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Guérillas et sociétés en Amérique Latine (2) : Pérou
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Par Thomas Péan

 

 

En mars dernier, Martin Vizcarra[1] a remplacé inopinément son prédécesseur, le président Pedro Pablo Kuczynski (PPK), accusé de corruption. Le Pérou a connu à partir de 1980 un véritable conflit armé entre les forces armées gouvernementales et les guérillas d’extrême-gauche, le Sentier Lumineux et le MRTA. Entre le terrorisme des groupes armés et celui de l’Etat, la société péruvienne a souffert des séquelles d’un conflit dont les conséquences demeurent à l’heure actuelle. Comment ce conflit a-t-il éclaté et évolué au cours des dernières décennies ?

 

À l’instar de la Colombie, du Cône Sud ou de la Bolivie[2], le Pérou fut marqué au cours des années 1960 et 1970 par une effervescence des mouvements de gauche qui rejetaient le paysage politique d’alors. Parmi eux, une frange érigeait en modèle la Chine maoïste : la Révolution cubaine de 1959 qui s’inspirait du maquis révolutionnaire (foquisme)[3].

 

Au Pérou, le Sentier Lumineux apparaît au cours des années 1970, fondé par Manuel Rubén Abimael Guzmán Reynoso[4], alias Président Gonzalo, professeur de philosophie à l’Université d’Ayacucho. Après plusieurs séjours en Chine communiste, il quitte la faculté en 1978 et se radicalise en fondant le Sentier Lumineux. De tendance maoïste, il utilise les méthodes de guérillas (expérimentées à Cuba et en Colombie) afin de déstabiliser le gouvernement péruvien.

 

Le second groupe armé en question est le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) de tendance marxiste. Fondé en 1984 par Victor Polay, il fait référence à Tupac Amaru, le leader inca quechua qui s’était soulevé contre la domination coloniale espagnole au XVIe siècle. Ces deux mouvements qui s’inspirent des autres guérillas sud-américaines suivent l’idéologie marxiste souvent de tendance maoïste.

 

Drapeau du MRTA. Source : https://commons.wikimedia.org/

 

Affiche du Sendero Luminoso : “Peuple Péruvien Ne vote pas ! Vive la Guerre Populaire ! Parti Communiste Péruvien”. Source : https://commons.wikimedia.org/

 

Le conflit armé péruvien commence symboliquement le 17 mai 1980 lorsqu’une urne électorale est détruite dans le village de Chuschi[5], dans le département d’Ayacucho, dans le sud du pays. Si cet acte n’a pas empêché la tenue des élections présidentielles, il marque pourtant le début de l’affrontement entre ces guérillas marxistes et le gouvernement central.

 

Sous la présidence de Fernando Belaúnde Terry (1980-1985), le conflit armé se développe progressivement avec les actions du Sentier Lumineux et la fondation du MRTA. Ce président, qui a déjà eu une carrière politique durant les décennies précédentes, a fondé le parti politique Accion Popular en juin 1956. De tendance gauche réformiste, il s’agit en réalité davantage de la machine électorale de Fernando Belaúnde Terry. En effet, ce dernier est une figure centrale du parti qu’il a créé, et son principal représentant lors des élections présidentielles.

 

Son successeur est le candidat de l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine ou aprisme[6], Alan Garcia Pérez, devenu président en 1985. C’est sous sa présidence que le conflit armé péruvien connaît son apogée entre 1986 et 1988. Notons à cet égard que ces présidences de gauche ont été confrontées à des guérillas d’extrême-gauche.

 

La situation péruvienne est donc distincte de celles des pays du Cône Sud où les dictatures militaires autoritaires affrontaient les mouvements d’opposition de gauche. Cette réalité n’empêche pourtant pas une escalade de la violence qui marque alors la société péruvienne des années 1980.

