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Au cœur de la nouvelle stratégie « innovation » du ministère des Armées
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Au cœur de la nouvelle stratégie « innovation » du ministère des Armées

Par Victoire Eyraud

 

 

Réforme de la Direction générale de l’armement, création de l’Agence de l’innovation de défense (AID) et lancement du club Phoenix en soutien à la recherche stratégique : les changements vont bon train au ministère des Armées et l’on s’interroge, au sein des forces comme chez les industriels. Cette nouvelle stratégie d’innovation se réduira-t-elle à un simple effet d’annonce, ou conduira-t-elle à de réelles transformations dans les processus d’équipement de nos forces ?

 

« L’innovation, ce n’est pas parce que c’est à la mode que c’est une mode »[1] répond Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’innovation de défense. Pour ce normalien, docteur en bio-mathématiques, « les armées n’ont pas attendu 2018 pour innover » tant l’amélioration continuelle des moyens s’avère indispensable au maintien de la supériorité technologique, essentielle pour s’imposer sur les théâtres d’opérations.

 

Il semble donc légitime de s’interroger sur les motifs qui ont poussé Florence Parly, ministre des Armées, à initier la création de cette agence d’une centaine de personnes, présentée comme « l’acteur central de la nouvelle stratégie d’innovation du ministère des Armées ». En effet, plusieurs dispositifs existants tendent à encourager et favoriser l’innovation. En premier lieu au sein de la Direction générale de l’armement avec les études amonts, les programmes RAPID[2] à destination des PME ou encore le fonds d’investissement Def’Invest, co-géré avec BPI France qui vise à soutenir le développement d’entreprises stratégiques pour la défense ; mais également au cœur même des armées, à l’instar du prix de l’Audace qui promeut l’innovation participative.

 

Loin de prétendre renverser les structures existantes, Emmanuel Chiva justifie donc la création de l’Agence en établissant une distinction entre « l’innovation planifiée », supervisée par la DGA et concernant notamment les programmes à cycle long, « l’innovation de terrain » réalisée par les forces au quotidien et « l’innovation en cycle court ». C’est sur ce dernier volet que l’AID fonde sa légitimité ; son ambition est de pallier les faiblesses de la DGA, qui peine à capturer les innovations issues du civil pour les intégrer dans les programmes à cycle long.

 

Une telle souplesse technologique est aujourd’hui vitale pour les armées. « Ce qui me tient éveillé la nuit, c’est que l’on puisse rater la dernière innovation technologique – et que nos ennemis puissent l’obtenir »[3], déclarait en 2013 le général Cone, ancien directeur du TRADOC (Training and Doctrine Center) américain. Le directeur de l’AID, qui cite régulièrement cette phrase, partage cette crainte de ne pas parvenir à saisir la prochaine évolution technologique. Pour lui, « nous entrons dans une nouvelle ère, où tout ce qui était régalien ne l’est plus : l’émergence d’acteurs transnationaux permet la démocratisation de l’accès aux technologies, dont certaines sont potentiellement génératrices de ruptures stratégiques comme le quantique, l’intelligence artificielle ou encore l’hypervélocité. Cette démocratisation bénéficie à tout le monde, potentiellement aux armées mais aussi à nos ennemis. » On peut citer l’exemple des nano satellites, aujourd’hui disponibles instantanément sur le marché et pouvant être lancés dans l’espace par n’importe quel acteur via des sociétés privées, ou encore celui des drones civils utilisés par les groupes terroristes du Sahel : la rapidité du processus d’achat, de modification et d’armement de ces drones par les djihadistes pose de réelles difficultés aux forces engagées dans l’opération Barkhane, qui subissent quant à elles l’inertie inhérente à la passation d’un marché public français.

 

La réactivité, le travail en boucle rapide semblent donc plus que jamais nécessaires pour que les besoins qui s’expriment puissent être satisfaits rapidement. Autant d’arguments justifiant la création de l’Agence, qui n’en reste pas moins affiliée à la DGA – n’en déplaise à ceux qui espéraient une révolution hiérarchique… Car même si la caricature est tentante, opposer l’agilité de ce nouvel organe à la lourdeur de sa maison-mère reviendrait à méconnaître la complexité des enjeux. Les objectifs ambitieux de la LPM[4], qui devrait considérablement augmenter le budget consacré aux études amont de la DGA[5], montrent bien que cette dernière demeure l’acteur incontournable de la conception des nouveaux systèmes d’armes.

