Par Naël Madi
« Mission accomplie ». C’est par un énième tweet de Donald Trump que s’est achevée une semaine géopolitique intense conclue par les frappes de la coalition, menées dans la nuit du 13 au 14 avril à 4 heures du matin, au terme de l’opération baptisée Hamilton.
Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont décidé, une semaine après l’attaque chimique contre la Ghouta, de « punir » le régime de Bachar al-Assad pour avoir franchi la « ligne rouge » dessinée en 2013 par Barack Obama, réaffirmée par l’actuel président américain et reprise par Emmanuel Macron dès avril 2017. Le Président français a affirmé détenir la preuve de l’implication du régime syrien rendue publique par la publication d’un rapport du Ministère des armées et des services de renseignement[1].
Cependant, ce « succès » revendiqué est-il réel ? Le doute est permis, sachant que les troupes syriennes ont quitté leurs bases pour la sécurité des casernes russes et que certains groupes paramilitaires chiites se sont redéployés vers l’Irak et le Liban. Aussi pendant une semaine le régime syrien s’est-il attelé à empêcher toute efficacité des frappes menées par la coalition. L’attaque avait-elle alors un sens ? Pourquoi les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni se sont-ils tant félicités de cette offensive punitive ?
L’opération Hamilton est d’abord une réussite militaire au sens premier du terme. Elle a relevé plusieurs défis avec succès : une action multilatérale, une coordination interarmées, et l’utilisation de nouvelles armes[2].
Les cibles de l’action multilatérale
Les missiles français, britanniques et américains ont visé trois cibles soupçonnées d’être impliquées dans la production de l’armement chimique syrien. Deux d’entre elles se trouvaient dans les environs de la ville de Homs, au nord de Damas, dont le site de Masyaf. Selon le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), ce site servait à fabriquer des armes classiques – des roquettes de 122 et 300 mm, peut-être des missiles M-600[3]. Des installations « douteuses » semblent également y exister – le site est notamment constellé de tunnels souterrains. D’autres sources évoquent un hangar ayant servi à entreposer des armes chimiques.
D’autre part, au nord de Damas, le Centre d’Etude et de Recherche Scientifique (CERS) de Barzeh, soupçonné de servir de laboratoire chimique, a été visé. Ce centre d’étude, frappé exclusivement par les Etats-Unis, avait été fondé en 1970 en partenariat avec la France[4]. Il semblerait que pendant plus de 20 ans, ce centre ait servi de canal important d’échanges entre la France et la Syrie dans le cadre de recherches scientifiques civiles. Alain Chouet, ancien officier de la DGSE affirme que « nous [Français] avons très bien collaboré jusqu’en 1981 avec le CERS ». Suite aux bombardements chimiques menés par Saddam Hussein contre sa population kurde en 1988, la France, craignant d’être un jour liée en Syrie à des actes similaires, s’était retirée du projet[5] en 1990.
Les activités de ce centre ont été depuis largement réduites au profit du centre de Jamrayah, autre dépendance du CERS, situé derrière le palais présidentiel et qui concentre aujourd’hui l’essentiel des activités de recherche syrienne. Cette cible n’a pas été retenue par la coalition afin de se prémunir contre toute escalade militaire, mais elle a été bombardée par l’aviation israélienne le 31 janvier 2013 ainsi que dans la nuit du 4 au 5 décembre 2017.
Les forces engagées
L’opération menée par la coalition a rassemblé des forces navales et aériennes. Le commandement a été assuré par l’Etat-major américain et selon le Chef d’Etat-major de l’armée de l’air, le général Lanata, le raid aérien était sous « la responsabilité de la France […], un fait sans précédent pour une opération de cette importance ». Les trois armées travaillent en étroite collaboration depuis le lancement de l’offensive contre la Libye du colonel Kadhafi en 2011 ; cette collaboration a gagné en consistance au sein de la coalition internationale contre l’Etat Islamique.
