Par Matthieu de Ramecourt
La proposition de la Commission européenne relative au budget européen pour les années 2021-2027 consacre (enfin) l’arrivée de la surveillance de l’espace (SSA) dans les préoccupations européennes. Cet outil dual de souveraineté est intimement lié à la crédibilité diplomatique et géostratégique de l’Europe. Cependant ni le montant exact, ni les modalités institutionnelles n’ont été fixées. Ces choix, éminemment politiques, illustrent le dilemme de l’Europe spatiale : coopération inter-étatique a minima ou réelle politique de puissance communautaire ?
Le programme spatial européen pour les années 2021-2027 est doté de la modique somme de seize milliards d’euros[1]. Alors que les programmes de géonavigation (Galileo & EGNOS) et d’observation de la terre (Copernicus) poursuivent leur montée en puissance, la Commission innove en dédiant spécifiquement cinq cents millions d’euros pour le développement de capacités de communication gouvernementales (communications satellitaires sécurisées, ou GOVSATCOM) et de surveillance de l’espace (SSA).
Cette nouveauté doit se lire dans un contexte particulier, celui d’une montée préoccupante des tensions interétatiques au sujet de l’espace. Dès décembre 2017, la ministre française des Armées, Florence Parly, affirmait ainsi que « c’est pour la construction d’un système de surveillance de l’espace que nous devons parler d’une voix, européenne. Car l’enjeu est trop important, notre souveraineté, notre liberté en dépendent trop »[2]. Les activités spatiales subissent en effet de nombreuses mutations. L’augmentation rapide du nombre d’acteurs, tant étatiques que privés (tels que Space X, ou Virgin Galactic), couplée à la miniaturisation des satellites laissent craindre une progression significative des risques d’accidents spatiaux, principalement en orbite basse, orbite la plus utilisée actuellement.
Parallèlement, la résurgence de tensions internationales fait courir le risque de menaces ou d’emploi de la force, à l’heure ou le cadre juridique spatial est lacunaire, et les négociations diplomatiques au point mort.
Dans ce contexte, la crédibilité de toute puissance spatiale est intimement liée aux capacités de renseignement qu’elle peut déployer, notamment en matière de renseignement extra-atmosphérique. La construction et l’organisation de réseaux de capteurs (télescopes, radars, base de données) capables de fournir une connaissance de la situation spatiale[3] redevient en ce sens un enjeu de crédibilité militaire, diplomatique et industriel.
Alors que les puissances spatiales russe, chinoise et américaine disposent de capacités de surveillance de l’espace, l’Europe accuse un retard certain. L’effort budgétaire porté par le Cadre financier pluriannuel 2021-2027 (ou en anglais MFF 2021-2027), bien que nécessitant encore de nombreuses précisions, est en ce sens un bon début.
Vers un renforcement de la crédibilité européenne
La connaissance de la situation spatiale répond à un double enjeu. D’une part, connaître la position des débris est un gage de crédibilité pour toute politique spatiale. D’autre part, alors que certains Etats (Etats-Unis en tête) se dotent de doctrines spatiales offensives[4], la connaissance de la situation devient un maillon essentiel à une quelconque posture spatiale dissuasive (détection de la menace, ciblage…). Ainsi, les puissances spatiales les plus anciennes – en tête desquelles la Russie et les Etats-Unis – ont, dès la Guerre Froide, initié des programmes de systèmes de surveillance de l’espace.
Le retard européen en matière de surveillance de l’espace
Recenser les capacités des puissances spatiales en matière de surveillance de l’espace n’est pas un exercice aisé. Les moyens utilisés par les systèmes de surveillance peuvent alternativement être dédiés spécifiquement à la SSA, partiellement utilisés dans cet objectif (on parle alors de moyens collatéraux), ou peuvent éventuellement participer à la création des cartes orbitales. On parle dans ce dernier cas d’outils contributeurs.
