationale ou de Thales.

 

Entretien réalisé par Sara Valeri et Solène Moitry le 12 décembre 2018 à Paris.

 

 

Quelle place occupe aujourd’hui la mer au sein de la stratégie de défense française, et plus particulièrement dans sa stratégie de dissuasion ?

 

La mer occupe une place de premier rang au sein de la stratégie de défense française, pour la dissuasion mais également pour les actions quotidiennes face aux menaces qui ne méritent pas de faire appel à la dissuasion.

 

La mer est le berceau de la dissuasion, puisque les océans restent les seuls endroits où l’on parvient à cacher des missiles stratégiques sans qu’ils soient détectés. On assure ainsi le principe de la “frappe en second”, qui permet d’asseoir la crédibilité de la dissuasion. Afin d’être comprise par l’adversaire, une dissuasion doit être crédible, réaliste. Nous devons pouvoir communiquer avec nos adversaires, leur envoyer des signaux au préalable. Nous avons une doctrine affichée, les moyens de notre crédibilité ; grâce aux quatre sous-marins dont nous disposons actuellement – ce qui est le minimum-, notre permanence à la mer est assurée.

 

Partez du principe qu’il faut toujours avoir un sous-marin à la mer, et un autre prêt le remplacer ou le renforcer en cas de montée de crise. Par ailleurs, il y a souvent un sous-marin en période d’entretien ; le dernier sous-marin peut être soit, de façon imprévue, indisponible, soit utilisé pour une montée en puissance. Les Britanniques, qui sont assez pragmatiques, ont mené une étude afin de savoir comment économiser – car c’est le but – et se sont demandé “que se passe-t-il si on descend en dessous de quatre sous-marins ?”. En réalité, dès que l’on descend à trois sous-marins, on n’assure pas la permanence de la dissuasion. Et si vous n’assurez pas la permanence de la dissuasion, la loi de Murphy implique que, le jour où vous en aurez besoin, vous vous en trouverez dépourvus.

 

La mer restera de surcroît pour les sous-marins un réceptacle pour encore longtemps. Malgré les progrès récents en termes de détection sonore – avec les sonars -, les sous-marins peuvent patrouiller n’importe où ; grâce à la portée de leurs missiles, ils ne sont pas tenus de se trouver géographiquement proches des menaces potentielles. De plus, ils peuvent aller très profond sous les mers. Nous avons une bonne certitude qu’ils restent indétectables et que, si jamais ils venaient à être détectés, ils pourraient s’évader et se “diluer”, selon l’expression consacrée, dans la mer, de façon à ne pas être retrouvés.

 

Certains Etats, comme la Chine, annoncent le développement de radars portés par satellites, afin de détecter les sous-marins à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Cela reste une perspective de très long terme. Dans les 50 ans à venir, et même au-delà, la certitude d’être en mesure de se cacher au fond de l’océan efficacement est encore acquise.

 

La dissuasion est donc la mission première de la Marine nationale. Les SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) en sont le cœur ; tant qu’ils ne disparaissent pas dans l’eau, ils sont protégés par des SNA (sous-marins nucléaires d’attaque), des frégates, des avions de patrouille maritime, des hélicoptères. Ces moyens assurent également à la France un niveau d’expertise absolument extraordinaire en matière de lutte anti sous-marine. La France y occupe d’ailleurs une place de premier rang : elle dispose de moyens technologiques de pointe, tels que les FREMM (frégates multi-missions, dont le niveau de détection sous-marine est très puissant), les hélicoptères NH90 (dont le sonar est produit par Thales) et les avions de patrouille maritime, qui vont être modernisés. Cette palette nous permet d’assurer une surveillance extrêmement précise, indispensable pour donner du crédit notre dissuasion. Les perspectives technologiques semblent tendre vers l’utilisation du multi-statisme en matière de détection sonar, combinant émetteur et récepteur sonar de porteurs différents. En exploitant les capacités optimales de l’océan – la propagation d’ondes sonores dépendant de multiples facteurs tels que la salinité, la pression, la température – et en compliquant l’image que peut avoir le sous-marin de ce qu’il se passe, on augmente les capacités de détection.