Malgré des liens étroits, une offensive coordonnée reste un défi important et explique l’arrivée des frappes une semaine après l’attaque chimique et non pas plus rapidement, comme les tweets de Donald Trump auraient pu le laisser penser. Ainsi, au sein d’une période de frappes de 30 minutes, des missiles navals et aériens ayant des temps de parcours très différents ont touché des cibles éloignées, ce qui constitue pour le Chef d’Etat-major des Armées un véritable succès.
Les Etats-Unis
Les Etats-Unis ont engagé l’essentiel des forces déployées. Sur un total de 103 missiles lancés, 85 furent américains. Washington a déployé en amont sa force de reconnaissance, des avions de renseignement et de guerre électronique à longue distance, dont le drone RQ-4 Global Hawk, afin de contrer les systèmes de défense anti-aériens syriens. Par ailleurs, le destroyer USS Donald Cook a quitté le port chypriote de Larnaca dès le 9 avril, escorté par d’autres frégates.
Les Etats-Unis ont visé seuls le CERS à Barzeh. 76 missiles ont été lancés contre l’établissement de l’envergure d’un bloc de maisons. L’attaque a été lancée par voie navale et aérienne. Les destroyers américains ont lancé des missiles Tomahawk, les mêmes qui avaient visé la Syrie l’an dernier, utilisés depuis 2011. Dans les airs, des bombardiers stratégiques de type B1-Lancer ont tiré des missiles JASSM-ER. Il s’agit de la première utilisation de cette arme de longue distance produite par Lockheed Martin ayant une portée de 1000 km. Ces bombardiers auraient été escortés par des F15 et des F16 de l’US Air Force.
Les Etats-Unis ont du reste, conjointement avec leurs alliés, tiré sur l’usine de stockage à l’ouest de Homs 9 missiles Tomahawk dont 6 à partir du sous-marin d’attaque nucléaire John Warner.
Suite aux frappes, un drone RQ-4 Global Hawk a décollé de sa base en Sicile pour évaluer l’impact des frappes.
Le Royaume-Uni
L’engagement britannique a été le plus limité. 8 missiles Storm Shadow – la version britannique du SCALP – ont été tirés à partir de 4 avions de combat Tornado GR4 ayant décollé de la base aérienne d’Akrotiri à Chypre et escortés par des avions de chasse Typhoon en charge de la protection air-air. Tous les missiles ont atteint l’usine de stockage située près de Homs.
La France
L’engagement français s’est voulu important au cours de cette opération. Les Rafale français de la base 113 de Saint-Dizier ont été mis en alerte le 9 avril et ont été prévenus le 13 avril en fin de journée de l’heure de l’attaque[6]. Les Rafale ont décollé de France pour un vol de plus de 10 heures avec quatre ravitaillements en vol. Ce choix a été revendiqué par le CEMAA André Lanata : « nous voulions montrer la volonté nationale ». Les Rafale étaient opérés par un pilote et un navigateur et équipés chacun de deux missiles SCALP. Leur protection aérienne était assurée par 4 Mirage 2000-5 et le ravitaillement par 6 appareils C-135FR. Deux avions Awacs assuraient la logistique interalliée et le renseignement.
La France avait aussi dépêché sur place un sous-marin nucléaire d’attaque de classe Suffren, 3 frégates multimissions (FREMM), accompagnées par 2 autres frégates de protection. Les forces françaises ont tiré 12 missiles sur les deux cibles près de Homs, dont 9 missiles SCALP tirés par les Rafale et 3 missiles de croisière navals. Les sources divergent sur l’identité de la frégate les ayant tirés, Languedoc ou Aquitaine.
Utilisation d’une nouvelle arme stratégique : Le MdCN
L’utilisation de missiles de croisière navals MdCN par la marine française est révélatrice de la volonté d’effectuer une démonstration de force. Ce missile, lancé à partir de bâtiments de la marine, en l’occurrence une frégate, est un dérivé du missile SCALP. Selon Florence Parly, la ministre des Armées, il « vise à permettre la conduite d’opérations vers la terre en disposant d’une capacité de frapper dans la profondeur depuis les frégates multifonctions ». Les vaisseaux français devraient, d’ici à 2019, avoir reçu 130 de ces missiles commandés à MBDA dans le cadre de la loi de programmation militaire 2014-2019. De plus, le MdCN devrait équiper la nouvelle classe de sous-marins nucléaires Barracuda. Ce missile peut « être utilisé comme une ultime mise en garde avant une attaque massive »[7].