Sans surprise, les deux principales puissances disposant actuellement des plus larges capacités de SSA sont les Etats-Unis et la Fédération de Russie. Les Américains entretiennent un catalogue orbital, le Two Line Element, grâce au Space Surveillance Network (SSN). Ce dernier, placé sous la responsabilité du Commandement Stratégique Américain (USSTRACOM), est composé de 21 installations[5]. La Russie dispose des capacités développées par l’URSS, aujourd’hui intégrées dans le cadre du système de défense anti-aérien et anti-missile. Le Space Surveillance System (SSS) russe disposerait actuellement d’une quinzaine d’outils, radars et télescopes compris.
Les Etats européens, traditionnellement réticents aux avancées de l’Europe de la défense, disposent quant à eux d’outils principalement étatiques. La France, avec le système GRAVES (Grand Réseau Adapté à la Veille Spatiale) développé par l’ONERA[6] sous contrat avec la DGA[7], est la seule puissance de l’Union à disposer d’un système radar de surveillance spatiale spécifiquement consacré à la veille spatiale. Elle dispose également de moyens collatéraux – partiellement dédiés à la surveillance de l’espace – à l’instar du radar SATAM de l’armée de l’Air, ou du TAROT (Télescope à Action Rapide pour les Objets Transitoires) appartenant au CNRS et utilisé par le CNES. L’Allemagne est le deuxième acteur européen crédible en matière de surveillance de l’espace. La République fédérale dispose du système TIRA (Tracking and Imaging Radar), seul radar spécifiquement consacré à la trajectographie des objets spatiaux en Europe. Le Fraunhofer[8] développe parallèlement le programme GESTRA (German Experimental Space Tracking Radar). Les deux systèmes européens supranationaux sont néanmoins, largement insuffisants.
Des réticences étatiques à la dépendance stratégique
Le développement d’un système européen est largement freiné par les réticences étatiques. Les systèmes supra étatiques actuels, respectivement de l’Agence Spatiale Européenne (ASE) et d’un Consortium d’Etats soutenu financièrement par l’Union européenne, restent limités et n’offrent pas à l’Europe une autonomie stratégique en la matière.
Deux éléments freinent le développement d’infrastructures européennes de surveillance de l’espace à couverture globale. D’une part, les données américaines non sensibles sont en libre accès via des accords bilatéraux[9] et un partage des données figurant dans leur catalogue orbital TLE. Ce simple élément limite l’utilité d’un développement capacitaire pour des raisons de sécurité civile. D’autre part, la compétition entre Etats européens, tant sur les plans stratégique (partage d’informations sensibles aux retombées diplomatiques) que socio-économique (choix de l’acteur industriel, maîtrise de la technologie), restreint les potentielles coopérations. Ces réticences expliquent ainsi la tardive implication des Européens dans ce domaine.
Les programmes de coopération ont vu le jour à partir de la première décennie du XXIème siècle. C’est en effet en 2008 que l’Agence spatiale européenne (ASE) lance un programme préparatoire de SSA. L’UE, jusqu’alors demeurée en retrait sur cet aspect, initie un programme de soutien à la création d’une structure de surveillance spatiale en 2013, concrétisé par la création d’un consortium d’Etats intéressés en 2014. Ces deux systèmes sont cependant limités : par l’aspect purement civil du premier, et par la faiblesse budgétaire du second. Cette initiative[10] est à juste titre appelée « cadre de soutien » : il ne s’agit pas de développer des capacités communautaires, mais bien de mettre des moyens financiers à disposition d’Etats membres compétents pour le développement de leurs propres capacités nationales. Le consortium de cinq Etats, créé en 2014, comprend logiquement la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume Uni et l’Espagne. En 2013, le Sénat français estimait que, pour être efficace, l’effort budgétaire de la Commission devait se situer entre 360 et 600 millions d’euros. Cependant, dans un cadre budgétaire déjà établi, le programme ne reçoit que « 70 millions d’euros (…) lors des sept prochaines années, soit 10 millions d’euros par an »[11].
La faiblesse des programmes européens, quoique compréhensible, place l’Europe dans une situation de dépendance stratégique vis-à-vis du partenaire transatlantique et de son SSN – le système américain de surveillance de l’espace. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le cadre financier pluriannuel 2021-2027 comme un tournant : pour la première fois de son histoire, l’Union consacre explicitement une enveloppe budgétaire à la surveillance de l’espace. La somme allouée et les modalités d’un tel investissement, qui n’ont pas été fixées, continuent toutefois à faire l’objet de nombreux débats.
