Compte-rendu du rapport conjoint du Sénat français et du Conseil de la Fédération de Russie du 28 mars 2018
Par Justine Gadon-Ferreira
Pour la première fois dans l’histoire de la diplomatie interparlementaire, le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie ont préparé un rapport conjoint visant à rétablir le dialogue politique et la confiance entre les deux États. Symboliquement fort, ce rapport souligne particulièrement les points de divergence et de convergence entre la France et la Russie et s’attache à proposer des solutions de compromis aux problèmes majeurs régionaux et internationaux.
Pour accéder à la totalité du rapport, suivez ce lien : https://www.senat.fr/rap/r17-387-1/r17-387-11.pdf
L’amitié entre la France et la Russie plonge ses racines dans l’histoire : le mariage d’Henri Ier et d’Anne, fille de Iaroslav le Sage le 19 mai 1051, la visite de Pierre le Grand en 1717 à Paris, l’Alliance militaire franco-russe de 1892 ou encore la célébration par le général de Gaulle de la « Russie éternelle » en 1966, par volonté de s’affranchir du cadre de la confrontation Est-Ouest, ont laissé des souvenirs profonds dans la mémoire des deux peuples. Les bouleversements des alliances géopolitiques historiques de ces dernières années, les crises en Libye et au Kosovo ainsi que la question des droits de l’homme ont altéré la nature des relations franco-russes ; les crises internationales en Ukraine et en Syrie ont constitué un point de rupture. La Russie adopte de plus en plus une posture d’intimidation face aux pays occidentaux et semble tourner le dos à leurs intérêts stratégiques communs.
Le dialogue franco-russe à l’épreuve des conflits internationaux
La déstabilisation de l’est de l’Ukraine par des séparatistes soutenus par la Russie et l’annexion de la Crimée ont constitué, aux yeux de la France et de l’Union Européenne, une violation du droit international. Plus encore, elle marque le retour des conflits en Europe. La France, aux côtés de l’UE, s’est donc prononcée en faveur de sanctions économiques et diplomatiques à l’égard de la Russie afin d’organiser le retrait des troupes militaires étrangères et le rétablissement de la souveraineté en Ukraine. Aujourd’hui, les accords de Minsk (2015), n’enregistrent que des progrès hésitants, malgré le dialogue dit « Format Normandie » initié par la France et l’Allemagne en faveur d’un cessez-le-feu et de l’instauration d’un statut spécial pour le Donbass.
Pour mémoire, le Sénat français s’était prononcé en 2016 en faveur d’une levée progressive des sanctions à mesure des progrès réalisés par les Russes dans le processus de paix ; le retrait des armes lourdes et le libre-accès des observateurs de l’OSCE à l’est de l’Ukraine figuraient parmi les conditions alors évoquées par le Sénat français. Toutefois, la Russie revendique son désaccord sur l’interprétation des principes internationaux tels que l’intégrité territoriale des Etats et refuse de cesser tout soutien politique et économique aux séparatistes.
Le soutien de la Russie au régime de Bachar al-Assad et l’utilisation d’armes chimiques ont contribué plus fortement encore à la dégradation des relations franco-russes. La France ne pose plus comme condition au règlement du conflit la destitution de Bachar el-Assad mais encourage la mise en place d’une nouvelle constitution syrienne, afin que le peuple syrien choisisse sa propre organisation politique. Les parlementaires français jugent cette révision nécessaire à la réconciliation de la société syrienne et à la non-prolifération du terrorisme. Les négociations politiques sur le règlement du conflit ne peuvent aboutir tant que la Russie opposera son veto au Conseil de sécurité des Nations Unies aux résolutions « condamnant les violences ou relatives au mécanisme d’enquête sur les armes chimiques ».
Le Sénat français regrette la posture de confrontation de la Russie, rendue amère par l’élargissement de l’OTAN et la politique européenne du partenariat oriental (2009) qui vise à renforcer les liens économiques, politiques et culturels avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie. La Russie multiplie les démonstrations de force aux portes de l’Europe, comme les exercices militaires non annoncés – à l’exemple de l’exercice Zapad en 2017 – et les violations de l’espace aérien et maritime des pays voisins –en Norvège en mars 2017 par exemple –, ce qui accroît les tensions militaires avec l’Union Européenne et l’OTAN ; cette dernière, symétriquement, renforce sa présence à l’Est du continent. En vue de privilégier les relations entre l’Alliance et la Russie, la France s’est opposée à tout élargissement de l’OTAN après l’admission du Monténégro en 2017 et s’est prononcée en faveur de mesures de confiance, comme la mise en place du Conseil OTAN-Russie.
Le Conseil de la Fédération de Russie insiste sur les conséquences des crises diplomatiques de ces dernières années : la perte d’intérêt pour la culture et la civilisation russes de la société française en premier lieu, et la marginalisation de la Russie dans les priorités de la politique étrangère française.
Aujourd’hui, la Russie semble donc se conforter dans son rôle de contestation de l’ordre mondial, reprochant à l’OTAN de vouloir imposer un « modèle socio-politique agressif » et d’ingérence dans la politique des autres États, par exemple en Libye. Comme le fait remarquer le Sénat français, elle tend de plus en plus à s’éloigner de l’Europe. L’affaire Skripal, survenue en mars dernier, qui a entraîné l’expulsion de diplomates russes du territoire français, et les soupçons d’ingérence russe dans les élections américaines, n’ont fait que tendre encore davantage le dialogue entre Paris et Moscou.
