Par Lucille Laurent et Justine Gadon-Ferreira
L’Ukraine instaure la loi martiale sur une partie de son territoire
Lundi 26 novembre au soir, Kiev a décidé d’instaurer la loi martiale et de placer ses armées en état d’alerte après l’affrontement intervenu dimanche soir avec la Russie dans le détroit de Kertch – qui relie la mer d’Azov à la mer Noire. Si cette mesure ne représente ni une déclaration de guerre ni une rupture des relations diplomatiques avec Moscou, il s’agit de la première confrontation ouverte avec la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014. La loi martiale, état d’exception au sein duquel l’armée assure le maintien de l’ordre, a été approuvé par le Parlement de Kiev lundi et entrera en vigueur mercredi pour une durée renouvelable de 30 jours. Le champ d’action de la loi reste toutefois limité aux régions frontalières avec la Russie et la Transnistrie ainsi qu’aux régions côtières au sud du pays.
Incidents russo-ukrainiens dans le détroit de Kertch
La décision, qui peut paraître brutale, intervient en réalité suite à une escalade militaire autour du détroit de Kertch, qui sépare la péninsule de Crimée de la Russie et dont cette dernière revendique le contrôle. Dimanche soir, le détroit a été le théâtre d’une confrontation d’une ampleur inédite après que des navires russes se sont brutalement saisis de trois vaisseaux de la marine ukrainienne, capturant les vingt-quatre membres de l’équipage à bord.
Les garde-côtes russes ont ouvert le feu sur les deux vedettes (la R-175 Berdiansk et la R-179 Nikopol) et le remorqueur ukrainiens sous prétexte que ceux-ci n’avaient obtenu aucun droit de passage pour naviguer “dans les eaux territoriales russes”. Des hélicoptères de l’armée de l’air russe ont également été déployés sur les lieux de l’incident. Le gouvernement ukrainien a pour sa part affirmé que ses navires militaires se dirigeaient vers la mer d’Azov conformément au droit maritime international et que six de ses marins avaient été blessés par les tirs russes. Les trois navires saisis par la Russie au large des côtes de Crimée sont désormais détenus dans le port de Kertch. Le détroit, fermé au trafic maritime par la Russie suite à l’affrontement, a été ré-ouvert lundi matin.
Le président ukrainien Petro Porochenko a exigé que la Russie relâche immédiatement les marins et les navires et a appelé à une désescalade des tensions autour de la Crimée. En Ukraine, des manifestations organisées par des militants d’extrême-droite ont éclaté à Lviv et à Kiev afin de protester contre la saisie des navires par la Russie ainsi que contre la faiblesse des réactions de Kiev face à l’agressivité de son voisin russe. Suite à la décision du Conseil national de sécurité et de défense ukrainien, le chef d’état-major a ordonné de placer ses hommes en état d’alerte lundi matin. La décision, approuvée par le Parlement, instaure un état et des mesures d’urgence visant à garantir la souveraineté et l’indépendance du pays. Toutefois, le président ukrainien a assuré que cette mesure ne devait entraver ni les libertés civiles ni la tenue des élections présidentielles en mars.
La décision d’instaurer la loi martiale a été accueillie comme une véritable provocation par la Russie. A ce stade, le pays est pourtant resté sur la défensive : aucune réunion du conseil de sécurité russe n’a été convoquée et aucune prise de contact n’a été signalée entre les chefs d’Etat russe et ukrainien. Le président russe a tout de même fait part de sa “sérieuse préoccupation” face à l’instauration de la loi martiale lors d’un entretien téléphonique avec la chancelière allemande Angela Merkel dans la nuit de lundi à mardi. A ce stade, ni les navires ni les marins ukrainiens n’ont été relâchés. Dans l’après-midi du mardi 27 novembre, douze d’entre eux ont comparu devant un tribunal de Simferopol, la capitale administrative de la péninsule criméenne. Tous ont été condamnés à deux mois de détention préventive, inculpés au titre de l’article 322 du code pénal russe pour « franchissement illégal de la frontière commis par un groupe de personnes, ou par un groupe organisé, avec utilisation de la violence ou la menace de son utilisation ». Les audiences doivent reprendre mercredi pour la seconde moitié du groupe.