 

Fernando Belaunde Terry en 1980. Source : https://commons.wikimedia.org

 

Alan Garcia Pérez en 2006. Source : https://commons.wikimedia.org/

 

Le 14 août 1985, le massacre d’Accomarca conduit à la mort de 69 paysans, tués par les forces armées nationales[7]. Il est vraisemblable que l’exécution de membres du Sentier Lumineux ait pris place dans les centres de détention de Lurigancho, El Fronton et Santa Barbara. Des « escadrons de la mort »[8] ont été constitués pour lutter contre les guérillas du Sendero Luminoso et du MRTA. Officiellement, le président Garcia décline toute responsabilité dans les actions menées par les commandos anti-guérillas. On estime pourtant à 1600 le nombre de portés disparus sous sa présidence. Enfin, en janvier 1989, la police péruvienne capture Victor Polay, le chef du MRTA, qui sera ensuite dirigé par Néstor Cerpa Cartolini. Face au terrorisme d’extrême-gauche de ces deux groupes armés, les forces armées nationales recourent régulièrement à la violence pour lutter contre ces guérillas, quitte à frapper la population civile.

 

Alberto Fujimori, au centre, en 1999. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki

 

En juin 1990, le candidat populiste Alberto Fujimori devient le nouveau président de la République. Il contribue à la modification de la Constitution du Pérou en 1992[9], et s’attribue ainsi des pouvoirs accrus dans le cadre de la lutte contre les guérillas. A l’aide du Groupe Spécial de Renseignement[10] (GEIN), les agents gouvernementaux remontent la piste d’Abimael Guzman grâce aux tubes de crèmes et des médicaments utilisés pour traiter le psoriasis dont il souffre quotidiennement. Le 12 septembre 1992, les équipes du GEIN capturent le chef du Sentier Lumineux[11] ainsi que six membres de l’organisation, dont Laura Zambrano et Elena Iparraguirre.

 

Cela ne contribue pourtant pas à mettre fin aux actions terroristes de ces guérillas. Le 17 décembre 1996, l’Ambassade du Japon à Lima est prise d’assaut par Néstor Cerpa Cartolini et les membres du MRTA qui séquestrent pendant plusieurs semaines les 500 otages du bâtiment. Souhaitant la libération des combattants du MRTA emprisonnés et un assouplissement de la politique néo-libérale du Président Alberto Fujimori, il échoue pourtant dans son projet : le gouvernement ne cède pas aux revendications des combattants révolutionnaires et organise l’assaut final par les forces armées. Le 22 avril 1997[12], lors de l’Opération Chavin de Huantar, les otages survivants sont libérés et tous les membres du commando du MRTA y compris Néstor Cerpa Cartolini sont tués. Le Président Alberto Fujimori a ainsi contribué à réduire l’action des groupes d’extrême-gauche à travers le recours à des moyens plus conséquents. Son usage associant des commandos armés et les services de renseignement montre d’une certaine façon une mobilisation générale de l’État péruvien sous la présidence Fujimori pour mettre fin aux actions des guérillas. Ces dernières se sont appuyées sur des régions rurales périphériques qui leur permettaient de bénéficier d’une base arrière pour leur action.

 

Le MRTA comme le Sendero Luminoso réalisent des opérations coup de poing, comme en mai 1980 lors des élections présidentielles ou à l’occasion de la prise d’otage de l’Ambassade du Japon en 1996.

 

Alberto Fujimori, réélu en 2000, est pourtant contesté dans le pays, en butte à des accusations de corruption et fuit finalement au Japon. Valentin Paniagua devient le Président de transition en attendant les prochaines élections présidentielles. Le candidat du parti libéral Pérou Possible (Peru Posible) Alejandro Toledo est ainsi élu président. Néanmoins, il devient vite impopulaire et est accusé de corruption par la justice péruvienne.

 

Valentin Paniagua en 2003. Source : https://commons.wikimedia.org

 

Sous la présidence intérimaire de Valentin Paniagua, la Commission de la Vérité et de la Réconciliation (CVR)[13] est fondée en 2003. Elle est chargée d’élaborer un rapport au sujet du conflit armé des décennies précédentes en prenant en compte la violence des deux parties – gouvernement et guérillas. Présidée par Salomon Lerner Febres, recteur de la Pontificia Universidad Catolica del Peru, elle analyse les causes profondes de ces actions avec le témoignage de 16 985 personnes auditionnées au cours de 21 audiences publiques. Le rapport officiel de ces travaux a été rendu public le 28 août 2003[14] devant le nouveau président Alejandro Toledo.

 

Suite à son arrestation en janvier 1989, Victor Polay est condamné le 22 mars 2006 par une cour de justice du Pérou à 32 ans de prison pour avoir commis près de 30 crimes entre les années 1980 et 2000[15]. Le 5 décembre 2015[16], une cérémonie de béatification est organisée à Chimbote – sur la côte Pacifique – en l’honneur de Zbigniew Strzałkowski, Michal Tomaszek et Alessandro Dordi, assassinés par le Sentier lumineux en 1991.

