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L’évolution de la place des forces armées en Amérique Latine
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L’évolution de la place des forces armées en Amérique Latine

Par Thomas Péan

 

 

Alors que l’on commémore les 42 ans du coup d’Etat militaire en Argentine qui consacra, le 24 mars 1976, l’avènement d’un régime autoritaire dans le pays jusqu’en 1983, l’on assiste actuellement à une refonte des différents enjeux de sécurité intérieure, de défense, de stratégie ainsi que de coopération militaire dans la région latino-américaine. En effet, la place des militaires dans de nombreux pays a tendance à évoluer depuis les années 1980 et leurs transitions à la démocratie[1]. Comment le rôle des forces armées, tributaires des passés nationaux souvent autoritaires, évolue-t-il à l’heure actuelle ?

 

Au cours des années 1970, de nombreux pays d’Amérique du Sud virent l’émergence de régimes autoritaires et de juntes militaires. Si la Bolivie et le Brésil furent marqués dès 1964 par l’apparition de gouvernements autocratiques, leurs voisins comme le Chili (septembre 1973), l’Argentine (mars 1976) ou l’Uruguay vécurent eux aussi la chute des régimes antérieures : péronisme en Argentine, Allende au Chili. Les raisons de ces bouleversements sont multiples : faiblesse des régimes en place[2], contexte d’agitation politique aigu, impact de la Guerre Froide et de l’interventionnisme nord-américain. Au cours des années de dictature, l’action des forces militaire fut protéiforme, de la torture des opposants politiques[3] (Cône Sud) aux exactions des Escadrons de la Mort et de l’Opération Condor en passant par la gouvernance nationale. Les forces politiques d’opposition furent réduites au silence et les forces armées acquirent à cette occasion leur sinistre réputation. A partir de 1983, en commençant par l’Argentine et jusqu’au Chili, les pays connaissent des transitions politiques. Cette époque marque la fin des régimes autoritaires dans la région et la volonté des nouveaux gouvernements d’encadrer le plus possible les forces armées nationales, qui bien souvent, aux yeux de l’opinion publique symbolisent alors les méfaits d’une époque honnie de répression.

Chili : Attaque de la Moneda, palais présidentiel, lors du coup d’Etat du 13 septembre 1973 / Source : www.courrierinternational.com/galerie/2013/09/11/chili-le-coup-d-etat-de-1973

 

Argentine : membres de la Junte militaire avec Jorge Rafael Videla au centre au pouvoir de 1976 à 1981 / Source : www.nytimes.com/2013/05/18/world/americas

 

Des années 1980 jusqu’à la première décennie du XXIème siècle, les gouvernements issus des transitions politiques participent à la nouvelle relation entre société, État et forces armées. Dans le reste de l’Amérique Latine notamment en Colombie, au Venezuela, en Mésoamérique ou au Mexique, les enjeux sont pourtant nettement distincts. En effet, les autorités locales assistent sur place à une recrudescence de la violence dans la société à travers le narcotrafic, les guérillas politiques et l’essor général de la criminalité. En Colombie, les cartels de drogue (cocaïne) de Medellin et de Cali ont été particulièrement actifs dans les années 1980-2000, mettant le gouvernement officiel[4] à rude épreuve.

Colombie : portrait de Pablo Escobar du Cartel de Medelli / www.pabloescovar.blogspot.com

 

Il faut souligner l’implication des mouvements révolutionnaires d’extrême-gauche – FARC, EPL, ELN[5] – ainsi que les forces d’extrême-droite des frères Castanos menaçant la paix civile par des actions violentes. Au Pérou, le gouvernement combat depuis 1980 l’action du groupe révolutionnaire communiste Sendero Luminoso[6] qui souhaitait instaurer un régime communiste. Le Mexique a de son côté vu l’essor des cartels dont l’influence régionale contribue à déstabiliser l’Etat.

Mexique : répartition des sphères d’influence des cartels de drogue / Source : www.globalsecurity.org

 

Au Brésil, le gouvernement entame une lutte pour combattre les organisations criminelles des favelas. Dans l’ensemble de l’Amérique Latine, les sociétés contemporaines sont confrontées à de nouveaux défis sécuritaires – guérillas, groupes criminels et narcotrafic. L’émergence de la menace djihadiste en Europe et aux Etats-Unis tend également à toucher l’Amérique Latine ; en février 2018, un citoyen cubain a été arrêté sur le sol colombien par les autorités officielles, suspecté de vouloir perpétrer un attentat au nom de l’Etat Islamique à l’égard de ressortissants nord-américains.

 

Si la place des militaires est encadrée depuis la fin des dictatures dans le Cône Sud et au Brésil, comment les gouvernements latino-américains envisagent-ils de réagir aux menaces traditionnelles et inédites ?

 

On assiste à l’heure actuelle à une prise de conscience des autorités nationales quant à la nécessité de renouveler le rôle intérieur, voire extérieur, des forces armées. Les années 2010 ont ainsi consacré un véritable changement de paradigme dans la relation entre l’Etat et ses armées. Sous les régimes autoritaires des années 1960 aux années 1980, le premier était en quelque sorte sous l’autorité des secondes qui assurent officiellement la pérennité de la nation – Proceso de Reorganización Nacional en Argentine (1976-1983). Selon la rhétorique des militaires au pouvoir, le « processus de réorganisation nationale » doit garantir au pays et à la nation leur intégrité devant une présumée subversion communiste. Cette dictature a pris fin avec la guerre des Malouines contre le Royaume-Uni en 1983.

