Conférence du Général Abrial et du Contrôleur Général des Armées Nicolas Chapon
Compte-rendu par Christophe Granata Goldman et François Gaüzère-Mazauric
Le mardi 6 mars 2018, une conférence sur l’armée de l’air et l’industrie aéronautique était organisée à l’initiative des Ailes d’Assas, en partenariat avec Assas Défense et l’Association du Master 2 Sécurité et Défense d’Assas, en présence du Général Stéphane Abrial, ancien chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air devenu directeur groupe international chez Safran, et du Contrôleur Général des Armées Nicolas Chapon, chargé du contrôle des programmes aéronautiques.
Nous vous proposons ici un compte-rendu des exposés passionnants, tant sur l’armée de l’air française que sur l’industrie qui en fait la force, auxquels elle a donné lieu.
Les enjeux de l’industrie aéronautique pour Safran
Le général Abrial a ouvert la conférence sur les enjeux industriels auxquels Safran se trouvait confronté ; pour rappel, le troisième groupe aéronautique mondial regroupe 90 000 salariés, et figure régulièrement dans le trio de tête des dépositaires de brevets. Du reste, leur chiffre d’affaires en constante hausse représentait 15,8 milliards d’euros en 2016. Le carnet de commandes de l’équipementier n’est pas en reste : Safran produit chaque année environ 2000 moteurs, pour 14 000 pièces figurant sur son carnet de commandes.
L’affaire du Silvercrest pourrait constituer une ombre dans ce panégyrique ; il s’agit d’un moteur civil lancé en 2006 et destiné aux avions d’affaires. Lors du lancement par Dassault du Falcon 5X, l’avionneur français avait naturellement fait appel à Safran pour concevoir le moteur de l’appareil ; la première livraison était programmée pour 2013, mais suite aux retards accumulés par Safran, Dassault a décidé de dénoncer le contrat en décembre 2017. Cet échec industriel représentait un manque à gagner pour les deux sociétés, ainsi qu’une source de tensions entre les groupes.
Pour autant, le général Abrial expliquait que malgré cet accroc, Safran continuait à “travailler étroitement avec Dassault Aviation” sur d’autres projets.
L’organisation du tissu industriel aéronautique
Selon l’analyse livrée par le Général Abrial, l’industrie aéronautique est composée d’un triptyque d’acteurs, dont les nécessités opérationnelles diffèrent du tout au tout : les compagnies aériennes, les équipementiers, et les avionneurs. Les compagnies aériennes ont un chiffre d’affaires gigantesque, mais dégagent de faibles marges. Les équipementiers ont quant à eux un chiffre d’affaires élevé pour des marges médianes ; enfin, le chiffre d’affaires des avionneurs est plus faible, mais leurs marges sont très élevées. Tous ces acteurs constituent un véritable système économique, au sein duquel les décideurs se connaissent.
Dans ce monde d’interdépendance, tenter de concentrer les fonctions d’équipementier et celles d’avionneur, c’est pêcher par orgueil ; au contraire, trop externaliser, c’est abdiquer les outils stratégiques que donne la maîtrise : les surcoûts du programme Boeing 787 – dont le premier vol, initialement prévu en juillet 2007, eut finalement lieu en décembre 2009 – furent par exemple dus à un usage trop leste de l’externalisation.
L’équilibre de la concentration doit donc être trouvé en fonction d’une analyse financière – la marge nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise doit être rapportée au volume d’activité envisagé – et d’une analyse stratégique – le positionnement sur un marché de traditions et de hiérarchies.
La question du maintien en condition opérationnelle (MCO)
Publié en décembre 2017, le rapport Chabbert étrillait le maintien en condition opérationnelle de la flotte de l’armée de l’air, actuellement placé sous la responsabilité du Service Industriel de l’Aéronautique, intégré à l’Etat-Major de l’Armée de l’Air – quoique le rapport recommande sa transformation en EPIC. Premièrement, la difficile question de la gouvernance du MCO place le décideur devant un véritable paradoxe : s’il fait trop régulièrement appel à des entreprises privées, il prend le risque de les habituer à des marges indues et de créer des situations monopolistiques ; à rebours, la gouvernance publique du MCO soulève des difficultés puisque le maintien en condition opérationnelle des aéronefs est un problème posé à l’échelle interarmées.
La deuxième difficulté est budgétaire : selon le Contrôleur Général des Armées Nicolas Chapon, la maintenance d’un aéronef en condition opérationnelle représente entre 2% et 4% de la valeur totale de l’appareil. Sur toute la durée d’utilisation des aéronefs, la maintenance représente donc presque l’équivalent du prix d’achat des appareils ; cependant, le budget qui lui est alloué est presque deux fois inférieur à celui dédié aux nouvelles acquisitions. Le MCO est donc souvent sacrifié sur l’autel de la course aux technologies – sacrifice qui contribue à expliquer les faibles taux de disponibilité des aéronefs.
L’insuffisance du taux de disponibilité des appareils français – qui se situe autour de 44% – avait fait l’objet d’une réaction forte de la part de la ministre des Armées Florence Parly au début du mois de décembre 2017 ; toutefois, le taux de disponibilité atteint plus de 90% sur les théâtres d’opération. Il s’agit donc d’un calcul : priorité est donnée à l’innovation, ce qui conduit les Etats, pour rester compétitifs, à vivre au-dessus de leurs moyens et à se condamner ainsi à un taux de disponibilité réduit.
