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La zone des trois frontières : Israël, Jordanie, Syrie
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Cette zone, qui s’étend de la frontière libanaise au nord jusqu’au désert jordano-syrien à l’est, est en conflit depuis l’occupation du plateau du Golan par Israël en 1967. Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, la zone, du fait de ses spécificités historiques, constitue un théâtre d’engagement à part. Politiquement symbolique car elle constitue depuis près de 60 ans un casus belli entre la Syrie et Israël, cette zone est également stratégique militairement pour tous les acteurs régionaux. Elle représente l’un des multiples points de fixation du conflit qui pourrait conduire à une escalade régionale.

Le conflit en Syrie a exacerbé les tensions, d’abord du fait de la multiplicité des acteurs présents dans la région ; le Hezbollah, le régime syrien, les forces israéliennes et jordaniennes, les groupes affiliés à l’insurrection syrienne, et ceux affiliés à la mouvance djihadiste. Du reste, les stratégies de ces acteurs se sont complexifiées au cours du temps, jusqu’à aboutir à des alliances parfois contre-nature. Ces politiques sécuritaires visant à contenir et à tirer parti du conflit syrien ne peuvent être synthétisées brièvement, c’est pourquoi nous nous attacherons ici à analyser uniquement celles d’Israël, du régime syrien, de la Jordanie et du groupe djihadiste Jaysh Khalid Ibn al-Walid.

  1. Israël : Empêcher la reconfiguration d’une menace au nord

Israël a défini sa stratégie en fonction de deux objectifs : le premier est d’empêcher le Hezbollah de gagner en profondeur stratégique et de bénéficier de l’appui technologique des forces paramilitaires iraniennes. En effet, le Hezbollah peut bénéficier de bases arrières dans deux pays, d’une capacité augmentée de recrutement et d’obtention de ressources, ainsi que de l’expérience opérationnelle indiscutable acquise en Syrie. Deuxièmement, et dans une moindre mesure, Israël tente de contenir la prolifération des groupes djihadistes dans la région.

Pour atteindre ces objectifs, les forces israéliennes utilisent des tactiques hybrides mêlant guerre conventionnelle et asymétrique. Depuis le début du conflit, Israël frappe les positions du régime syrien dès lors que des tirs atteignent le plateau du Golan[1]. L’intervention du Hezbollah dans le conflit syrien dès 2012 et la montée en puissance de l’aide iranienne au régime syrien ont mené à des frappes préemptives israéliennes sur des convois et des bases du Hezbollah en Syrie. Le fait d’empêcher les transferts de technologies entre l’Iran et le Hezbollah est régulièrement réaffirmé comme une ligne rouge par les autorités politiques[2]. Alors qu’un F16 de l’armée israélienne s’est écrasé après avoir été touché par un système de défense syrien en février, l’intervention miliaire israélienne pourrait monter en puissance ; il s’agirait pour Tsahal de garder une liberté de mouvement aérien dans la zone face aux systèmes de défense syrien.

F16 israélien abattu sur le plateau du Golan source : PBS News

A ces éléments de guerre conventionnelle s’ajoutent des tactiques hybrides : Israël soutient les groupes rebelles qui combattent le régime dans la région. Ce soutien prend plusieurs formes : il est d’abord public sous la bannière légitime de l’aide humanitaire[3]. Certains médias font part d’une aide plus directe, passant par le paiement des salaires et l’équipement en armes légères de combattants[4]. Après l’échec des négociations sur l’établissement d’une « safe zone » dans le sud syrien, Gadi Eisenkot, le chef d’Etat-Major israélien, a affirmé l’objectif d’empêcher toute présence iranienne ou hezbollahi à moins de 30 à 40 kilomètres de la frontière israélienne[5].

Cette stratégie présente certains paradoxes. Les frappes israéliennes sur le Hezbollah contribuent à réduire l’effort de guerre du régime syrien contre les djihadistes, et le soutien aux autres groupes rebelles fait peser le risque de voir leurs effectifs et équipements se rallier à la cause djihadiste. Cette stratégie imparfaite repose surtout sur la supériorité technologique des forces armées israéliennes qui seraient actuellement en mesure de protéger efficacement le Golan et de limiter les capacités de frappes du Hezbollah. Cette stratégie militaire préventive ne fait que retarder un conflit avec le Hezbollah qui, en l’absence de résolution politique, semble à terme inévitable.

  1. Syrie : une nécessaire réhabilitation pour le régime

Le régime syrien a adopté une stratégie de réhabilitation politique d’équilibrage du jeu des acteurs régionaux qui lui permet de regagner des territoires.

Forces rebelles (en vert), février 2018, source : Syria live map

Pour des raisons politiques, le régime syrien se doit de critiquer Israël et l’occupation du Golan. Cela lui permet de gagner en légitimité face à une population traditionnellement hostile à Israël et de s’assurer le soutien de sa base baathiste. Ce discours politique est soutenu dans les faits par des provocations militaires limitées sur le plateau du Golan.

La présence de rebelles syriens dans cette région est une autre problématique. Ceux-ci regroupés au sein de la coalition du Front Sud auraient été soutenus par les Etats-Unis et les pays européens ; la plupart de leurs cadres seraient issus des désertions des forces du régime. Après une expansion rapide en 2012 dans la région, les rebelles ont lancé l’opération « Volcan de Damas » pour reprendre la capitale. Depuis l’échec de cette offensive, ils perdent continuellement des territoires et ne contrôlent plus aucune ville d’importance dans la région de Quneitra et de Daraa.