 

 

A l’occasion du salon Euronaval en octobre 2018, la ministre des Armées avait annoncé le lancement de la première phase du renouvellement du porte-avions. Lors de son allocution télévisée le 14 novembre sur le navire amiral de la Marine nationale, le Président de la République a confirmé le lancement du programme de renouvellement du porte-avions, excluant toutefois la possibilité de disposer simultanément de deux bâtiments. La France devrait-elle disposer de deux porte-avions en activité ? Par ailleurs, le lancement de la phase d’étude en 2019 n’intervient-il pas un peu tard ?

 

Ma réponse est oui et oui (rires).

 

Dans l’absolu, avoir deux porte-avions permet d’assurer une permanence, parce qu’on peut considérer que la technologie et les équipes techniques réussissent à le remettre en état assez rapidement en cas d’avarie. A l’heure actuelle, avec un seul porte-avions, il y a des périodes d’entretien. Celles-ci restent néanmoins très courtes : on dit que le Charles-de-Gaulle a été arrêté 18 mois mais, en réalité, il n’a pas été indisponible 18 mois. Lorsque le plan industriel prévoit d’arrêter le porte-avions trois ou six mois, la période de préavis d’appareillage n’est que de 10 ou 15 jours, voire moins. Cela signifie qu’en 10, 15 jours, on peut interrompre les travaux, le remettre en état opérationnel et reprendre la mer. La période de montée en puissance avec le groupe aérien embarqué est très rapide. Cela implique une maîtrise industrielle très pointue, qui permet de minimiser la faiblesse d’un seul porte-avions. On est ainsi allés au bout de la logique opérationnelle et industrielle en matière d’optimisation. Le porte-avions, c’est une ville de 1 800 personnes, un aéroport, un centre névralgique de commandement, deux centrales nucléaires, qui se déplace jusqu’à 500 nautiques par jour et porte le missile pré-stratégique nucléaire. Nous pouvons en être très fiers.

 

En avoir un second, ce serait assurer une cohérence. Mais d’abord, en avons-nous les moyens ? A mon avis, ce serait le cas si notre organisation des dépenses était différente. Le modèle économique actuel ne permet pas l’ajout d’un deuxième porte-avions ; socialement, ce ne serait pas recevable. Cela ne détruit pas toute la cohérence de notre système de défense, mais cela l’affaiblit. Néanmoins, il vaut mieux avoir un seul porte-avions que pas de porte-avions du tout !

 

Lorsqu’il est en mer, le porte-avions est un outil d’affirmation de volonté politique – la preuve, lorsqu’il appareille, tous les médias en parlent – , mais aussi un outil de projection de force, de puissance. Lorsque des avions étaient envoyés depuis le Charles-de-Gaulle en Afghanistan, il y avait un effet physique, un véritable impact. C’est donc un outil multi-facettes, qui nous permet enfin d’appartenir à une certaine catégorie de pays : ceux qui ont les moyens de leurs ambitions, certes avec quelques limites. Le porte-avions est justement un outil indispensable pour nos ambitions.

 

Les interactions avec la Marine américaine montrent par exemple que cela nous place dans une catégorie au-dessus des puissances moyennes. Lorsque notre porte-avions est indisponible, nos marins peuvent aller s’entraîner sur le porte-avions américain[1]. Inversement, des avions américains viennent se poser sur le Charles-de-Gaulle.

 

Les Américains, qui ont bien conscience de l’intérêt du porte-avions, avaient demandé aux Français d’assurer le remplacement d’un porte-avions américain dans le golfe Persique[2]. C’est un signal fort. Pour des raisons diverses, malgré leurs 11 porte-avions, les Américains ne pouvaient assurer la permanence dans le golfe Persique. C’est tout de même assez exceptionnel, sachant que les Américains se méfient parfois des Français – au niveau politique, pas au niveau militaire – car ils les considèrent quelquefois comme incontrôlables. Les Américains ont considéré que, militairement, nous faisions l’affaire et pouvions assurer un soutien et une couverture aérienne dans le golfe Persique : c’est un beau compliment de leur part, parce qu’ils sont très pragmatiques et ne le font pas par gentillesse, mais par intérêt. Dans ce genre de missions, le militaire assure au politique qu’il sait faire et qu’il peut faire. Le seul bémol, c’est qu’un porte-avions français est plus petit qu’un porte-avions américain : le Charles-de-Gaulle était ainsi à 100% de ses capacités, alors que cela n’aurait pas été le cas d’un porte-avions américain. Nous avons néanmoins fait ce qui correspondait à leurs besoins. Le porte-avions est ainsi un outil politique et militaire. Mais, si nous pouvions en avoir deux, ce serait l’idéal.