 

En ce qui concerne l’ex-président Alberto Fujimori, il est cité par Transparency International en 2004 parmi les dix anciens chefs d’Etat les plus corrompus des dernières décennies. Il est ensuite extradé au Pérou et condamné à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité et à 8 ans pour corruption[17]. Il est finalement gracié par le président Pedro Pablo Kuczynski, menacé de destitution par l’opposition fujimoriste.

 

La Commission de la Vérité et de la Réconciliation s’inscrit dans l’ensemble des mesures politiques, sociales, culturelles et juridiques qui font référence à la mémoire nationale. De nombreux pays ayant vécu des drames nationaux ou régionaux ont ainsi eu recours à des commissions légales – Afrique du Sud, Brésil – ou des lois mémorielles – Espagne, Pologne – afin de réconcilier les différentes parties de la nation divisées après des années de conflit interne. Les membres de cette commission nationale mettent en évidence les crimes commis à la fois par le gouvernement et les guérillas dans une volonté d’impartialité.

 

Concernant le phénomène de guérilla proprement dit, le Sentier Lumineux et le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru sont aujourd’hui éteints malgré quelques dissidences. Néanmoins, les crimes réalisés par les membres de ces cellules révolutionnaires ainsi que ceux du Groupe Spécial de Renseignement (GEIN) ont favorisé la diffusion de la violence dans la société péruvienne jusqu’à nos jours.

 

SOURCES :

 

[1] Voir l’article du Monde : www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/03/23

 

[2] Les FARC, l’EPL et l’ELN étaient les principales guérillas de gauche en Colombie, les Tupamaros étaient en Uruguay, les Montoneros en Argentine et l’ELN en Bolivie

 

[3] Le foquisme est une théorie du combat révolutionnaire fondée par Régis Debray et le Che

 

[4] Voir interview de Manuel Rubén Abimael Guzman Reynoso, chef du Sentier Lumineux : http://lesmaterialistes.com/files/pdf/PDF-1/interview-gonzalo.pdf

 

[5] Voir l’article de RFI : www.rfi.fr/contenu/20100517-blessures-ouvertes-victimes-sentier-lumineux

 

[6] L’Alianza Popular Revolucionaria Americana ou aprisme est un parti politique fondé par Victor Raul Haya de la Torre le 7 mai 1924. Il rejette l’impérialisme nord-américain, défend l’unité latino-américaine, les nationalisations économiques, l’internationalisation du Canal de Panama et revendique la solidarité avec les peuples opprimés. Alan Garcia Pérez est une figure majeure de l’aprisme péruvien

 

[7] Voir l’article de la Croix  du 4/09/2016 : www.la-croix.com/Monde/Ameriques

 

[8] Voir l’article de Geopolis du 24/08/2016 : geopolis.francetvinfo.fr/les-escadrons-de-la-mort

 

[9] Voir l’article du Monde “L’autocratie “fujimoriste” au Pérou” : www.lemonde.fr/archives/article/1999/08/24/l-autocratie-fujimoriste-au-perou_3582965_1819218.html

 

[10] Le Groupe spécial de Renseignement (Grupo Especial de Inteligencia – GEIN) est issu de la Direction nationale contre le Terrorisme (DINCOTE) et permet au gouvernement péruvien de lutter contre les guérillas d’extrême-gauche

 

[11] Voir l’article du Washington Post (7/12/2000) : www.latinamericanstudies.org/peru/superman.html

 

[12] Voir l’article suivant sur l’Opération Chavin de Huantar (2/05/2016) : https://thewire.in/world

 

[13] Voir le site officiel de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation : www.cverdad.org.pe/ingles

 

[14] Voir dans le document suivant les conclusions générales issues de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation : www.cverdad.org.pe/ingles/ifinal/conclusiones.php

 

[15] Voir l’article de BBC News America (22/03/2006) : http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/4832034.stm

 

[16] Voir l’article de la Croix  (30/09/2015) : https://croire.la-croix.com/Definitions/Fetes-religieuses/Toussaint/Saints-et-bienheureux-de-l-annee-2015

 

[17] Voir l’article du New York Times (07/04/2009) : www.nytimes.com/2009/04/08

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