Par François Gaüzère-Mazauric
“(…) espionner, c’est à la fois rechercher une vérité positive savamment obscurcie, dévoiler une réalité qui s’avance masquée, et viser à tromper, à mentir, afin d’accaparer une vérité, et, par le mensonge, imposer à l’autre l’erreur qui le portera à la défaite. Étrange processus à deux branches, l’une de l’ordre du savoir, l’autre de l’ordre de l’action, l’une productrice de connaissance, l’autre de mensonge.
Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Gallimard, 1994, p. 219.
Le jeudi 4 octobre, les services secrets néerlandais dévoilaient avec une étonnante prolixité les arcanes de l’opération de piratage menée le 13 avril 2018 contre l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC). Le 10 avril, quatre agents du GRU – dont deux “cyber opérateurs” et deux préposés à “l’HUMINT” – foulaient le tarmac de l’aéroport d’Amsterdam Schipol, et rejoignaient La Haye, où se trouve le siège de l’OIAC. Après avoir la veille reconnu les lieux, ils tentèrent, grâce à du matériel entreposé dans une voiture de location, de pirater le réseau Wi-Fi de l’organisation. Les documents portés à la connaissance du public par les renseignements néerlandais fournissent des preuves accablantes : le téléphone mobile de l’un des agents du GRU recelait des photographies du bâtiment de l’OIAC ; plus encore, le matériel du parfait hackeur fut trouvé dans la voiture louée aux Pays-Bas par les quatre visiteurs.
Les récriminations russes contre l’OIAC étaient déjà connues des diplomates : Moscou s’était d’ailleurs opposée de toutes ses forces au projet de renforcement de l’organisation, soutenu par la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis. Ces révélations détaillées sont intéressantes, tant pour ce qui concerne la stratégie russe que du fait de la méthode de mobilisation des opinions publiques qu’elles mettent en lumière.
Elles dressent d’abord le saisissant portrait d’un Kremlin cherchant à affaiblir les organisations internationales qui pourraient porter ombrage à ses agissements, ainsi qu’à ceux de ses alliés. Une mission de l’OIAC, venue expertiser l’usage d’armes chimiques par le régime de Damas, avait été envoyée en Syrie du 7 avril au 3 mai dernier ; il n’était alors pas anodin que les tentatives de piratage fussent menées le 13 avril – soit six jours après l’envoi des experts sur le territoire syrien, et quelques heures avant l’opération “Hamilton”, dans un moment de tension maximale.
Les médias français ont au reste insisté sur la volonté russe d’effacer les suites de l’affaire Skripal ; là encore, les dates concordent : le 3 avril, le directeur du Defence Science and Technology Laboratory britannique avait déclaré que la tentative de meurtre sur Sergueï Skripal avait bien été le fait de l’agent innervant militaire “Novitchok” ; le 12 avril, l’OIAC corroborerait ces déclarations. Le double objectif tactique de la Russie pouvait donc être le suivant : il s’agissait d’une part de savoir ce que la commission d’enquête avait trouvé en Syrie ; il fallait d’autre part que disparaissent des données de l’affaire Skripal.
A ces deux objectifs tactiques s’adjoint un objectif stratégique de plus long terme : une telle intervention porte sur l’ordre multilatéral une forte pression sécuritaire. La communauté internationale se trouve confrontée à un difficile dilemme : renforcer la sécurité des organisations reviendrait à entériner urbi et orbi leur basculement dans le camp de l’OTAN et, partant, éroderait leur légitimité normative ; laisser les choses suivre leur cours exposerait l’OIAC, mais aussi l’OSCE – qui avait en décembre 2016 subi une tentative de piratage supposément liée à la Russie – à des risques bien réels. Moscou, en soumettant ces organisations à une pression sécuritaire, les affaiblit en même temps qu’elle tente d’accéder à leurs informations ; ainsi va la gloire du système international.
De l’autre côté, l’étonnante transparence choisie par les renseignements néerlandais fait plus que jamais des stratégies de guerre asymétrique un objet d’opinion publique. Il n’était d’ailleurs pas hasardeux que, peu après la conférence de presse prononcée le 4 octobre par des responsables des renseignements néerlandais, Theresa May et le Premier ministre néerlandais Mark Rutte fissent un communiqué commun pour dénoncer les subversions cybernétiques du renseignement militaire russe.
Les conflits hybrides se manifestent ici dans la logique de double énonciation qui les caractérise : à côté des luttes muettes entre les services, résonnent à grands cris devant l’opinion les postures morales des différents protagonistes. D’un côté et de l’autre, le cortège des marionnettistes discrets et des victimes éplorées n’en finit plus de troubler l’image placide d’un ordre international pacifié. En faisant montre d’une transparence sans reproche, Néerlandais et Britanniques se placent symboliquement dans le camp des démocraties assiégées, selon une stratégie qui rappelle le mot de Maurice Merleau-Ponty : “Les purs rapports de force sont à chaque instant altérés : on veut aussi avoir pour soi l’opinion. Chaque transport de troupes devient aussi une opération politique. On agit moins pour obtenir un certain résultat dans les faits que pour placer l’adversaire dans une certaine situation morale. De là, l’étrange notion d’offensive de paix : proposer la paix, c’est désarmer l’adversaire, c’est se rallier l’opinion, c’est donc presque gagner la guerre.[1]“
Les mugissements de la démocratie et de la souveraineté ne doivent toutefois pas faire oublier les mouvements réels des lignes de front. Les forces de l’OTAN, après avoir discuté en mars dernier, dans le sillage du rapport Jopling, de l’adoption d’un article 5bis de la charte de l’Atlantique applicable à la guerre hybride, ne sont pas parvenues à trouver d’autre menace qu’une concentration de forces à la frontière russe. Elles pourraient se laisser emporter par le flux des opinions et céder à l’irréversible montée des tensions. La lutte pour le symbole, menée notamment par les services de renseignement, masque parfois le danger d’une escalade militaire ; Maurice Merleau-Ponty ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait sa crainte “qu’on aille à la guerre obliquement, et qu’elle surgisse à l’un des détours de cette grande politique, qui ne paraissait pas plus qu’une autre de nature à la déclencher.”[2]
SOURCES :
[1] Maurice Merleau-Ponty, Signes, “L’homme et l’adversité”, Gallimard, 1960, p 387.
[2] Ibid, p 389.