 

Vous évoquiez justement une éventuelle insuffisance des moyens alloués au porte-avions. Identifiez-vous d’autres domaines sur lesquels les dépenses devraient être axées, notamment dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2019 à 2025. Aviez-vous des attentes particulières et ont-elles été satisfaites ?

 

La Marine nationale souhaitait obtenir un format de 18 frégates et de 18 avions de patrouille maritime nouvelle génération. Nous ne les avons pas eus.

 

Nous obtiendrons 15 frégates au lieu de 18 ; nous allons donc faire ce que nous faisons depuis 2011, c’est à dire que nous allons faire des choix entre des missions, et non pas entre des entraînements et des missions. C’est la conséquence directe, qui est déjà actuelle. Les états-majors sont suffisamment intelligents pour proposer les choix les plus judicieux, mais cela signifie que nous devrons quand même renoncer à une partie de nos actions.

 

Les patrouilleurs permettant de protéger la zone économique exclusive (ZEE) ont également été négligés. Notre zone économique exclusive représente 11 millions de km2, ce qui nous place en deuxième position[3]. Avec l’extension du talus continental, nous gagnerons 500 000 km2. Nous resterons toujours le deuxième domaine maritime du monde, mais nous n’avons pas la deuxième marine mondiale pour le protéger.

 

Pourquoi devons-nous protéger notre zone économique exclusive ? Certains exploitent les ressources de notre domaine maritime sans notre accord. Autour du territoire hexagonal, notre ZEE est protégée. En revanche, en Outre-mer, les îles Eparses situées dans l’océan Indien et le canal du Mozambique sont des possessions françaises ; peu de patrouilleurs peuvent s’y rendre, car nous avons peu de bateaux basés à la Réunion, de l’autre côté de Madagascar et notre présence maritime est intermittente. Pourtant, régulièrement, nos bateaux interceptent les pêcheurs illégaux et ceux qui recherchent les hydrocarbures. Des bateaux de recherches sismiques (afin d’identifier la localisation des potentielles ressources d’hydrocarbures off-shore) ont été interceptés. Ce sont des concurrents : lorsqu’il y a des ressources à exploiter, il n’y a pas d’amis. Ceux-ci peuvent être nos alliés militaires et par ailleurs nos concurrents en matière d’hydrocarbures, car ils utilisent des capitaux privés. Si nous ne sommes pas là pour le leur interdire et pour contrôler, selon les principes du droit coutumier, l’intérêt de ces 11 millions de ressources d’hydrocarbures, de minerais, de nodules polymétalliques et de biotechnologies marines nous échapperait. C’est dommage de ne pas réussir à protéger son territoire. D’aucuns répondraient “les satellites permettent de tout voir”. Certes, mais un satellite n’est jamais allé plus vite qu’un bateau sur le terrain ; on n’intercepte pas physiquement avec un satellite. Il n’y a pas d’enfants de cœur dans le monde de la mer : nos marins qui effectuent des contrôles de pêche se font parfois accueillir à coups de fusil par des pêcheurs européens. Au large de la Guyane, les pêcheurs répondent avec des coups de fusils et de harpons, parce que ce sont des gens qui ont une vie difficile. Le niveau de violence y est plus élevé que pour des gens qui ont une vie confortable, comme nous Occidentaux, pour qui la violence est forcément le privilège de l’Etat.

 

Le nombre de patrouilleurs est important pour couvrir l’espace maritime. Nous sommes d’ailleurs en train d’entamer le plan de construction de patrouilleurs, qui auront des capacités toujours plus fortes que ceux qui auront été désarmés, pour l’Outre-mer puis pour la métropole. Cependant, en ce moment, nous manquons de patrouilleurs ; dans le futur, face au nombre d’intérêts qui risquent de vouloir exploiter notre zone économique exclusive, nous serons très limités. Cela concerne aussi bien les ressources d’hydrocarbures, la pêche, les minerais. La France a gagné la guerre de la légine[4] face à tous ses contrevenants, y compris des bateaux espagnols, car on a concentré tous nos moyens. Mais, lorsque nos bateaux étaient concentrés sur l’interception de pêcheurs illégaux de légines, ils ne faisaient pas autre chose : c’est tout le problème. La protection de la zone économique exclusive, principalement en Outre-mer, est un vrai défi.