Le cadre financier pluriannuel : quelle organisation pour la surveillance de l’espace post-2021 ?
Le cadre financier pluriannuel 2021-2027 prévoit « 500 millions d’euros pour mettre au point de nouveaux composants de sécurité ». Cette somme est répartie, sans plus de précisions à l’heure actuelle, entre l’amélioration des « performances et (de) l’autonomie de la ‘surveillance de l’espace’ » et la mise en place d’une « nouvelle initiative en matière de télécommunications gouvernementales par satellite »[12]. Dans ce cadre, deux hypothèses sont envisageables. La première hypothèse concerne le renforcement capacitaire de l’initiative de 2014. Avec le soutien financier de l’Union européenne, le développement de capacités de surveillance de l’espace s’opérerait ainsi dans l’arène interétatique. La seconde repose sur la création ex nihilo de capteurs propriétés de l’UE. Dans ce cas, bien que répondant aux enjeux de sécurité des infrastructures européennes, un tel développement exigerait un mode de gouvernance particulièrement bien équilibré.
Un choix politique
En 2013, la Commission publie un « résumé de l’analyse d’impact » éclairant les possibilités pour l’Union Européenne en matière de SSA/SST[13]. Ce document envisage trois grandes options : l’inaction, le partenariat renforcé entre les Etats membres, ou la création de capteurs propriété de l’Union. Du choix budgétaire dépend la politique post-2021. Si le programme SSA dispose d’un budget supérieur à 360 millions d’euros (soit 60 millions d’euros par ans), l’UE pourra développer en toute autonomie un radar de suivi, huit télescopes et un centre de données. En revanche, si l’enveloppe budgétaire allouée au SSA s’avère inférieure à ce montant, il semble probable que le budget ne serve qu’à poursuivre ou à consolider l’initiative de 2014 (UE-SST).
Au-delà des questions budgétaires, un tel choix est intimement lié à l’équilibre politique au sein de la complexe Europe spatiale. La création d’un réseau satellitaire détenu par l’Union européenne, sur le modèle des programmes communautaires phares (Galileo, Copernicus), conférerait à Bruxelles un poids politique majeur. L’image renvoyée serait alors celle d’une politique spatiale communautaire, guidée par la Commission. A l’inverse, le choix d’un cadre interétatique créerait implicitement une Europe spatiale à plusieurs vitesses. Les définitions de « l’Europe spatiale » et de « l’Europe de la Défense » conserveraient une approche étatique. Les Etats membres de l’UE restent ainsi dépendants de quelques Etats, la France et l’Allemagne en tête, pour le développement de capacités de SSA/SST.
Vers un cadre inter-étatique renforcé?
La solution communautaire semble la mieux à même de dépasser les réticences intra-européennes. En plus de permettre l’intégration des composantes nationales (respectant ainsi leurs outils de souveraineté), elle conférerait à l’Europe un rôle de puissance stabilisatrice crédible au sein de l’Espace Extra Atmosphérique. La gouvernance du programme Galileo démontre également que si une volonté politique se dessine, un mode de gouvernance mêlant décisions interétatiques et verticalité en période de crise est possible. Celle-ci fonctionne en effet à plusieurs échelles. La gestion du volet gouvernemental, le Public Regulated Service (PRS), est attribuée au Conseil de l’Europe hors cas de crise. A l’inverse, en cas de situation internationale dégradée rendant nécessaire l’action européenne, cette responsabilité incomberait au Haut Représentant (SEAE), sous contrôle a posteriori du Conseil. Facilement applicable à la surveillance de l’espace, ce mode de gouvernance ne semble cependant pas réunir de nombreux soutiens, dans un contexte marqué par le Brexit et l’élection d’un gouvernement italien eurosceptique. En effet, les Etats semblent largement préoccupés par le maintien de leurs intérêts nationaux, privilégiant de facto la coopération avec le puissant allié américain. Même la France, pourtant la plus volontariste sur les affaires européennes (notamment en matière de défense), soutient officiellement la vision interétatique. Le général de Roquefeuil, ancien conseiller militaire du président du CNES rencontré en avril 2018, résume ainsi la situation « la position du CNES est ainsi de promouvoir l’EU-SST en complémentarité des informations fournies par les Américains »[14].
