Par François Gaüzère-Mazauric
“Si l’on veut s’embarquer à destination des pays étrangers pour faire du négoce, alors, c’est à Quanzhou qu’il faut prendre la mer pour partir ; après un long voyage, on passe l’océan des Sept Îles [Qizhouyang, les Paracels] ; quand là on sonde depuis le bateau la profondeur de l’eau, on trouve plus de 700 pieds ! Si l’on traverse les mers de Kunlun, Shamo, Shelong et Wuzhu, des créatures surnaturelles font fréquemment surgir des pluies dans les parages : une sorte de nuage s’élève au-dessus d’elles, et alors on voit émerger tout le corps de ces dragons, dont les yeux lancent des éclairs et qui font jouer leurs griffes et leurs écailles – mais la seule chose qu’on ne voie pas, c’est leur queue ! En un instant, une pluie torrentielle s’abat, les vagues montent jusqu’au ciel, et vraiment, le péril est extrême. Quand en pleine mer on s’approche des côtes et des récifs, alors la profondeur des eaux devient faible et, si l’on heurte le fond, le navire est irrémédiablement perdu. On s’en remet entièrement à l’aiguille du sud, mais à la moindre erreur, on finit dans le ventre des poissons. Depuis longtemps, les marins ont une dicton : “À l’aller, craignez Qizhou, au retour, craignez Kunlun”. Xu Jing, Relation d’une ambassade chinoise en Corée par la mer, 1124, trad. Jacques Dars, pp 94-95.
Au début du mois de septembre 2018, le porte-hélicoptères britannique HMS Albion menait en mer de Chine une opération de liberté de navigation (FONOP), qui donna lieu à l’intervention de deux hélicoptères chinois. Voici que les Britanniques se joignaient à la valse de bâtiments français et américains qui croisent régulièrement dans cette zone contestée, pour empêcher tant bien que mal Pékin d’y étendre sa mainmise.
Les îles de la mer de Chine se trouvent sous les feux croisés des revendications territoriales: pour ne citer que les archipels les plus importants, les Spratleys sont revendiqués par la Chine, le Vietnam, les Philippines et Taïwan ; les îles Paracels font quant à elles l’objet des concupiscences chinoises, vietnamiennes, et taïwanaises.
Toutefois, alors que la Cour de justice de La Haye – qui constitue, aux termes de l’article 287 de la convention des nations unies sur le droit de la mer, l’un des organes possibles de règlement des différends – a balayé d’un revers de main les revendications chinoises par sa décision du 12 juillet 2016, la Chine mène une politique toujours plus agressive dans la zone. Il faut donc craindre que les voies du droit international soient insuffisantes pour résoudre ce conflit ; Pékin avait d’ailleurs précisé, dès un position paper publié en décembre 2014, qu’elle ne cèderait pas aux instances du tribunal de La Haye, quelle que fût la décision rendue.
Faudrait-il alors laisser “la mer de Chine aux Chinois”? Ce serait là abdiquer le droit international et laisser triompher la force: le décalage entre la puissance chinoise et celle des pays voisins se fait chaque jour plus criant, et la liberté de navigation en mer de Chine pourrait se trouver menacée par le règne de Pékin. Pour contrer cette victoire annoncée, la VIIème flotte américaine est présente en permanence dans cette zone qui, en plus d’abriter 12% des ressources halieutiques mondiales, constitue un carrefour majeur du commerce maritime. La France n’est pas en reste: selon une position défendue pour la première fois en juin 2016 par Jean-Yves le Drian à l’occasion du Shangri-La Dialogue, des bâtiments français croisent également dans la région. L’initiative de Paris émane du souci de protéger la large zone économique exclusive française située dans le Pacifique.
Si la Mer de Chine est essentielle pour Washington, elle l’est bien davantage pour Pékin : 40% de son commerce extérieur transita dans ces eaux troublées durant l’année 2016. En des temps où la Chine cherche à sécuriser ses approvisionnements en gaz et en pétrole, les eaux de Mer de Chine méridionale pourraient également assurer le salut de Pékin : elles pourraient abriter jusqu’à 2000 milliards de m3 de gaz naturel.
Quelle est alors la stratégie chinoise pour faire valoir ses vues? Elle répond à deux maîtres mots : l’ambiguïté juridique et la sécurisation.
La Chine n’a en effet jamais précisément communiqué quelle était, à ses yeux, l’étendue de ses droits sur les îles et les mers. Le “tracé en neuf traits” est certes apparu pour la première fois dans une note verbale du 7 mai 2009 : il semblerait qu’il reprît les limites définies dans les années 1940 par le gouvernement du Kuomintang. Pékin a ensuite émis l’idée d’un “tracé en dix traits” : ces deux revendications dépassent de loin celles que la Chine pourrait obtenir en franchissant l’ordalie du droit international. Au reste, en faisant résonner les incertitudes, Pékin laisse le champ libre à la loi du plus fort ; l’indéfinition juridique laisse parler les armes.
La zone répond justement à de larges impératifs de défense. Le cœur économique de la Chine se situant sur sa côte, le besoin de sécuriser les eaux environnantes était en effet impérieux. L’Amiral Liu Huaqing, stratège chinois mort en 2011, mit au point à la fin des années 1980 une double ligne de sécurité maritime que la marine chinoise devrait, au terme de son développement, parvenir à protéger : la First Island Chain (première chaîne d’îles) incluait les Paracels et les Spratleys, et désignait les points dont la sécurisation était indispensable à la protection des intérêts vitaux chinois. La Second Island Chain promouvait l’influence navale chinoise jusqu’à la base de Guam ; une troisième phase, initiée après 2020, aurait conduit à la mise en place d’une marine “globale”. Si Liu Huaqin, protégé de Deng Xiaoping, fut mis au ban suite à l’arrivée au pouvoir de Jiang Zemin en 1989, il semble aujourd’hui connaître une réhabilitation mémorielle : le 28 septembre 2016, Xi Jinping lui a rendu hommage à l’occasion d’un symposium.
Lors du 19ème congrès du parti communiste, le même Xi Jinping s’était félicité de la construction d’îlots artificiels en mer de Chine méridionale. Les travaux de poldérisation, initiés en 2014, avaient redoublé d’ardeur, alors que les juges de La Haye préparaient leur sentence ignorée. Si ces constructions ne donnaient à la Chine aucun droit supplémentaire sur les eaux – l’article 60 de la convention de la convention de Montego Bay fixe en effet une zone de sécurité de 500 mètres seulement autour des îles artificielles – la doctrine de Liu Huaqin s’y trouva rapidement appliquée. Des missiles sol-mer et sol-air furent ainsi déployés sur plusieurs récifs des îles Spratleys, consacrant le principe de la First Island Chain, au mépris du droit de la mer. Les îles Paracels accueillirent quant à elles des missiles sol-air HQ-9 et des chasseurs J-11B. Enfin, des subventions furent octroyées aux pêcheurs chinois, pour encourager leurs bâtiments à croiser dans ces eaux contestées. Certes, ces différents volets de la mainmise de Pékin sur la mer de Chine méridionale pourraient n’avoir qu’une intention défensive, et s’inscrire dans la politique de la First Island Chain.
Toutefois, une telle projection de puissance suscite les craintes des Etats qui croisent dans la région ; elle pourrait en effet permettre à la Chine de contrôler les routes commerciales vitales, d’exclure d’autres revendicateurs des zones contestées et d’interférer avec les plans militaires américains pour défendre Taiwan. N’oublions pas qu’une fois sécurisées les deux premières lignes du défunt Huaqin, l’ultime ambition de la marine chinoise deviendrait mondiale…
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