Le 9 février 2018, l’association Dauphine Stratégie Défense organisait une conférence qui avait pour ambition de penser la place de l’outil militaire, incluant dans ses formes les plus modernes l’intelligence économique, dans les relations internationales. L’Amiral François Dupont, ancien chef du cabinet militaire du ministre de la défense, Stéphanie Dameron, directrice de la chaire d’intelligence économique de la fondation Dauphine et Philippe Moreau Defarges, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), y ont partagé leur analyse de l’équilibre des puissances, et de la place que la défense devait y tenir.
Penser l’équilibre des puissances – Philippe Moreau Defarges[1]
Selon Philippe Moreau Defarges, deux figures dominent et mettent en forme la géopolitique contemporaine : Donald Trump, reflet d’un changement politique majeur et d’une posture de repli des Etats-Unis, et Xi Jinping, incarnant l’ambition de la Chine d’accéder à un statut de leader mondial. Une inversion des positions entre les deux pays est alors à l’œuvre, et marque la fin d’une « paix impériale » autrefois imposée depuis Washington. La paix impériale supposait que de l’équilibre des puissances émergeât une figure forte – ainsi parlait-on de « l’hyperpuissance américaine ». Voici qu’aujourd’hui s’érode cette puissance dont la fin de la Guerre froide paraissait annoncer le règne sans partage. Un nouvel ordre international, fruit d’un décalage entre des hyperpuissances militaristes et la fragmentation des menaces, s’imposait donc à l’aube du siècle.
Pour analyser cette situation, le politologue envisage plusieurs scenarii, qui ne sont pas mutuellement exclusifs. Le premier verrait la Chine accéder au statut de leader de la paix impériale, bien que, si spectaculaire que soit son ascension, ce pays soit éprouvé par des difficultés structurelles – vieillissement de la population, problématiques liées à l’héritage culturel mais aussi au « raccourcissement du rythme historique ». Dans cette dernière notion tient le défi chinois : les transformations sociales, industrielles, économiques et politiques que les Etats occidentaux ont réalisées en deux siècles pour se positionner dans le jeu des puissances doivent être accomplies en quelques dizaines d’années dans l’ancien Empire du Milieu – en témoigne la construction accélérée de la marine chinoise, qui selon l’amiral Prazuck, chef d’Etat-major de la marine française, « a conçu ces quatre dernières années l’équivalent de la marine nationale en bateaux et sous-marins » (NDLR). La Chine fait de surcroît preuve d’une grande prudence vis-à-vis de la situation nord-coréenne – alors la paix impériale se conquiert par la guerre, et donc par des victoires.
Le deuxième scénario envisagé par Mr Moreau Defarges relèverait d’une « foire d’empoigne » ou d’une « bousculade » des puissances. Un tel équilibre serait tributaire d’un double phénomène de fragmentation, d’une part entre puissances régionales – il n’y aurait ainsi plus une seule, mais des « courses à la puissance » –, et d’autre part au sein des Etats-Nations, morcelés par des poussées démocratiques et identitaires – les revendications catalane ou écossaise s’inscriraient alors dans cet « équilibre de la fragmentation ».
Le dernier scénario, a priori le plus souhaitable, serait d’élaborer un mécanisme institutionnel garantissant une paix supranationale, démocratique et institutionnelle, assurée par une organisation internationale telle que l’Organisation des Nations Unies (ONU). Le chercheur s’autorise néanmoins une remarque relative au terrorisme. Il estime en effet qu’il ne s’agit pas réellement d’un phénomène géopolitique mais plutôt d’une forme de « délinquance internationale » : le véritable enjeu résiderait ainsi selon lui dans la capacité des terroristes à élaborer un projet politique et stratégique cohérent – projet qui en miroir entretient les craintes des Etats occidentaux quant à la constitution d’un « Talibanistan[2] » au début des années 2000 ou d’un sanctuaire djihadiste au Moyen-Orient.