 

De nombreux parlementaires ont fustigé un manque de sincérité budgétaire, car l’effort le plus important de la prochaine loi de programmation militaire intervient à la fin du quinquennat d’Emmanuel Macron. Cela peut-il avoir un impact sur la livraison des patrouilleurs, notamment ?

 

Oui, cela peut. Repousser à demain les efforts implique que la probabilité qu’une loi de programmation militaire soit menée à son terme est encore amoindrie. Même si cette LPM est sincère à l’origine, il y a des dérives. Et de toutes façons, cette LPM n’est pas contraignante : n’importe quel gouvernement peut la réviser. Même les crédits attribués annuellement peuvent être annulés.

 

Nous avons d’ores et déjà pu le constater récemment avec l’annulation de 404,2 millions d’euros de crédit, destinés à financer les opérations extérieures et les missions intérieures, en novembre 2018…

 

C’est donc un vrai problème et certainement une manœuvre au niveau politique, une intelligence politique d’annoncer les efforts en fin de mandature et de voir si on y arrive. Avis personnel qui n’engage que moi mais que, hélas, beaucoup d’autres partagent : on n’y arrivera pas, malheureusement.

 

A cet égard, les problématiques civiles ont-elles un impact particulier sur le domaine militaire ? On peut repenser au déploiement, en seulement dix jours, du BPC Tonnerre aux Antilles lors de l’ouragan IRMA en 2017 ; mais aussi au mécanisme européen de protection civile permettant de mettre à disposition de l’aide matérielle et humaine en cas de crise humanitaire…

 

Le droit maritime impose aux navires situés à proximité d’un naufrage d’apporter leur secours. La Marine nationale est donc déjà impliquée dans des problématiques civiles.

 

Par le biais du dispositif de l’action de l’Etat en mer (AEM), la Marine nationale est impliquée en permanence dans le contrôle du domaine territorial maritime. Nous disposons en France métropolitaine de trois préfectures maritimes, à Cherbourg, Brest et Toulon. Les préfets maritimes, qui ont le grade d’amiral, supervisent l’ensemble des administrations qui agissent en mer, au titre de l’AEM. La gestion de crise se fait donc sous un commandement militaire, relevant du Premier ministre.

 

Dans le cas d’une mission d’assistance humanitaire, comme ce fut le cas à Haïti à l’époque du tsunami, il y a une décision politique de mise à disposition de moyens militaires pour aller porter secours aux populations. La spécificité marine réside dans une capacité de transport énorme, notamment avec les BPC que vous venez de citer. Lorsqu’il n’y a plus d’infrastructures, d’aéroports, le BPC permet d’envoyer des hélicoptères, d’assurer le débarquement de chalands sur les plages et d’assurer un rôle d’hôpital : c’est tout un savoir-faire d’intervention dans des conditions inhabituelles et c’est là que la Marine nationale prend toute sa place. Il y a également un côté valorisant pour les marins dans ces missions. Mais, comme je l’expliquais précédemment, dans la Marine nationale, nous devons malheureusement faire des choix de missions.

 

Justement, est-ce que cela ne créerait pas un déficit ?

 

Cela crée toujours un déficit. On définit et choisit des missions selon le degré d’urgence. Par exemple, compte tenu de nombre de ressortissants français en Afrique occidentale, de nos intérêts économiques sur place (notamment du pétrole) et de nos accords avec les anciennes colonies françaises pour les aider à protéger leurs zones d’intérêts économiques (contre la pêche illégale, le trafic d’armes, la piraterie), nous avons une présence maritime permanente dans le Golfe de Guinée. Si la situation s’avérait être calme en Afrique occidentale, on pourrait choisir d’envoyer un BPC aux Antilles et de remplacer celui présent dans le Golfe de Guinée par un plus petit bâtiment – qui, s’il n’a pas le côté volume que le BPC peut apporter, peut néanmoins lutter contre la piraterie et assurer un certain nombre de missions. Lorsque la situation se tend à nouveau, on remonte en puissance.

