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Le manuel des opérations militaires ou la codification du droit de la guerre
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Le manuel des opérations militaires ou la codification du droit de la guerre

 

Dans une étude récemment publiée pour l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI)[1], Amélie Férey proposait une anatomie détaillée du concept de “lawfare”, en rappelant comment le droit est progressivement rentré, par attraction, dans le champ des nouvelles conflictualités contemporaines. Face à une telle évolution, des États comme les États-Unis et la Russie ont adapté leur stratégie, en faisant du droit un instrument de leur politique étrangère. Un tel phénomène n’est pas nouveau ; Guy de Lacharrière appelait déjà, dans son ouvrage La Politique Juridique Extérieure[2]à regarder derrière le formalisme juridique, pour s’en tenir aux actions des États plus qu’à leurs discours.

Dès lors, dans un monde clausewitzien où la guerre consiste en une lutte des volontés, la question de la perception du déploiement de la force sur des théâtres extérieurs devient cruciale. Il en va ainsi parce que le droit revêt une importance stratégique. C’est en fonction de raisonnements juridiques que les États pourront bâtir des coalitions permettant d’appuyer leur action militaire, ou qu’ils se retrouveront sur la défensive, isolés au sein de la communauté internationale, en cas de non-respect de normes jugées consensuelles par leurs pairs.

Dans ce contexte, la publication par le ministère des armées de son Manuel de droit des opérations militaires le 3 février 2023 est particulièrement opportune. Ce manuel intervient dans un domaine où la question des modes de conduite d’opérations militaires est au cœur d’une actualité mouvementée. En effet, les bombardements d’installations énergétiques civiles en Ukraine et le massacre de Boutcha ont durablement ému les opinions occidentales[3]. L’impact de massacres perpétrés par un des belligérants à l’encontre de la population civile a toutefois pour effet de faciliter la mobilisation de ressources par les adversaires de l’État qui viole le droit.

C’est le paradigme classique, que l’on voit à l’œuvre à l’époque contemporaine dès le massacre de Chios, commis en 1822 par le sultan ottoman qui persécutait ses sujets grecs, ce qui permit à des puissances comme le Royaume-Uni, la Russie, et la France de doubler leurs velléités stratégiques d’intervention militaire de velléités humanitaires. L’importance, pour les forces armées, de suivre le droit international coutumier et conventionnel dans le cadre de leurs opérations extérieures, vient donc tant d’un impératif moral que stratégique.

Aujourd’hui, la parution du manuel des opérations militaires intervient à un moment particulier. Les questionnements des années 2000, centrés sur la question des conditions de la guerre juste, ont été remplacés par des problématiques nouvelles, à savoir, quels sont les mécanismes juridiques à privilégier afin de punir ceux qui ont fait le choix d’une guerre injuste[4].

Cette publication appelle à des remarques d’ordre général, qui touchent à son articulation avec les objectifs stratégiques de l’armée française, et à des remarques particulières, qui se rapportent plus spécifiquement à son contenu juridique et à son apport.

En premier lieu, il convient de relever que le manuel représente la traduction d’une ambition holistique : celui-ci vise à codifier non seulement le droit de la guerre, mais l’ensemble du corpus de règles juridiques applicables aux opérations militaires auxquelles participent les forces armées françaises. La visée pratique de l’ouvrage est expressément revendiquée par Brienne, puisqu’il a été précisé, lors de sa publication, que celui-ci est destiné à appuyer, de façon concrète, l’action des conseillers juridiques du ministère des Armées[5].

En deuxième lieu, l’édition d’un tel corpus de règles s’inscrit dans la droite ligne de la vision stratégique proposée en octobre 2021 par le chef d’état-major des armées Thierry Burkhard. Celui-ci, relevant que le monde devait composer, de façon croissante, avec une remise en question « du multilatéralisme et du droit », appelait la France à défendre un « ordre international fondé sur le droit … qui doit rester la référence de [son] action »[6]. De ce point de vue, l’actualisation de ces règles de droit fait écho aux objectifs fixés par Emmanuel Macron, lors de son discours du 9 novembre 2022. Le Président de la République avait invité à centrer l’action française autour de la notion “d’influence”, érigée en “priorité stratégique”, alors que la guerre informationnelle entre les forces françaises et russes au Sahel et en Centrafrique était au cœur des priorités du moment.

Dans ce paysage, au milieu d’un durcissement de la situation stratégique et alors que les adversaires potentiels des forces armées françaises pourraient s’affranchir des règles du jus ad bellum et du jus in bello, le fait que Paris réitère son attachement au droit des opérations militaires revêt un poids symbolique particulier. Ce positionnement est déterminé par l’idée selon laquelle un monde régi par des règles serait dans les intérêts de la France, car il serait par définition plus stable et réglé[7].

