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Le Missile de Croisière Naval (MdCN) : ultima ratio regum ?
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Par François-Xavier Le Quintrec

 

 

« Ultima ratio regum ». C’était, selon la légende, l’expression favorite du Cardinal de Richelieu. En tout cas, depuis que Louis XIV la fit graver sur ses canons la formule a continué d’irriguer l’histoire militaire française en étant notamment reprise, au fil des siècles, par différentes unités d’artillerie comme devise. La force s’impose parfois comme le dernier argument des souverains : ultime recours à disposition d’un pays quand les autres voies ont échoué.

 

L’outil militaire est évidemment soumis à l’autorité politique et n’est qu’un des nombreux instruments mis à sa disposition pour jouer un rôle dans les relations internationales ; en toute circonstance donc, « cedant arma togae ». La voie diplomatique est toujours à privilégier et l’action militaire n’intervient que pour prendre le relais, en dernière instance. Pourtant, l’école réaliste des relations internationales substitue une logique de complémentarité à cette simple hiérarchisation.

 

La crédibilité diplomatique d’un pays est consubstantiellement liée à son prestige militaire. Frédéric II de Prusse allait jusqu’à dire, à ce titre, que « la diplomatie sans les armes est comme la musique sans instruments ».

 

Les récentes opérations militaires conduites en Syrie par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni illustrent cette articulation entre diplomatie et action coercitive, l’une et l’autre se soutenant mutuellement.

 

L’opération Hamilton[i] du 14 avril 2018, impeccablement exécutée sur le plan tactique, a été le cadre de la première utilisation des nouveaux Missiles de Croisière Navals français (MdCN), mis en œuvre par les Frégates Multi-Missions (FREMM) de classe Aquitaine. Le Chef d’Etat-major de la Marine Nationale déclarait à l’AFP « pour la première fois, sans moyens amphibies, sans forces spéciales, sans porte-avions, avec les frégates notre pays dispose d’un missile qui peut toucher des installations en profondeur sur les territoires adverses ».[ii]

 

Entré en service en 2015, le MdCN apporte un véritable surcroît capacitaire en démultipliant non seulement l’efficacité de l’action militaire mais aussi le potentiel d’intimidation, logique essentielle sur laquelle s’appuie la parole diplomatique dans les situations les plus tendues.

 

L’intérêt stratégique du MdCN de MBDA réside dans ses caractéristiques techniques[iii]. D’une longueur de 7 mètres et pesant 1,4 tonne, il dispose d’une précision métrique, d’une portée supérieure à 1000 km et d’une faible signature radar. Il intègre un système de GPS et une centrale inertielle lui permettant d’esquiver les obstacles qui lui ont été signalés. A basse altitude, son système infrarouge lui permet d’épouser les formes du terrain avant de frapper sa cible.[iv]

 

Déjà présents à bord des FREMM de la Marine Nationale, les futurs SNA de classe Suffren pourront les mettre en œuvre à partir des tubes lance-torpilles dont ils disposent. La France sera alors l’un des rares pays dotés de cette capacité.

 

Le Missile de Croisière Naval accorde à la France un atout stratégique considérable dans au moins quatre domaines :

 

  • Une capacité augmentée de diplomatie coercitive ;
  • Une autonomie accrue dans le cadre d’une entrée en premier ;
  • Un meilleur profit tiré de l’espace maritime ;
  • Une posture de dissuasion renouvelée.

 

La diplomatie coercitive

 

La portée et la précision du missile autorisent des frappes dans la profondeur du dispositif adverse et une action mesurée dans le cadre d’une guerre limitée. Lorsque l’action militaire ne s’inscrit pas dans la perspective d’une lutte pour la survie d’un État, elle est généralement soumise à des impératifs politico-diplomatiques identifiés[v]. Elle n’est alors que l’un des rouages d’un mécanisme plus complexe conjuguant, entre autres initiatives, le dialogue diplomatique, les échanges et négociations entre les services secrets des pays impliqués, les sanctions économiques, les sanctions symboliques et le recours à la force armée.

 

Pascal Vennesson explique : « la diplomatie coercitive (…) implique que l’adversaire modifie son comportement d’une manière ou d’une autre. L’acteur qui s’engage dans une opération de diplomatie coercitive ne se contente pas d’attendre, il doit agir pour modifier le statu quo »[vi].