 

Le problème est que, fréquemment, des bateaux qui partent en mission dans l’Océan Indien reçoivent par exemple l’ordre de poursuivre jusqu’en Afrique alors qu’ils devaient revenir à leur port base. Techniquement, nous y parvenons car ces bateaux sont bien entretenus, les équipages sont compétents et le flux logistique est adapté ; mais humainement c’est fatigant, surtout quand cela se produit à répétition. Les chiffres sont éloquents : le nombre de divorces est plus élevé au sein de la Marine nationale que dans la société civile, alors que celle-ci est à l’origine un milieu traditionnel. Il y a véritablement une usure ; la volonté du chef d’état-major de la Marine, l’amiral Prazuck, de constituer des doubles équipages[5] répond à un vrai besoin. Un marin s’engage par passion, mais la difficulté est de tenir dans la durée. Ces marins ont besoin de pouvoir prévoir et organiser leur vie quotidienne. Dans les SNLE, les doubles équipages permettent aux marins d’anticiper. Même si c’est toujours particulier d’être absent pendant plusieurs mois, cela reste prévisible et leur permet d’organiser une certaine routine.

 

L’Aquarius, affrété par l’association SOS Méditerranée, qui participait au sauvetage des migrants en mer Méditerranée et plus particulièrement au large des côtes libyennes, est à présent immobilisé. Contrairement à d’autres pays, tels que les Etats-Unis ou l’Italie, la France ne dispose pas de “gardes-côtes”. Quel peut être le rôle de la Marine nationale dans un tel contexte ? Quelle est votre opinion sur le sujet ?

 

Nous n’avons pas de gardes-côtes car c’est une “solution de riches”. Nous avons une fonction « gardes-côtes » qui implique, outre la Marine nationale, les affaires maritimes, les douanes, la gendarmerie maritime – qui répond au chef d’état-major de la Marine- ; si vous ajoutez une garde-côtes, vous ajoutez une administration supplémentaire, avec un socle logistique et une multiplication des strates.

 

Les gardes-côtes américains (US Coast Guard) sont souvent cités comme exemple, mais ont bien plus de moyens que la Marine française. Notre réponse est donc celle de l’action de l’Etat en mer, sous la houlette des préfets maritimes qui optimisent les moyens. Cela évite aussi les conflits entre les administrations. J’étais frappé d’entendre la “Guardia di Finanza” italienne[6] intervenir en critiquant les douanes ou les gardes-côtes ouvertement dans les médias. Il est donc préférable d’avoir un commandement unique.

 

Sauver des vies à la mer, c’est le devoir de tout marin et il n’y a aucune hésitation à avoir sur le sujet. En revanche, mettre des moyens dédiés pour se rendre à la limite, voire au sein, des eaux territoriales libyennes, avec des passeurs qui disposent du numéro de téléphone de certaines organisations non gouvernementales (ONG), a certes pour conséquence de sauver des vies, mais aussi d’accentuer le flux. Les passeurs – pas l’Aquarius – font du business. Ceux-ci se sont rendu compte que le trafic de migrants était moins coûteux et moins risqué que le trafic de drogues ou d’armes. Les bateaux comme l’Aquarius, partant d’une bonne idée, d’une idée généreuse, à mon humble avis, ont eu un impact terrible puisque les passeurs avaient simplement à acheter des bateaux sur le point de couler, les charger au maximum, les remorquer en haute mer et les laisser être secourus par une ONG.

 

Ensuite, il ne s’agit pas de sauver des gens pour ne pas s’en occuper à terre. Si on prétend agir de manière professionnelle, quand on sauve quelqu’un, on le fait jusqu’au bout. Nous pouvons nous interroger et nous remettre en question, mais il faut également être responsable. Sur ce deuxième volet, il y a un défaut de sens de responsabilités de ces ONG. A moins que celles-ci n’aient prévu des mécanismes de suivi à terre que j’ignore.