La coopération franco-russe en matière de sécurité internationale
Malgré ce tableau noirci par les désaccords sur la situation internationale, Paris et Moscou souhaitent poursuivre leurs efforts en matière de coopération bilatérale dans de nombreux domaines.
La lutte contre le terrorisme, aussi bien dans le domaine du renseignement que sur les plans techniques et judiciaires, fait l’objet d’une coopération étroite entre les deux pays. Les rencontres entre le Conseil de Sécurité de Russie et le SGDSN en témoignent. Pour le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie, il serait profitable aux deux pays de développer les échanges afin d’apporter des solutions au phénomène de la radicalisation et au retour des combattants terroristes dans leur pays d’origine. La France espère également que la Russie clarifiera son jeu avec les Talibans en Afghanistan et qu’elle cessera de soutenir militairement leur insurrection afin de participer au processus de paix.
La France et la Russie souhaitent « ranimer » l’architecture de sécurité en Europe et éviter la confrontation militaire. Jusqu’alors, la situation internationale a bloqué les initiatives de rapprochement. Les parlementaires français et russes soulignent que leurs positions coïncident sur la question de la non-prolifération des armes nucléaires. Les parlementaires souhaitent par ailleurs favoriser un « dialogue structuré » dans l’esprit de l’Acte final d’Helsinki de 1975, à l’origine de la création de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). La Russie en particulier propose une nouvelle conférence paneuropéenne qui serait, selon la formule employée, un « Helsinki 2.0 », pour élaborer la stratégie de la « Grande Europe » formée entre l’Union Européenne et la Russie ; si une telle idée advenait, le lien entre la conférence et l’OTAN serait un immense enjeu.
L’avenir des liens économiques et culturels franco-russes
La Russie, en 2015 a par ailleurs affirmé sa volonté de maintenir ses liens historiques et économiques avec les anciens territoires de l’URSS en créant « l’Union économique eurasiatique ». La possibilité que cette nouvelle structure d’intégration régionale entre en concurrence avec l’Union Européenne a été évoquée. Il a donc été établi que les pays dans leur voisinage commun deviennent des « passerelles » entre les deux organisations régionales. L’Arménie, par exemple, membre de l’Union eurasiatique, a conclu un partenariat complet avec l’Union Européenne en mars 2017. La convergence entre les organisations régionales du continent eurasien nourrit l’idée ancienne d’un « grand espace commun de l’Atlantique au Pacifique » – projet utopique au vu de la situation internationale.
En outre, la récession de l’économie russe à partir de 2012, les sanctions occidentales et les contre-sanctions de la part de Moscou ont nui aux relations commerciales entre la France et la Russie dans le domaine bancaire, de l’armement et de l’énergie. Le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie sont pourtant optimistes : plus de 500 filiales d’entreprises françaises sont présentes en Russie. Les exportations françaises vers la Russie sont reparties à la hausse en 2017, grâce à des livraisons importantes de matériel aéronautique. Le Président français Emmanuel Macron sera du reste l’invité d’honneur du Forum économique de Saint-Pétersbourg fin mai 2018.
La coopération interrégionale est aussi prégnante : 80 régions russes soutiennent les relations commerciales franco-russes et 10 d’entre elles ont signé avec la France des accords commerciaux bilatéraux. Le Conseil de la Fédération russe se satisfait de la coopération entre les villes françaises et russes, citant la commémoration de la bataille de Stalingrad par le maire de Montpellier. La France, en particulier, se montre favorable à réunir la commission mixte de coopération décentralisée en vue de favoriser ces échanges.
Les liens culturels entre la France et la Russie demeurent très riches. En 2017, le tourisme français vers la Russie a connu une croissance majeure (+ 9,5%). Des projets culturels communs ont favorisé cette hausse comme l’exposition sur Pierre le Grand au château de Versailles en 2017. La Russie était l’invitée d’honneur du Salon du livre 2018 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’écrivain Ivan Tourgueniev. Le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie semblent par ailleurs favorables à un régime sans visa court pour les ressortissants des deux pays. Du reste, la coopération scientifique et éducative est largement développée comme en témoignent les nombreux double-diplômes entre les universités des deux pays. Enfin, les deux États souhaitent poursuivre le « dialogue du Trianon », lancé en décembre 2017 par Vladimir Poutine et Emmanuel Macron. Ce dialogue vise à renforcer les liens entre les sociétés civiles russes et françaises, en développant de nouvelles opportunités d’échanges. Des plateformes numériques seront par exemple mises en place pour favoriser les échanges entre les citoyens russes et français.
Cette initiative inédite du Sénat français et du Conseil de la Fédération de Russie est certes symbolique et marque l’engagement des parlementaires pour améliorer les relations entre les deux Etats, malgré les récentes tensions internationales. Ce rapport met en évidence l’attachement de la Russie au multilatéralisme. Tout en tenant un discours profondément anti-occidental, elle cherche, en se rapprochant de certaines puissances européennes comme la France, à contester le leadership américain.