 

Le Missile de Croisière Naval augmente donc la crédibilité française en matière de « diplomatie coercitive », laquelle cherche à contraindre l’adversaire et à modifier son comportement en articulant la menace sinon l’usage de la force au dialogue.[vii]

 

Sans toutefois céder aux chimères des stratégies zéro mort/zéro risque, le MdCN accorde une meilleure identification et une meilleure maîtrise des coûts engendrés par l’action ainsi qu’une vraie capacité de discrimination des cibles. L’assise de la parole diplomatique sur l’efficacité militaire est le parti pris du Président de la République qui formule d’un côté l’avertissement et la sanction par l’opération Hamilton et, de l’autre, la possibilité d’une issue diplomatique.

 

L’entrée en premier

 

Le Missile de Croisière Naval accorde aussi à la France une autonomie accrue dans le cadre d’une « entrée en premier »[viii] dans un environnement « non permissif »[ix]. Alors que de plus en plus de pays sont en mesure d’adopter « des postures de déni d’accès »[x] par le développement de technologies autorisant une contestation des forces navales et aériennes occidentales, le MdCN permet de neutraliser les systèmes de défense de la « nation hôte » et d’installer un rapport de force plus favorable.

 

Ce nouveau système alimente donc l’autonomie stratégique française, notamment dans le cadre d’une entrée en premier alors que l’espace océanique est le milieu idéal par lequel effectuer une projection de puissance.

 

Agir depuis la mer

 

Si l’Armée de l’air et l’aéronavale utilisaient déjà des missiles de croisière[xi], le MdCN est l’une des manières d’investir un peu mieux l’espace maritime comme cadre privilégié de l’action militaire. L’océan offre une profondeur stratégique considérable : l’immensité garantit la discrétion en surface et la dilution sous les mers des bâtiments de la Marine Nationale.[xii]

 

Alors que 75% de la population mondiale vit à moins de 500 km des côtes et que la navigation en haute mer est libre et permet, en s’inscrivant dans le cadre des eaux internationales, de se soustraire aux droits nationaux, le Missile de Croisière Naval augmente la liberté d’action française au plus loin de notre territoire. Le Chef d’Etat-major de la Marine Nationale, l’Amiral Prazuck, affirmait récemment en reprenant d’ailleurs un slogan « notre défense commence au large »[xiii].

 

Cette liberté d’action et cette profondeur stratégique offertes par l’espace maritime sont encore plus marquées par la possibilité de mettre en œuvre le MdCN à partir d’un SNA et de jouer sur sa discrétion, y compris au plus près des côtes ennemies.

 

Cette nouvelle réalité décloisonne la doctrine traditionnelle de l’emploi du sous-marin à des fins de lutte anti sous-marine et de lutte antisurface. Le SNA devient, entre autres choses, une plateforme de combat dotée de capacités mer-sol exceptionnelles. Les Américains et les Britanniques avaient déjà effectué ce changement de paradigme doctrinal dans les années 1990.

 

© MARINE NATIONALE – L. BERNARDIN

 

Repenser la dissuasion

 

Le MdCN élargit aussi la réflexion sur la dissuasion en la « dénucléarisant ». « Dissuasion nucléaire n’est pas un pléonasme pour deux raisons, car il peut y avoir des armes nucléaires sans dissuasion et de la dissuasion sans armes nucléaires »[xiv].

 

L’affirmation des menaces asymétriques à la territorialité floue remet en cause la doctrine traditionnelle d’une dissuasion qui serait avant tout nucléaire[xv]. Arme de « non-emploi », sa possession par la France ne lui accorde pas un surcroît de protection dans ses engagements actuels, face au terrorisme notamment.

 

Alors que la dissuasion doit évidemment déborder le champ strictement nucléaire, le Missile de Croisière Naval pourrait s’imposer comme l’instrument idéal du Prince, participant de la mise en place d’une nouvelle dialectique associant à la posture de dissuasion une posture d’intimidation. Cette dernière serait le prolongement conventionnel et dénucléarisé de la première doctrine. Une frappe de masse sur des objectifs militaires pourrait produire des effets de sidération chez l’adversaire et entrer dans le cadre de l’ultime avertissement.

 

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Approche contemporaine d’une diplomatie de la canonnière, le croisement du regard technique et du regard stratégique ouvre un champ de réflexion intéressant d’un point de vue doctrinal lorsque l’on s’intéresse au MdCN.

 

Deux limites évidentes s’imposent toutefois à la France : les stocks limités et le coût du missile. La France en avait commandé 150 en 2009 pour un coût unitaire hors développement de près de 3 millions d’euros ![xvi] Évidemment, le MdCN ne devra être utilisé que contre des cibles à très haute valeur ajoutée tandis que la possibilité de l’export pourrait générer des économies d’échelle sur ses coûts de production.