Historique des tensions russo-ukrainiennes en mer d’Azov
La mer d’Azov, située entre la Crimée et l’est de l’Ukraine, marqué par un conflit opposant le pouvoir de Kiev et les séparatistes prorusses, est l’objet de revendications depuis de nombreuses années. En effet, cette mer peu profonde recèle des gisements de gaz et constitue un point de passage stratégique, à la fois pour l’Ukraine et la Russie, permettant le transport de passagers et le fret maritime.
En 2003, le président ukrainien Léonid Koutchma et le président russe Vladimir Poutine avaient conclu un accord prévoyant la « gestion conjointe » de la mer d’Azov et du détroit de Kertch, qui sépare la Russie de la péninsule criméenne. Le ton était monté après que la Russie a mis en doute l’appartenance à l’Ukraine de l’île de Tuzla dans le détroit de Kertch. La mer d’Azov était alors considérée comme une mer intérieure conjointe russo-ukrainienne. Toutefois, la question de la délimitation de la frontière maritime entre la Russie et l’Ukraine n’a pas été réglée par le document de 2003, qui se révèle imprécis malgré la promesse de coopération entre les deux pays.
En outre, cet accord semble avoir été largement remis en cause par l’annexion de la Crimée par la Russie. Moscou revendique en effet les eaux au large de la Crimée en entravant largement la libre navigation des navires ukrainiens dans le détroit de Kertch. En 2016, la construction par Moscou d’un pont de 19 km traversant le détroit de Kertch et reliant la péninsule de Crimée à la Russie avait alimenté les tensions déjà très fortes entre les deux pays. Selon le directeur du port de Marioupol, , Oleksandre Oliinyk, les arches du pont, trop basses, ont « coupé la voie à une partie des navires, trop grands pour passer dessous ». La construction de ce pont, inauguré par Vladimir Poutine lui-même au volant d’un camion en mai dernier, concrétise le rattachement de la Crimée à la Russie et renforce le contrôle russe sur le détroit de Kertch.
Au cours de l’année 2018, les gardes-frontières russes ont multiplié les arrestations de navires commerciaux ukrainiens, sous prétexte de contrôles, retardant ainsi le transport de marchandises. En outre, les habitants de Marioupol se sont inquiétés de la présence de cinq navires de guerre russes en mer d’Azov, transférés en mai dernier de la mer Caspienne. Le pouvoir à Kiev affirme que l’objectif de Moscou est d’entraver l’activité des ports ukrainiens. Ainsi, les recettes de Berdiansk, autre port crucial de l’Ukraine situé sur la mer d’Azov et de Marioupol, auraient chuté de 15% sur les sept derniers mois par rapport à la même période en 2017. Les récents événements amènent même Kiev à penser que Moscou prépare une offensive terrestre afin de récupérer la ville portuaire de Marioupol.
Que peut attendre l’Ukraine de la communauté internationale ?
L’ouverture de ce « troisième front dans le conflit ukrainien » (Laurent Chamontin) a suscité le vif émoi de la communauté internationale.
La France, dans un communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a exprimé sa « vive préoccupation » concernant les « graves incidents » survenus le 25 novembre dernier. Elle a par ailleurs rappelé son engagement en soutien de la souveraineté ukrainienne et appelé la Russie à « libérer dans les plus brefs délais les marins ukrainiens retenus et de restituer les navires saisis ».