Ensuite, s’agissant de l’apport juridique du manuel, plus spécifiquement, celui-ci témoigne d’un effort conséquent pour prendre en compte, des tendances de fond, en plus de la restitution du droit des opérations militaires traditionnel. Nous en retiendrons deux : la complexification du corpus juridiques protégeant les droits de l’homme, du fait de l’enchevêtrement du droit international des droits de l’homme général et du droit international humanitaire ; et l’essor des questions environnementales, intégrées de façon croissante à la réflexion des forces armées.

Sur le premier point, les développements consacrés à l’étude de la jurisprudence de la Cours Européenne des Droits de l’Homme, notamment sur la notion d’acte de gouvernement échappant au contrôle juridictionnel de la Cour de Strasbourg (Grande chambre, nº 1398/03, Markovic et autres c. Italie, 14 décembre 2006), ne doit pas cacher une tendance lourde, relative à l’application extraterritoriale de la Convention. La Cour a en effet su élaborer une jurisprudence qui fait une interprétation créative de l’article 1 de la Convention, de façon à exiger le respect des dispositions conventionnelles de celles-ci sur des théâtres extérieurs, sur lequel un Etat bénéficierait d’un « contrôle effectif ». C’est par le biais d’un tel raisonnement que le Royaume-Uni a vu la Cour de Strasbourg se déclarer compétente pour connaitre de potentielles violations commises lors du déploiement des troupes britanniques en Irak, dans un arrêt Al-Skeini[8] désormais célèbre.

Sur le deuxième point, le rappel des textes classiques en matière environnementale, dont le lien avec le déploiement de la force armée a été rappelé par la Cour Internationale de Justice dans son avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un État dans un conflit armé, est bienvenu. Outre la mention de la limitation des moyens et des méthodes de la guerre, prévue par l’article 35 paragraphe 3_ du premier protocole additionnel de 1977 aux Conventions de Genève de 1949, on retiendra la mention de la responsabilité de la puissance occupante de protéger l’environnement en temps de guerre, ce qui fait écho à la nécessité de sanctuariser certains biens publics mondiaux, en assurant leur protection même en cas de conflit.

Enfin, l’attention particulière accordée par Brienne au droit régissant l’intervention des forces militaires, lorsque celles-ci interviennent sur le territoire national, en appui aux forces de sécurité intérieure attirera l’attention des juristes vigilants quant à la protection des droits de l’homme en temps de crise. La mention des différents types d’états d’exception et de la contribution des forces armées à des opérations comme Sentinelle, va de pair avec le rappel du rôle éminemment subsidiaire d’une telle intervention des forces armées, qui demeure conditionnée à leur réquisition par l’autorité civile.

En somme, dans un temps où le retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen et la question des violations du droit international humanitaire sont au cœur de l’actualité, le ministère des Armées offre une réflexion juridique précise, orientée vers le temps long, qui rappelle que le respect de la règle de droit n’est pas une contrainte, mais une condition de la puissance. Alors que l’émergence de la lawfare recompose les rapports entre le droit et la force, cette contribution vient renforcer la sécurité juridique, alors que le droit sera appelé à rester au centre des luttes d’influence entre les puissances.


[1]IFRI, Amélie Férey, « Vers une guerre des normes ? Du lawfare aux opérations juridiques », Focus stratégique, n° 108, avril 2022.
[2] Voir Guy de Lacharriere qui releve, de facon paradoxale, que « si les États se conduisent souvent fort mal, ils s’expriment tous fort bien ». Guy de Lacharrière, La Politique juridique extérieure, Paris, France, Economica, 1983.
[3] Le Monde, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/04/05/guerre-en-ukraine-ce-que-l-on-sait-du-massacre-de-boutcha_6120745_4355770.html
[4] Le propos introductif du manuel fait indirectement référence à ce point, en rappelant que le respect par les faorces armées françaises du droit international est une « nécessité absolue », qui présente un triple intérêt résumé par le triptyque « crédibilité », « efficacité », « sécurité ».
[5] Ministère des Armées, « Droit des opérations militaires : un manuel inédit au service des armées françaises | Ministère des Armées », 3 février 2023, https://www.defense.gouv.fr/actualites/droit-operations-militaires-manuel-inedit-au-service-armees-francaises .
[6] Vision stratégique du chef d’Etat-major des Armées, 2021, https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ema/211022_EMACOM_VisionStrategiqueCEMA_FR_Vdef_HQ%20%282%29.pdf. Voir également IFRI, « Amélie Férey, Vers une guerre des normes ? Du lawfare aux opérations juridiques », Focus stratégique, n° 108, avril 2022.
[7] En plus d’être une tradition, ce respect du droit résulte d’une exigence légale, codifiée à l’article L.4122-1 du code de la défense, en vertu duquel les forces françaises ne peuvent se voir ordonner d’« accomplir des actes qui sont contraires aux lois, aux coutumes de la guerre et aux conventions internationales ».
[8] CEDH, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, Grande chambre, n. 55721/07, 7 juillet 2011.
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