Malgré leur déroute, les rebelles représentent un danger non négligeable pour le régime qui tente de sécuriser ce front afin d’une part de concentrer ses forces pour briser le siège des faubourgs rebelles de Damas et d’autre part d’apporter des renforts sur la front Est (région de Deir-Ez-Zor).

N’ayant pas la capacité militaire de reconquérir entièrement le terrain, le régime utilise le Hezbollah et des milices supplétives pour combattre ; celles-ci finissent par avoir une grande autonomie tactique, voire stratégique, dans la région. Le régime utilise également la méthode traditionnelle de la triangulation en favorisant l’implantation de groupes djihadistes au détriment de rebelles modérés pour légitimer son implication dans le conflit.

  1. Jordanie : le défi de la stabilisation intérieure

De son côté la Jordanie est principalement préoccupée par l’infiltration de groupes djihadistes sur son territoire et l’afflux de réfugiés à sa frontière. La relative stabilité du royaume et son accueil des bases américaines en font une cible privilégiée pour la mouvance djihadiste.

D’une part, de nombreux idéologues, chefs et combattants djihadistes proviennent en effet de Jordanie, on peut ainsi citer Abou Mohammed al Maqdissi, l’un des idéologues les plus influents au sein de la mouvance djihadiste[6], ou encore Abou Moussab al Zarqaoui, l’ancien émir d’al-Qaïda en Irak. Le retour de Syrie de centaines de combattants du fait des pertes territoriales des groupes djihadistes pourrait multiplier les menaces terroristes pesant sur le royaume hachémite.

D’autre part, la Jordanie accueille déjà plus de deux millions de réfugiés palestiniens et un million de réfugiés syriens. Cette pression démographique crée dans le royaume des tensions économiques et sociales considérables. Au fur et à mesure que le régime syrien reconquiert le sud, l’afflux de réfugiés risque de s’intensifier. Dans le seul camp de Rukban sur la frontière jordanienne, entre 50 000 et 70 000 réfugiés attendent dans des conditions déplorables de franchir la frontière[7].

Face à ces deux problématiques, la Jordanie a adopté une attitude pragmatique : alors qu’elle accordait au début du conflit le refuge aux opposants politiques syriens, elle tente aujourd’hui de renouer le dialogue avec tous les acteurs régionaux. Elle bénéficie d’une aide américaine évaluée à 900 millions de dollars et modernise son armée pour sécuriser sa frontière. De même, comme tous les acteurs étatiques de la région, elle utiliserait des milices syriennes de l’autre côte de la frontière pour éviter que le conflit ne déborde sur son territoire.

Ce jeu d’équilibre est également incertain. La stabilité du royaume est son atout le plus précieux dans une région en guerre. Les autorités font face à une multiplication des menaces qu’elles ne peuvent résoudre avec des moyens limités qui dépendent largement de l’aide militaire et civile internationale.

  1. Jaysh Ibn Khalid al-Walid : la menace djihadiste dans la région

Enfin, on ne peut analyser la zone sans mentionner la présence de Daech. Le groupe Jaych Khalid Ibn al-Walid, bien que n’ayant pas fait allégeance officiellement à l’Etat islamique, constitue le fer de lance de l’organisation dans la région. Il serait constitué d’environ 2000 combattants[8]. Malgré ses gains territoriaux en 2015, le groupe connaît depuis des échecs importants, tout comme l’ensemble des forces de Daech au Levant.

Son projet d’implantation durable semble fragile, car sa présence est contestée à la fois par les rebelles syriens, par les forces israéliennes et par l’armée jordanienne. Le groupe contrôle néanmoins une petite portion de territoire syrien, à la frontière avec la Jordanie et le plateau du Golan. Sa position de faiblesse lui impose un pragmatisme, le groupe éviterait ainsi l’affrontement direct avec ses deux pays pour concentrer ses forces sur les rebelles syriens du Front Sud qui sont sous la pression conjointe des combattants du régime syrien.

Combattants de l’armée Khalid Ibn al-Walid, source : propagande du groupe

Sources : 

[1] Si certains tirs de mortiers syriens sur le plateau du Golan semblent involontaires, cherchant d’abord à frapper les rebelles dans la région de Quneitra, les différentes escarmouches depuis mars 2013 pourraient démontrer une volonté syrienne de « tester » la nature des réponses israéliennes.

[2] Déclaration du Premier Ministre, Benyamin Nétanyahou, 11 février 2018

[3] Voir le documentaire Islamist Militants on Israel’s Doorstep: The War Next Door, Vice News, 24 décembre 2014

[4] Israel’s “safe zone” is creeping farther into Syria, The Intercept, 23/01/2018

[5] Interview réalise par Ynetnews, le 10/06/2017

[6] Sa biographie est disponible sur le site de Counter Extremism Project

https://www.counterextremism.com/extremists/abu-muhammad-al-maqdisi

[7] Pour aller plus loin, le piège de Rukban, Le Monde, 2 novembre 2017

[8] The Jaish Khalid bin Al-Walid Organization – ISIS Branch In Southwestern Syria In All But Name, MEMRI, 26 juillet 2017

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