 

Depuis les années 1980, le rapport s’était inversé au profit des gouvernements élus qui souhaitaient encadrer au moyen de procédés juridiques l’action des forces armées nationales. A l’heure actuelle, les régimes issus de la transition ont recours aux forces armées pour assurer la sécurité de leurs concitoyens et le maintien de l’autorité dans le pays. Les forces militaires comprenant l’armée de l’air, de terre et la marine ainsi que les services de l’ordre locaux contribuent à l’action coercitive des gouvernements. Les carabineros, police municipale, assurent ainsi l’ordre en zone urbaine au Chili. Au Mexique l’ancien Président Felipe Calderon a lancé en 2006 une véritable guerre contre les différents cartels de drogue locaux[7] avec des résultats néanmoins mitigés. En effet, le bilan humain est particulièrement lourd avec un total de 95 632 morts entre 2007 et 2011, alors que l’on dénombre 22 322 disparitions en août 2014 selon l’Institut National de Statistiques et de Géographie mexicain. Dans le cas brésilien, l’armée et la police sont régulièrement employées dans des opérations de maintien de l’ordre dans les favelas, quartiers populaires caractérisés par des bidonvilles. En Colombie, les forces armées sont quant à elles mises à contribution face aux actions des guérillas d’extrême-gauche de la part de l’EPL et de l’ELN[8]. Si les menaces extérieures comme intérieures contribuent à la mobilisation des autorités et de leurs forces de l’ordre, les différents gouvernements latino-américains multiplient aujourd’hui les programmes militaires et les coopérations internationales afin d’assurer l’interopérabilité de leurs armées et de développer leur présence sur la scène internationale. Les forces armées d’Amérique Latine bénéficient en effet de nombreux programmes d’armement contractés avec des entreprises nationales ou étrangères – Chine, Israël, Etats-Unis, Europe[9]. De tels programmes contribuent d’une part à renforcer les liens stratégiques et commerciaux entre la région et les partenaires extérieurs, et permettent d’autre part l’amélioration des capacités militaires des pays latino-américains. A titre d’exemple, la régate internationale Velas Latinoamerica 2018 réunira les marines nationales de plusieurs Etats d’Amérique Latine afin de renforcer la coopération entre eux et de favoriser l’échange de techniques et d’information.

Régate Velas Latinoamerica 2018 / Source : www.naval.com

 

Face aux nouvelles menaces, différents États latino-américains ont revu le rôle des forces armées au sein de la société nationale. Mais il est nécessaire de distinguer les pays qui ont connu des régimes militaires dans les précédentes décennies (Cône Sud et Brésil) et qui sont donc marqués par un encadrement des forces armées. A l’inverse le Mexique ou la Colombie subissent depuis de nombreuses décennies les narcotrafics et les guérillas politiques. A l’heure actuelle, les menaces intérieures et extérieures rendent nécessaire l’action des forces armées. Ces dernières voient leur rôle s’accroître dans le cadre de la sécurité intérieure et extérieure, de la protection des populations civiles, de la coopération stratégique internationale voire du rayonnement du pays sur la scène internationale. Il est néanmoins judicieux de souligner les limites envisageables d’une telle situation comme au Mexique ou au Brésil, pays dans lesquels l’action de l’armée en zone urbaine conduit parfois à une recrudescence de la violence, à l’égard même des populations civiles.

 

Sources :

[1] Les transitions à la démocratie impliquent des processus qui ne sont pas nécessairement démocratiques alors que celles dites démocratiques engagent des procédures respectant les principes démocratiques notamment à travers des élections ou autres consultations nationales.

[2] En Argentine, on note l’importance des différents forces issues du péronisme et les précédentes expériences autoritaires (Revolucion Nacional, 1966-1973). Au Chili, l’élection du socialiste Salvador Allende en 1970, soutenu par la Unidad Popular contribue à la polarisation du paysage politique. Au Brésil, la précédente République (1946-1964) souffre de ses faiblesses internes face aux forces armées nationales soutenues par les Etats-Unis.

[3] Dès septembre 1973, l’armée chilienne emprisonne et torture de nombreux sympathisants du président Allende et des Chiliens communistes. Victor Jara et d’autres chanteurs de gauche ont ainsi été les victimes des forces soutenant le coup d’Etat d’Augusto Pinochet.

[4] Le Cartel de Medellin a été particulièrement actif entre 1976 et 1993 date de la mort de Pablo Escobar. Le Cartel de Cali a ensuite dominé le trafic de cocaïne colombien à destination des Etats-Unis.

[5] Ces trois mouvements reposent sur des idéologies marxistes. Les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC) ont été fondées en 1964 par Manuel Marulanda et Jacobo Arenas. L’Ejército de Liberación Nacional est un groupe armé fondé par Fabio Vasquez Castano en 1964. L’Ejército Popular de Liberacion a été créée par une scission pro-maoïste du Parti Communiste de Colombie en 1967. Ces différents groupes s’inspirent des procédés de la Révolution cubaine de 1959 notamment le foquismo.

[6] Le Sentier lumineux s’inspire des thèses marxistes, de la Révolution cubaine de 1959, du foquismo et des guérillas d’extrême-gauche sud-américaines.

[7] Le 11 décembre 2006, le Président mexicain Felipe Calderón lance l’opération Operativo Conjunto Michoacán destinée à combattre les trafics de drogue dans l’Etat du Michoacan.

[8] Le 26 septembre 2016, les représentants des Farcs et du gouvernement de Juan Manuel Santos ont convenu d’un accord commun prévoyant la démobilisation définitive du groupe armé. Le 31 août 2017, les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia fondent leur propre parti politique, Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común.

[9] Voir la revue de presse et les brèves hebdomadaires du pôle Amérique Latine de Nemrod-ECDS

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