Long de 7 mètres (booster compris) et pesant 1,4 tonnes, le MdCN déploie ses ailes après son lancement pour atteindre une cible distante de 1000 km à une vitesse de 1000 km/heure. Il intègre un système de GPS et une centrale inertielle lui permettant d’esquiver les obstacles qui lui ont été signalés. A basse altitude, son système infrarouge lui permet d’épouser les formes du terrain avant de frapper sa cible avec une précision de l’ordre du mètre. Il est conçu pour frapper précisément des points névralgiques de l’entité ennemie et peut atteindre des bunkers enterrés. En s’en équipant, la France rejoint les Etats-Unis et la Russie, seules puissances disposant de cette arme jusqu’alors. L’Angleterre ne dispose quant à elle de telles capacités de frappe que depuis ses sous-marins nucléaires, mais utilise pour cela des Tomahawk de production américaine.
Des moyens importants pour quel effet final recherché ?
L’ensemble des moyens engagés par les trois pays est donc conséquent. Cependant l’effet final recherché, et le but stratégique de ces frappes, ne sont pas explicites. S’il s’agit de « punir » le régime syrien, la destruction de bâtiments vides a un effet de coercition limité, montrant les faibles marges de manœuvre de la coalition. Le signal de la fin de l’impunité du régime de Bachar al-Assad semble encore trop timoré pour l’obliger à reprendre les négociations politiques avec l’opposition. Le souhait de la France d’intensifier les efforts diplomatiques semble voué à l’échec, d’abord parce qu’elle a une influence très limitée sur le dossier syrien, et parce que de telles frappes ne changent pas le rapport de force sur le terrain. Deux options se dégagent donc pour la coalition. Premièrement, elle peut rester en retrait du conflit en regardant Bachar al-Assad reprendre le territoire syrien, tout en plaidant pour une solution politique à long terme. Cette première option reviendrait à laisser le champ libre à la Russie et à l’Iran et à laisser le conflit s’enliser. Deuxièmement, la coalition pourrait prendre des mesures plus actives contre la Syrie, l’Iran et le Hezbollah : frappes récurrentes, soutien aux lambeaux d’« opposition modérée ». La deuxième option est risquée, en ce qu’elle pourrait générer une escalade du conflit ; du reste, elle ne permettrait pas une sortie de crise à proprement parler rapide. Ainsi les Etats-Unis et ses alliés, pris entre le marteau et l’enclume, sont confrontés à deux mauvaises solutions ; si les frappes sont un succès militaire, elles témoignent de l’échec de la diplomatie sur le dossier syrien.
La disproportion entre les moyens utilisés et les cibles visées atteste également d’une volonté de démontrer un savoir-faire militaire. Les frappes en Syrie, par le haut niveau de coopération entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ainsi que l’usage d’armes nouvelles et puissantes auxquels elles ont donné lieu, envoie tout de même un message au reste de la communauté internationale : ces trois pays combinés ont les plus importantes capacités militaires du monde.
[1] https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/evaluation-nationale-syrie-les-faits
[2] www.lemonde.fr/international/article/2018/04/16/en-syrie-une-demonstration-militaire-au-dela-des-cibles-chimiques_5286020_3210.html?xtmc=syrie&xtcr=1
[3] https://www.cf2r.org/actualite/frappes-aeriennes-israeliennes-syrie/
[4] G. Malbrunot, C. Chesnot, Les Chemins de Damas : Le dossier noir de la relation franco-syrienne, Robert Laffont, 2014
[5] http://premium.lefigaro.fr/international/2018/04/14/01003-20180414ARTFIG00098-syrie-qu-est-ce-que-le-mysterieux-centre-chimique-frappe-par-les-allies.php
[6] www.leparisien.fr/politique/j-appuie-sur-la-gachette-des-pilotes-racontent-le-raid-des-avions-francais-en-syrie-16-04-2018-7667775.php
[7] https://www.meretmarine.com/fr/content/premier-engagement-du-tandem-fremm-mdcn