Les voix semblent unies en Europe pour dénoncer l’escalade militaire provoquée par la Russie. Ainsi, dans un communiqué, l’Union européenne demande à la Russie de « restaurer la liberté de passage dans le détroit de Kertch ». Elle accuse également Moscou de mépriser les règles de base de la coopération internationale. Cet incident est un autre coup dur pour les négociations « format Normandie » menée par la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine qui visent à mettre fin à la guerre du Donbass. La décision de la Russie de fermer le détroit de Kertch à la navigation réduit encore l’espace des possibles. D’après le ministère des Affaires étrangères allemand, les diplomates des quatre pays se sont cependant réunis à Berlin lundi 26 novembre pour discuter de la situation et essayer de trouver une issue à ce différend.
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Soltenberg, a lancé un appel au calme et a fait part du souhait de l’Alliance atlantique de « maintenir le dialogue déjà en place avec la Russie » sans pour autant minimiser les événements. Pour l’instant, l’Alliance ne semble pas disposée à mettre en œuvre des actions concrètes contre la Russie tout en condamnant fermement la détention des marins ukrainiens et la saisie de leurs navires. La demande des diplomates ukrainiens, réunis lors du conseil OTAN-Ukraine convoqué à la demande du pouvoir de Kiev, de sanctionner la Russie demeure insatisfaite à ce jour.
Le Président américain Donald Trump s’est quant à lui gardé de tout commentaire tandis que son ambassadrice à l’ONU a dénoncé une « provocation » des Russes. Malgré les protestations européennes et otaniennes, Kiev craint que le silence états-unien n’encourage la Russie à prendre le contrôle de la mer d’Azov, asphyxiant ainsi les principaux ports est-ukrainiens.
Comment interpréter cette succession d’évènements ?
Le Centre for Easter Studies, un think-tank basé à Varsovie, a publié une analyse politique et militaire des divers incidents. Selon les auteurs de cette étude, Moscou, à travers la saisie des navires et des marins ukrainiens, a l’intention d’établir un contrôle exclusif sur la mer d’Azov, considérée comme faisant partie des eaux territoriales du pays depuis l’annexion de la Crimée. Pour la Russie, il s’agit de démontrer avec force les conséquences géopolitiques de l’annexion de la péninsule tout en décrédibilisant les tentatives ukrainiennes d’augmenter sa présence militaire dans la région. Le pays, considéré comme l’agresseur par les pays européens, s’expose toutefois à une forte condamnation internationale ainsi qu’à un éventuel renforcement des sanctions économiques à son égard même si aucune action concrète n’a encore été envisagée. Du point de vue militaire, s’il est peu probable que la Russie envisage des actions militaires sérieuses contre l’Ukraine, il est clair que le pays se tient prêt à réagir (notamment par le biais de ses gardes-côtes au service du FSB) si l’Ukraine venait à intensifier significativement sa présence militaire dans la zone.
En Ukraine, il est possible que l’adoption de la loi martiale en réaction à cet incident, d’une ampleur relativement faible comparée au sanglant conflit qui oppose Kiev aux séparatistes prorusses depuis 4 ans, s’inscrive dans un contexte politique marqué par la tenue des élections présidentielles en mars prochain. Régulièrement accusé de ne pas être suffisamment agressif face à la Russie, Petro Porochenko pourrait chercher à renforcer sa popularité à la veille du scrutin maintenu le 31 mars 2019. Concernant l’aspect strictement militaire de la décision, il est encore difficile de savoir si Kiev va réellement organiser un déplacement de ses troupes vers les régions frontalières.
Sources :
https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/analyses/2018-11-26/consequences-incident-sea-azov
https://www.lexpress.fr/actualite/un-troisieme-front-dans-le-conflit-russo-ukrainien_2050449.html
https://www.independent.co.uk/news/world/europe/russia-ukraine-live-latest-update-martial-law-black-sea-ships-navy-crisis-a8651736.html https://www.lemonde.fr/international/article/2018/11/27/loi-martiale-en-ukraine-mise-en-garde-de-poutine-qui-en-appelle-a-merkel_5389128_3210.html
https://www.lepoint.fr/monde/russie-ukraine-la-guerre-sans-fin-27-11-2018-2274652_24.php
http://www.rfi.fr/ameriques/20181127-tensions-mer-azov-appel-calme-onu