La stratégie industrielle de l’armement français : entre une Amérique conquérante et une Europe industrielle à créer
Rapportons pour commencer le clair propos du général Abrial : « Il n’y a pas, en France, de stratégie officielle pour l’industrie d’armement. Nous avons des stratégies par produit, par milieu, mais jamais de stratégie globale. Il faut réfléchir avec des objectifs qui sont forcément politiques, économiques, sociétaux, avec les technologies duales. Il faudrait sans doute commencer à réfléchir à cette stratégie à partir de tout ce qui est en amont d’elle : la recherche et la technologie, ainsi que l’autonomie stratégique ».
Cette absence de stratégie globale soulignée par le général porte en elle tout ensemble un péril, et un défi. Un péril d’abord, parce que l’industrie européenne d’armement, si elle ne parvient pas à mutualiser les prospectives et les coûts pour répondre à la concurrence américaine, court le risque de disparaître. L’exemple du F-35 est à ce titre très parlant : selon le général Abrial, « le F-35 est un danger pour l’Europe ». Il n’est pas certain en effet que l’Allemagne, à l’heure de remplacer ses Tornado, opte pour une solution européenne ; l’autre alternative discutée dans les Etats-Majors de Berlin n’est autre que l’avion de Lockheed Martin.
Pourquoi un tel choix serait-il mortifère pour l’industrie européenne ? Ici, une phrase du général Abrial se révèle particulièrement éclairante. D’abord, le Futur Combat Air System (FCAS) ne sera pas un simple avion, mais un « système de systèmes », c’est-à-dire que le constructeur sera le seul à même de maintenir les appareils, d’entraîner les pilotes, ou encore de faire fonctionner l’électronique. Ce nouveau paradigme balbutie en Europe, mais commence à exister aux Etats-Unis. Opter pour le F-35, c’est donc s’inscrire dans un intarissable enchaînement de contrats de maintenance, d’assistance à l’entraînement, et de prestations diverses qui font vivre le tissu industriel. Ceux-ci seraient alors progressivement remportés par les Américains, alors que l’aéronautique européenne agoniserait lentement.
Un deuxième argument fut apporté par le contrôleur général Nicolas Chapon : du fait des immenses moyens nécessaires au développement d’un avion de combat – moyens dont il est raisonnable de penser qu’ils iront croissant au fil des années – il est pour le moins incertain que la France puisse, seule, développer un successeur au Rafale. Une mutualisation accrue des moyens européens pour rendre autonome l’industrie et, in fine, sauvegarder les emplois et les ressources qu’elle procure apparaît dès lors indispensable.
Comment dès lors penser une coopération industrielle européenne dans le domaine aéronautique, notamment avec l’Allemagne ? Un exemple que les apogées ne retiendront pas nous est donné par le C160 Transall ; co-construction franco-allemande, cet avion n’avait pas donné lieu à de suffisantes synergies entre les deux Etats : pour s’adapter aux nécessités opérationnelles des forces respectives, la chaîne de construction avait varié de 60% entre les deux pays, occasionnant, outre des incompréhensions, des pertes financières et des retards. Le programme A400 M offre à ce titre un exemple intéressant : il n’y a qu’un seul certificat type pour l’appareil, dont les critères d’entrée en service ne divergent pas selon les nations.
Aujourd’hui, la France, l’Allemagne et le Royaume Uni semblent être les seuls Etats européens capables de rivaliser avec l’industrie américaine ; mais cette coopération demande que les trois pays se rangent en ordre de bataille. Selon les deux intervenants, le marché européen n’est en effet pas assez large en termes de chiffre d’affaires et de revenus pour absorber les coûts de production des systèmes de combat aérien tels qu’ils auront évolué dans les années 2050. Du reste, pour coopérer, une politique commune d’exportation doit être minimalement définie : les hésitations récemment montrées par Sigmar Gabriel – qui refuse d’exporter des armes vers l’Arabie Saoudite, mais a ré-autorisé l’export de certains systèmes d’armes vers la Turquie, alors que la vente d’armes allemande vers des pays hors OTAN a atteint en 2017 un record historique, à 45% du total des ventes – montrent que la définition de cette coopération à l’export demeure inextricable.
La loi de programmation militaire
Interrogé sur la Loi de Programmation Militaire présentée le 8 février en Conseil des ministres, le contrôleur général des armées Nicolas Chapon a précisé que la priorité avait été placée sur les avions ravitailleurs ; cette flotte se trouve en France dans une situation critique : les 14 appareils actuellement en service vieillissent dangereusement, ce qui fléchit leur taux de disponibilité. 12 A330 MRTT étaient pressentis pour remplacer les Boeing C135 FR actuellement en service ; 15 seront finalement livrés, dont 12 d’ici 2023.
A l’heure de clore ce compte-rendu, nous souhaitons remercier les Ailes d’Assas, Assas Défense, et l’Association du Master 2 Sécurité et Défense, efficaces organisateurs de cette conférence à la fois technique et inspirante ; nos remerciements vont aussi au Général Abrial, et au Contrôleur Général des Armées Nicolas Chapon, pour leurs exposés passionnants, didactiques et précis.