 

Autre point : alors que des rumeurs évoquent des couacs lors du lancement de certains missiles de croisières le 14 avril dernier, la Marine Nationale, l’Armée de l’air et les industriels devront rapidement s’assurer du bon fonctionnement des systèmes, identifier et régler les problèmes qui auraient gêné la mise à feu.[xvii]

 

La France doit par ailleurs engager dès maintenant la réflexion sur les futurs programmes de missiles de croisières conventionnels hyper-véloces comme le font déjà la Russie, la Chine et les Etats-Unis. [xviii]

 

Sources :

[i] Site internet du Ministère des armées, conférence de presse du Chef d’Etat-Major et du Ministre des Armées : https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/frappes-reussies-et-objectifs-atteints-en-syrie

 

[ii] Propos repris par le site opex360, http://www.opex360.com/2018/04/20/frappes-contre-programme-chimique-syrien-auraient-quelques-couacs/

 

[iii] Ixarm – Direction Générale de l’armement : https://www.ixarm.com/Presentation,37189

 

[iv] Naël Madi, Après les frappes contre le régime Syrien, Nemrod – Enjeux Contemporains de Défense et de Sécurité, http://nemrod-ecds.com/?p=1605

 

[v] Lucien Poirier, Stratégie Intégrale et Guerre Limitée, 1992

 

[vi] Pascal Vennesson, Bombarder pour convaincre ? Puissance aérienne, rationalité limitée et diplomatie coercitive au Kosovo, (2003), Cultures et Conflits

 

[vii] Corentin Brustelin, Le Missile de Croisière Naval, un moyen pour quelle stratégie ? , Ifri (Institut français des relations internationales), Laboratoire de recherche sur la défense

 

[viii] Document de cadrage sur l’entrée en premier, Centre interarmées de doctrines, de concepts et d’expérimentations, sous la direction du Vice-Amiral Arnaud de Tarlé, http://www.cicde.defense.gouv.fr/IMG/pdf/20130530_np_cicde_doc-de-cadrage-entree-en-premier-finale.pdf

 

[ix] Corentin Brustlein, L’entrée en premier et l’avenir de l’autonomie stratégique, Etudes de l’Ifri (Institut français des relations internationales), novembre 2016, page 31, tableau des propriétés de l’environnement en fonction de leur permissivité. https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/entree_en_premier_brustlein_2016.pdf

 

[x] Corentin Brustelin, Le Missile de Croisière Naval, un moyen pour quelle stratégie ? , Ifri (Institut français des relations internationales), Laboratoire de recherche sur la défense

 

[xi] Le missile SCALP-EG (Système Conventionnel Autonome à Longue Portée et d’Emploi Général) équipe l’Armée de l’Air et l’aéronavale. Il a connu son baptême du feu dans les armées françaises pendant les opérations en Lybie en 2011.

 

[xii] Ambitions Navales au XXIème siècle, sous la direction du Contre-amiral Thierry Rousseau, Etudes Navales, Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine (CESM)

 

[xiii] https://www.meretmarine.com/fr/content/amiral-prazuck-notre-defense-commence-au-large

 

[xiv] Nicolas Roche, propos tenus lors d’une table ronde organisée par l’observatoire de la dissuasion, Centre Thucydide, Fondation pour la recherche stratégique, Université Paris 2, https://www.frstrategie.org/programmes/observatoire-de-la-dissuasion/bulletins/la-france-et-l-arme-nucleaire-au-xxie-siecle-universite-paris-2-centre-thucydide-vendredi-29-septembre-2017-46

 

[xv] Contre-amiral Jean Dufourcq, Les signaux de la dissuasion stratégique, Revue les Champs de Mars, La Documentation Française, https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2013-1-page-33.htm

 

[xvi] Vincent Lamigeon, Le MdCN, le nouveau missile français qui change tout, Challenges, https://www.challenges.fr/entreprise/defense/le-mdcn-le-nouveau-missile-francais-qui-change-tout_580848

 

[xvii] Problème informatique ou attaque électromagnétique – aucune information n’est encore disponible sur ce sujet. http://www.opex360.com/2018/04/20/frappes-contre-programme-chimique-syrien-auraient-quelques-couacs/

 

[xviii] http://www.rfi.fr/emission/20170903-course-missiles-tres-grandes-vitesses

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