 

Au niveau de la Libye, la mission Sophia de l’Union Européenne[7] avait initialement pour ambition d’interrompre le trafic de migrants et de sauver des vies en mer. Le président de SOS Méditerranée a récemment déploré l’absence d’autorités en mer pour secourir les migrants, ce qui n’est ni vrai, ni honnête, puisqu’il existe des moyens militaires tels que l’opération Sophia pour leur venir en aide. Dirigée depuis l’Italie, qui est aux premières loges, cette mission a eu un effet certain : en sauvant des vies en mer et en détruisant les moyens des trafiquants de migrants – en coulant le bateau des migrants une fois que ceux-ci ont été secourus -, cela a permis d’enrayer la facilité qu’avaient les passeurs à conduire ce genre de manœuvres. Bien que cela ait été peu relayé par les médias, des bateaux de la missions Sophia se sont retrouvés face à des trafiquants qui revenaient récupérer les bateaux des migrants, avec des échanges de coups de feu. Il s’agit d’un vrai business pour les Libyens. De plus, étant donné qu’il y a un embargo sur les zodiacs à destination de la Libye, les trafiquants veulent récupérer leur matériel. Nous sommes encore face à une exacerbation de la violence.

 

La pérennité de l’opération Sophia est néanmoins remise en question, puisqu’on ne parvient pas à déterminer à qui incombe par la suite la prise en charge du migrant. L’Italie est saturée ; la France ne souhaite pas ouvrir ses frontières, à l’instar de ce qu’avait pu faire l’Allemagne face au flot terrestre. Pendant des années, les migrants étaient arrêtés en Afrique du Nord grâce à des accords entre des pays, tels que le Maroc, la Libye, l’Algérie… Si on sort du domaine militaire, il faut faire en sorte que la gouvernance économique et politique de ces pays s’améliore. Il s’agit donc d’une action politique, afin que les populations puissent identifier un avenir dans ces pays. Cela passe par les ONG pour améliorer l’éducation, une assistance militaire pour leur permettre d’assurer leur propre sécurité – et ainsi éviter les drames dus à la présence de mafias internationales qui utilisent ces pays comme plaque tournante pour les trafics de drogues depuis l’Amérique du Sud. Le problème de ces Etats faillis est un problème qui ne se limite pas dans ses conséquences à l’Etat lui-même, ni même à un niveau régional, mais qui vient jusqu’à chez nous. Ces pays qui ont des richesses devraient parvenir à se développer. Si on encourageait la prolifération de bateaux à vocation humanitaire le long des côtes libyennes, le flux s’intensifierait encore, car les trafiquants s’enrichiraient. Cette solution est inatteignable d’un claquement de doigts car il s’agit de ce que les Britanniques appellent un “wicked problem” ou problème vicié, épineux : il n’existe pas de bonne solution, seulement de moins mauvaise solution. Celle-ci est multi-facettes. Il faudrait également former les gardes-côtes libyens afin qu’ils assurent leur propre sécurité et redonner de l’autonomie à ces Etats.

 

 

Sources:

[1] NDLR : lors de la seconde phase de l’exercice Chesapeake en mai 2018, des marins du Charles-de-Gaulle ont en effet été déployés sur le porte-avions USS Georges Bush, au large de Norfolk.

[2] NDLR : en remplaçant le groupe aéronaval américain engagé au sein de la Task Force 50 dans le cadre de l’opération Chammal, le groupe aéronaval français a assuré seul , en avril 2015, la permanence de la coalition internationale dans le golfe arabo-persique. Celle-ci a notamment permis au porte-avions USS Theodore Roosevelt de prendre la relève du porte-avions Carl Vinson.

(https://www.defense.gouv.fr/english/actualites/international/chammal-le-groupe-aeronaval-francais-assure-la-permanence-aeronavale-de-la-tf-50).

[3] NDLR : juste après la ZEE des Etats-Unis, qui représente 11,5 millions de km2.

[4] NDLR : un poisson des mers australes.

[5] NDLR : dans un premier temps pour les frégates multi-missions et les patrouilleurs de service public de Cherbourg, dans le cadre du plan Mercator).

[6] NDLR : un corps correspondant à la police douanière et financière, rattaché au ministère de l’économie et des finances italien).

[7] NDLR : également dénommée opération EUNAFVOR Med.

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