L’outil militaire dans l’équilibre des puissances – Amiral François Dupont
L’amiral François Dupont[3], s’ancrant dans la perspective française, s’est livré ensuite à une analyse de l’outil militaire.
Il a tout d’abord rappelé l’existence d’une grande tradition militaire française, et d’une « continuité politique de la chose militaire », reposant sur la volonté de la France d’être un acteur de paix, de s’appuyer sur ses alliances ainsi que sur des dispositions institutionnelles claires, simples et efficaces. Le nouveau défi stratégique auquel l’outil militaire se trouve confronté provient selon lui d’un engagement opérationnel croissant sur le territoire national – évolution illustrée de manière paradigmatique par l’opération Sentinelle. La mission des armées évolue ainsi au gré des menaces d’attentats – impliquant des missions intérieures et de renseignement –, mais aussi des opérations extérieures et de la protection des intérêts vitaux par le biais des deux composantes de la dissuasion nucléaire – océanique et aéroportée.
L’amiral a du reste mis en exergue les fonctions stratégiques de la défense, telles qu’elles ont été identifiées par le Livre Blanc de la défense et de la sécurité nationale de 2013 ; la pertinence du concept de « sécurité nationale » y était notamment confirmée. Ces fonctions stratégiques – la connaissance et l’anticipation, la protection, la prévention, la dissuasion et l’intervention – furent à nouveau la pierre angulaire de la Revue Stratégique de défense et de sécurité nationale[4] de 2017.
Afin de répondre aux nouvelles menaces, l’amiral estime qu’un effort particulier doit être fourni en matière de renseignement[5], mais également d’aide au développement et de stabilisation politique, ainsi que de renforcement de la fonction « intervention » ; l’enjeu consiste à doter les armées de la capacité « d’entrer en premier »[6] sur un théâtre d’opérations, véritable condition de l’autonomie stratégique.
Si les armées françaises reposent sur une organisation efficace qui les place parmi les meilleures au monde, l’amiral François Dupont insiste sur la nécessité de pouvoir se reposer sur une base industrielle et technologique de défense (BITD) forte, leur permettant de conserver leur capacité d’adaptation et leur autonomie stratégique. Il faut craindre que la conscience qu’a l’armée française de sa propre efficacité ne puisse être à l’origine de « syndromes Maginot » (NDLR) : les récents dysfonctionnements du logiciel LOUVOIS[7] et la sortie de crise erratique auxquels ils ont donné lieu en fournissent un exemple parlant.
L’économie de la défense et le rôle stratégique de l’intelligence économique – Stéphanie Dameron
Stéphanie Dameron[8] pensait en complément le lien entre économie et souveraineté.
Si la dissuasion nucléaire reste la clef de voûte de la stratégie de défense française, d’autres enjeux de souveraineté subsistent, tout aussi fondamentaux. L’exemple de la PME française AP2O – qui équipe notamment les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) grâce à une « technologie unique » – illustre par exemple la problématique de la conservation du savoir-faire français : comment assurer la compétitivité et trouver les investisseurs appropriés – français ou étrangers – tout en maîtrisant l’information sensible ?
Autour de ces questions capitalistiques se cristallise un enjeu de souveraineté. Le rapport Martre (1994) examinait notamment cette question : décrivant le rôle de l’économie dans la puissance d’une nation, il insistait sur la nécessité de développer l’intelligence économique – définie comme « l’ensemble des actions de recherche, de traitement et de diffusion (en vue de son exploitation) de l’information utile aux acteurs économiques » (NDLR) – en coordonnant les acteurs publics et privés. Ainsi, le rapport préconise-t-il de diffuser la pratique de l’intelligence économique au sein des organisations tout en optimisant les échanges et la coordination entre acteurs publics et privés.