Ainsi, sans être propriétaire de capacités de SSA/SST, le rôle institutionnel de Bruxelles au sein de l’EUSST se verrait renforcé. Cette approche imposerait également aux Etats membres du consortium, propriétaires des systèmes, une coopération accrue sous le contrôle de la Commission. En d’autres termes, le statu quo européen semble se prolonger, entérinant une politique commune finançant un noyau dur européen. La Commission disposerait cependant d’arguments financiers pour défendre son rôle d’arbitre au sein du consortium.
L’Union européenne décide enfin d’accélérer le développement de capacités autonomes de surveillance de l’espace. Bien que le domaine figure dans le Cadre financier pluriannuel 2021-2027, ni le montant, ni le cadre institutionnel ne sont encore officiellement fixés. Le choix des institutions européennes illustrera les volontés étatiques d’ancrer la politique spatiale européenne dans un cadre interétatique ou communautaire. Bien que le choix d’une politique spatiale communautaire semble le plus à même de dépasser les réticences étatiques, il est peu défendu par les agences nationales, peu enclines à abandonner à la Commission un outil aussi stratégique.
Sources :
[1] CE, Politique et activités spatiales après 2020 : le nouveau programme spatial de l’UE en un coup d’œil, 6 Juin 2018.
[2] Madame Florence Parly, ministre des Armées, le 14 décembre 2017 lors de sa visite du centre d’Ariane Group, aux Mureaux.
[3] Définie par le colonel (air) Jean Luc Lefebvre comme « l’évaluation, la détection, et, si possible, l’identification des objets spatiaux pouvant représenter une menace ou un risque tant pour les activités spatiales que terrestres ». LEFEBRVE, Jean-Luc (col), Stratégie Spatiale. Penser la guerre des étoiles, une vision française, L’esprit et le Livre, Sceaux, 2011, p.352.
[4] NARDON, Laurence, Arsenalisation de l’espace, les projets américains, Note de l’IFRI, Décembre 2006.
[5] Rapport n°152/FRS/SEEA, Sécuriser l’espace extra-atmosphérique, Élément pour une diplomatie spatiale, 28 Février 2016
[6] Office national d’études et de recherches aérospatiales.
[7] https://www.defense.gouv.fr/english/dga/actualite/la-dga-lance-la-renovation-du-radar-de-surveillance-spatial-graves
[8] Institut allemand de recherche en sciences appliquées, https://www.fraunhofer.de/en/press/research-news/2015/Juli/radar-guards-against-space-debris.html
[9] Les Etats européens se sont progressivement liés au TLE américain entre 2014 et 2018. L’Italie est le premier Etat à s’y engager, avec l’ouverture des négociations en 2013 ; viennent ensuite, chronologiquement, la France, le Royaume Uni, l’Allemagne, l’Espagne, la Norvège, le Belgique, et le Danemark. http://www.stratcom.mil/Media/News/News-Article-View/Article/1497343/usstratcom-denmark-sign-agreement-to-share-space-services-data/
[10] Décision du Parlement européen et du conseil du 16 avril 2014 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32014D0541.
[11] PROPOSITION DE RESOLUTION EUROPEENNE, présentée par la Commission des affaires européennes du Sénat, sur la surveillance de l’espace, Enregistré à la présidence du Sénat le 10 juin 2013, p. 11.
[12] CE, Communiqué de presse, « Budget de l’UE: un programme de 16 milliards d’euros pour stimuler le leadership spatial de l’UE après 2020 », Bruxelles, le 6 juin 2018.
[13] DOCUMENT DE TRAVAIL DES SERVICES DE LA COMMISSION, Résumé de l’analyse d’impact accompagnant le document : Proposition du Parlement et du Conseil établissant un programme de soutien à la surveillance de l’espace et au suivi des objets en orbite, Bruxelles, le 28.02.2013.
[14] Entretien du 09/04/2018 avec le Général de Roquefeuil, ancien conseiller militaire du président du CNES.