 

C’est pour cette raison que la stratégie du ministère s’appuie également sur un plan de transformation de la DGA, annoncé début juillet par Florence Parly[6]. Déployée en trois points, cette restructuration vise à améliorer l’interaction entre les différents programmes pour gagner en efficacité, simplifier les cycles d’acquisition pour gagner en souplesse et équilibrer les relations avec les industriels afin de garantir le juste prix des opérations d’armement. Des transformations nécessaires, mais qui se feront malgré tout dans la douleur tant la machine est lourde…

 

Le défi colossal de l’AID sera donc de parvenir à concilier le temps long de la DGA et l’instantanéité de l’innovation en cycle court, en introduisant ce qu’Emmanuel Chiva appelle des « fenêtres d’opportunités » technologiques au cœur des programmes d’armement. Et cela implique inévitablement de faire dialoguer les grands groupes industriels, traditionnels « champions » de la Défense, avec les nouveaux acteurs du milieu : les start-ups. Comment ? En favorisant l’expérimentation, répond le directeur de l’agence, c’est-à-dire « en mettant l’utilisateur au centre, le soldat déployé dans le cadre de l’opération Barkhane comme l’utilisateur administratif du ministère. »

 

Répondre à des problématiques qui sont le quotidien de nos forces, un raisonnement qui peut sembler topique mais est pourtant souvent perdu de vue dans la bataille aux contrats d’armements. La nouvelle stratégie affichée par la ministre aurait donc pour objectif de remettre un peu de pragmatisme au cœur des programmes, en s’assurant que la technologie soit bien mise au service du combattant et que les innovateurs comme le ministère sont assurés de la rentabilité de leur coopération. La mixité des effectifs de l’AID, constituée à la fois d’ingénieurs de l’armement, d’entrepreneurs issus du secteur privé et de membres de nos forces devrait permettre d’atteindre cet objectif.

 

Les premiers résultats de l’agence seront donc décisifs afin de légitimer son existence. Car en tentant de créer une DARPA[7] à la française à défaut de parvenir à réformer rapidement et efficacement la DGA, le risque est d’avoir donné naissance à un énième comité théodule peu efficace, faute de moyens financiers et juridiques. Ses détracteurs critiquent notamment le fait qu’elle ait été placée sous la tutelle du délégué général pour l’armement, réduisant ainsi sa liberté d’action.

 

Le premier rendez-vous était donné pour l’édition n°1 du « Forum Innovation Défense », qui s’est tenu à la Cité de la Mode et du Design du 20 au 24 novembre dernier. L’occasion pour l’Agence de passer au banc d’essai : elle était au cœur de l’événement, qui avait pour but de réunir l’ensemble des acteurs de l’innovation de Défense autour des projets et des actions du ministère. Avec plus de 160 innovations militaires et duales présentées aux visiteurs, il semble que l’opération ait convaincu les médias présents, dont la diversité pourrait signifier une première réussite : celle de l’ouverture au monde civil. Le forum a ainsi ouvert ses portes au grand public le samedi, mettant en scène les innovations les plus séduisantes par des démonstrations comme celle d’une embarcation ECUME des commandos marine sur la Seine. Un des objectifs de l’AID reste en effet de parvenir à attirer vers le milieu de la défense les innovateurs, créateurs et curieux à hauts potentiels.

 

 

 

 

Sources:

[1] Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’Innovation de Défense, « Relever le défi de l’innovation dans la Défense » sur Le talk stratégique, Le Figaro, octobre 2018.

[2] Régime d’Appui pour l’Innovation Duale.

[3] Morones Mike, « Interview with GEN Robert Cone », DefenseNews, 16 December 2013.

[4] Loi de Programmation Militaire pour les années 2019 à 2025.

[5] Jusqu’à 1 milliard d’euro courants d’ici 2025, contre 730 millions d’euros par an en moyenne dans le cadre de la précédente loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019.

[6] Discours de F. Parly au ministère des Armées, le 5 juillet 2018.

[7] Defense Advanced Research Projects Agency, agence du ministère américain de la Défense, chargée de la R&D à usage militaire.

 

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