Par François Gaüzère-Mazauric
En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne sait plus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ; brusquement l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.
Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Livre sixième, II
Le nouveau premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, élu le 2 avril 2018, a annoncé le 5 juin vouloir tendre la main à l’Erythrée. Ancien membre du front de libération Oromo, Abiy Ahmed propose une voie de résolution inattendue, dans un conflit qui avait pu sembler irrémédiable.
En accédant à l’indépendance en 1993, l’Erythrée ôtait à l’Ethiopie une façade maritime cruciale pour ses approvisionnements. Des tensions territoriales ne manqueraient pas d’en résulter : le 6 mai 1998, quelques soldats érythréens entraient dans le village éthiopien de Badmé. D’une algarade frontalière, le conflit entre les voisins s’embrasait, avec l’attaque éthiopienne sur l’aéroport d’Asmara. 80 000 personnes périrent pendant les deux années que dura la guerre.
En juin 2000, l’Érythrée et l’Éthiopie signèrent à Alger un accord de paix : une zone de sécurité temporaire de 25 kilomètres de large, contrôlée par les Nations Unies, fut créée sur le territoire érythréen. En 2002, la Cour Permanente d’arbitrage de la Haye, soutenue par l’ONU, tranchait sans les résoudre les dissensions frontalières : la localité de Badmé, point nodal des conflits, était rétrocédée à l’Érythrée. Au mépris de cette décision, l’Éthiopie a depuis continué d’occuper le village, et les deux pays ont maintenu une présence militaire marquée le long de leurs frontière commune. Chaque jour, il était à craindre que la guerre froide issue des accords inappliqués d’Alger ne replongeât les deux pays dans la violence.
En ce sens, la décision du nouveau premier ministre est porteuse d’espoir : il a fait état de sa volonté de rétrocéder la localité de Badmé – pomme de discorde du conflit – à son voisin érythréen, et d’appliquer pleinement les dispositions de l’accord d’Alger, refermant ainsi une parenthèse sanglante. Le président érythréen, Isaias Afewerki, a saisi la main tendue, et a annoncé l’envoi prochain d’une délégation en Éthiopie.
Ce grand pas vers la paix franchi par l’Ethiopie redéfinira au reste les équilibres régionaux sur le plan logistique. Les approvisionnements éthiopiens dépendent à 95% du ports de Djibouti, et le volet logistique constitue donc un gage d’une alliance entre les deux Etats. Addis-Abeba a annoncé le 1er mai 2018 qu’elle prendrait une participation dans le port de Djibouti : une manière de sécuriser ses approvisionnements, en donnant des gages à son allié. En contrepartie, Djibouti pourra prendre des participations dans des entreprises publiques éthiopiennes comme Ethiopian Airlines, Ethiopian Electric Power et Ethio Telecom. Il ne s’agit donc pas pour l’Ethiopie de troquer un allié contre un autre, mais bien de faire un pas décisifs sur le chemin de la paix. L’accord de principe conclu entre Addis-Abeba et Djibouti intervient au reste deux mois après la prise d’une participation de 19% par l’Ethiopie dans le port de Berbera au Somaliland. L’Ethiopie, qui ne dépend plus de l’Erythrée pour sécuriser ses flux logistiques, a donc les mains libres pour négocier la paix : tout au plus se ménage-t-elle à long terme une autre voie d’approvisionnement, qui pourrait passer par les ports érythréens.
Cette main tendue pourrait donc redéfinir le jeu tripartite entre l’Erythrée, l’Ethiopie, et Djibouti. Le conflit frontalier entre Djibouti et l’Erythrée à propos du Ras Doumeira, région frontalière aride délimitées par les colonisateurs italiens, située aux portes du détroit de Bab-el-Mandab, a suscité des tensions depuis les indépendances. Une incursion de soldats érythréens en 2008 avait fait l’objet d’une médiation qatarie. Lors de la rupture des relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, la stabilité du Ras Doumeira avait été sacrifiée ; Djibouti et l’Erythrée s’étaient toutes deux éloignées du Qatar, aussi les troupes qataries s’étaient-elles retirées, laissant planer la menace d’une reprise des affrontements. Une réconciliation entre l’Ethiopie et l’Erythrée favoriserait la pacification de cette région, puisque d’une part, les incursions érythréennes à Djibouti n’auraient plus pour objectif stratégique d’affaiblir Addis-Abbeba – et perdraient par là une part de leur objet – et que d’autre part une médiation éthiopienne pourrait à long terme être envisagée sur cette question frontalière.
La Somalie avait enfin constitué le terrain d’une guerre froide larvée entre les deux pays. L’Ethiopie avait en décembre 2006 chassé l’Union des Tribunaux Islamiques de Mogadiscio ; les armées éthiopiennes se retirèrent ensuite de Somalie en 2009, dans le sillage de la résolution 1725 de l’ONU autorisant le déploiement de l’AMISOM. La présence militaire éthiopienne en Somalie n’avait pas disparu pour autant : elle s’était fondue dans l’AMISOM, et lui avait fourni ses contingents les plus importants. L’Ethiopie, en inscrivant sa présence dans un cadre international, ôtait aux djihadistes somaliens l’arme fédératrice du nationalisme somali, en même temps qu’une partie de sa légitimité pour négocier avec les rebelles de l’Ogaden – un groupe sécessionniste d’une région de l’Est éthiopien, majoritairement peuplée de Somalis. Les Shebabs revendiquent encore aujourd’hui la région éthiopienne de l’Ogaden comme appartenant à une grande Somalie ; il s’agit donc, pour Addis-Abeba, de prévenir les contestations de son intégrité territoriale.
Sur les ruines de l’UTI, les milices Shebabs gagnèrent en effet en puissance. L’Erythrée, soucieuse d’enrayer l’influence de son encombrant voisin, fut rapidement suspectée d’apporter à ces groupes djihadistes un soutien financier et logistique. Asmara a d’ailleurs été condamnée par la résolution 1907 du Conseil de sécurité en 2009, présentée par l’Ouganda, exigeant notamment de l’Érythrée qu’elle « cesse d’armer, d’entraîner et d’équiper les groupes armés et leurs membres, dont Al Shabaab ».
La paix doit encore franchir l’ordalie des désaccords politiques : certains membres du Front Démocratique Révolutionnaire du peuple éthiopien se refusent en effet à tout compromis avec l’Erythrée. Si Abyi Ahmed est victime de ces luttes intestines, au moins aura-t-il donné à la paix un cadre propice ; s’il parvient à l’imposer, les frères ennemis de la Corne de l’Afrique pourraient œuvrer ensemble à leur développement.