Stéphanie Dameron estime également que la transformation des marchés rend ambiguë la relation entre les agents économiques. Dans ces nouveaux rapports, l’intelligence économique est devenue la norme : l’inflation juridique, la sécurité des systèmes informatiques des entreprises ou encore le développement des outils de veille, traduisent bien la place que le renseignement tient désormais, non plus seulement dans le jeu des puissances, mais aussi dans la vie économique. La maîtrise de l’information s’est donc imposée pour les acteurs privés comme un enjeu stratégique vital ; il apparaît important de penser à ce titre les synergies possibles entre le public et le privé. De ce fait, il paraît nécessaire de valoriser l’intelligence économique et de maîtriser les informations sensibles. C’est précisément le sens du rapport Carayon[9] (2003), selon lequel l’intelligence économique « devrait être une vraie et grande politique de l’Etat » ; ce rapport formulait ainsi une série de trente-huit propositions afin de valoriser l’intelligence économique dans les sphères publique comme privée. En réaction à ces études, un poste de conseiller à l’intelligence économique fut créé au sein de l’actuel Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale ; il fut d’abord occupé par Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, entre 2003 et 2009.
Stéphanie Dameron s’interrogeait finalement sur la conception française de la protection du territoire et des données sensibles, tout en prônant la nécessité de privilégier une intelligence économique de conquête, protectrice des intérêts français.
A l’heure de clore ce compte-rendu, nous remercions l’Association Dauphine Stratégie Défense d’avoir organisé la rencontre entre ces trois approches complémentaires et fécondes ; nos remerciements vont également à l’Amiral François Dupont, au professeur Dameron et à Philippe Moreau Defarges, pour leurs exposés riches et didactiques.
Sources :
Dossier de presse du ministère des armées sur la revue stratégique de défense et de sécurité nationale : https://www.defense.gouv.fr/dgris/presentation/evenements/revue-strategique-de-defense-et-de-securite-nationale-2017,
Audition de l’amiral Prazuck, chef d’Etat-major de la Marine à l’Assemblée Nationale, le 26 juillet 2017 : http://www.assemblee-nationale.fr/15/cr-cdef/16-17/c1617009.asp
Livre Blanc de la défense et de la sécurité nationale, 2013.
Rapport Martre, 1994, site de la documentation française : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/074000410/index.shtml ;
Rapport Carayon, 2003 : https://portail-ie.fr/resource/textes-de-reference/658/rapport-carayon-2003-intelligence-economique-competitivite-et-cohesion-sociale
[1] Auparavant ministre plénipotentiaire au sein du ministère des Affaires Etrangères et du développement international et co-directeur du rapport RAMSES – ouvrage d’analyses géopolitiques emblématique de l’IFRI de 2002 à 2015.
[2] Terme employé aussi bien par les Etats-majors américains que par le Pakistan.
[3] Egalement ancien directeur de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, de l’Enseignement Militaire Supérieur et du Centre des Hautes Etudes Militaires.
[4] Destinée à fixer le cadre stratégique de la prochaine loi de programmation militaire pour les années 2019-2025, cette revue propose d’examiner le contexte géopolitique actuel afin de cerner les intérêts de la France et d’en déduire les aptitudes requises au profit des armées.
[5] La prochaine loi de programmation militaire consacre d’ailleurs une hausse 1500 équivalents temps plein alloués en renseignement sur la période 2019-2025 (NDLR).
[6] La revue stratégique considère qu’il s’agit en effet d’une des aptitudes militaires à renforcer – aux côtés des capacités à renseigner et commander, combattre et protéger, soutenir et durer – afin de répondre aux défis stratégiques actuels et futurs.
[7] Système informatique de gestion du versement des soldes de militaires.
[8] Egalement auditrice de la 69ème session de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale et présidente de la Société Française du Management.
[9] En réponse à une lettre de mission du premier ministre Jean-Pierre Raffarin confiée au député du Tarn Bernard Carayon, ce rapport propose de dresser un état des lieux de l’intégration de l’intelligence économique dans l’organisation du pays, tout en mettant en exergue les éventuelles carences dans le domaine. Il formule également les recommandations nécessaires à la valorisation de la fonction d’intelligence économique identifie les moyens nécessaires afin de promouvoir les métiers de l’intelligence économique au sein des sphères publiques et privées.