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De la guerre d’Ukraine au fédéralisme européen
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Par Baptistine Airiau, agrégée d’histoireJean Monnet, père fondateur de l’Europe, annonçait dans ses Mémoires que celle-ci « se fera[i]t dans les crises »[1]. Sa prédiction semble actuellement se réaliser tant en raison des perspectives d’élargissement de l’Union européenne (UE) données par les nouvelles annonces de candidature – Ukraine et Moldavie – qu’en raison des potentielles nouvelles institutions proposées notamment par le président Emmanuel Macron en mai dernier. Ainsi la guerre en Ukraine, en dépit des torts qu’elle procure à l’Europe, permettrait, selon certaines visions plus fédéralistes, à l’Union de s’élargir et de s’approfondir, tendant vers plus d’intégration. En effet, le 19 mai dernier lors de son discours au Parlement européen de Strasbourg Emmanuel Macron a proposé la mise en place d’une « Communauté politique européenne ».Celle-ci serait, selon les mots du président, un cadre de coopération, « rassemblant des nations européennes démocratiques qui adhèrent à notre socle de valeurs »[2]. L’idée serait de créer une communauté de valeurs avec des pays non-membres de l’UE, qui entendent le devenir ou qui se satisfont d’une relation moins intégrée que celle de l’Union européenne ; il s’agirait ainsi d’un versant politique – ou géopolitique – de l’espace économique européen. Cette idée, également évoquée par Enrico Letta, le président de l’Institut Jacques Delors, dans une tribune publiée dans Le Monde le 9 mai 2022[3], n’est pas neuve, et remonte à la tentative de mise en place de la Communauté Européenne de Défense (CED). L’armée européenne projetée en 1952 demandait en effet qu’advînt une instance politique de type fédéral pour la commander : cette instance qui ne vit jamais le jour fut alors précisément dénommée « Communauté Politique Européenne ». Plus près de nous, François Mitterrand proposa en 1989 de créer une Confédération européenne à l’occasion de la chute du rideau de fer[4]. Le président français voyait dans cette communauté une possibilité d’intégrer les pays d’Europe de l’Est avant qu’ils ne satisfassent aux exigences économiques du Marché commun, condition sine-qua-nonpour intégrer l’Union. Ce projet avait échoué, une partie des pays concernés craignant la constitution d’une Europe à deux vitesses. Forts de cette expérience historique, les défenseurs d’une Communauté politique européenne avancent deux arguments pour faire valoir la validité de leur proposition. D’une part, ils souhaitent que cette communauté soit une véritable antichambre de l’Union européenne – et non une sous-adhésion, telle une structure permettant de répondre aux États qui démontrent la volonté politique de rejoindre l’Union en leur donnant le droit de participation sur certains points. Cela passerait ainsi par la présence des États membres de la communauté dans différentes institutions européennes, au moins à titre de spectateurs dotés d’un droit de proposition, aidant à « bâtir progressivement une connaissance et une confiance mutuelle dépassant les clivages »[5]. Cela ouvrirait donc à une forme d’entrée graduelle dans l’UE, promettant une entrée totale, et faciliterait une activité au sein de l’Europe avant même d’être membre de plein droit de l’Union. Ce point serait donc, contrairement à ce que font valoir les fédéralistes, un aboutissement de la logique d’Union européenne à plusieurs vitesses, promue à travers le concept de juridique de « coopérations renforcées » posé dans le traité d’Amsterdam en 1997 avant de l’être dans le traité de Nice en 2000. D’autre part, cela permettrait d’éviter la frustration telle qu’elle a été vécue par certains pays de l’Europe de l’Est lors du processus d’adhésion à l’UE qui peut être long en raison de la nécessité de remplir l’ensemble des critères dits de Copenhague et notamment ceux touchant au droit communautaire et à la compétitivité de l’économie. Ainsi que l’a souligné la Commission européenne pour le cas de l’Ukraine, c’est une forme de mise à niveau qui peut prendre une décennie : de quoi décourager les opinions publiques. Selon les thuriféraires de cette « Communauté politique européenne » l’intégration politique pourrait précéder l’intégration économique, aidant les pays à patienter avant leur adhésion pleine et entière à l’UE. Cela renverserait le modèle qui structure actuellement la logique d’adhésion, partant de l’intégration des acquis communautaires et de la compétitivité de l’économie pour aboutir à une intégration politique et institutionnelle.Si cette proposition est présentée tant par une partie des chefs d’États européens que par la Commission européenne comme un moyen d’apporter des perspectives à l’Ukraine et un véritable soutien politique, il faut être clairvoyant sur les implications de ce projet. Le contexte fournit en effet aux tenants d’une Europe fédérale une occasion rêvée de pousser l’Union vers plus d’intégration. La guerre en Ukraine interdirait de « traiter classiquement ces nouvelles demandes d’adhésion »[6]. Cela favoriserait le développement d’un sentiment d’appartenance dans les nouveaux pays arrivants et l’émergence d’une conscience citoyenne européenne. Selon l’idéal des tenants d’une telle construction, celle-ci serait en effet assortie de tout un ensemble de mesures destinées à renforcer l’identité européenne : service militaire européen, programmes scolaires harmonisés à l’échelle de l’Union, systématisation des échanges scolaires entre les pays membres[7]… Autant d’éléments remettant en cause les responsabilités régaliennes des différents États et favorisant une culture européenne aux dépens des identités nationales. Ces fédéralistes reprennent ici en réalité l’idée d’Altiero Spinelli, l’un des pères fondateurs de l’Europe, dont le rapport en 1984 cherchait à instaurer une Union européenne fédérale, court-circuitant l’influence des États membres, pensant l’union politique comme un préalable indispensable au partage des souverainetés nationales.        Il y aurait donc ici un retournement de paradigme : l’union politique précèderait l’union monétaire et économique, et ce dans le but affiché de former une conscience européenne. On peut analyser cela au prisme du relative échec des théories fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes quant à la réalisation d’une parfaite intégration. En effet, si les tenants de celles-ci valorisaient l’approche économique pour favoriser l’intégration, comptant sur un spill-overdes décisions touchant au Marché commun[8], ils ont pu observer le relatif échec de cette méthode sur un certain nombre de questions et notamment celles touchant aux domaines régaliens comme la défense ou les affaires étrangères, ou encore à l’intégration politique, témoignant selon eux d’une absence d’identité européenne et du maintien d’une Europe des Nations. Dans la perspective où ces fédéralistes souhaitent une Europe intégrée sur les plans économiques et politiques, le conflit Ukrainien apparait comme une véritable occasion de faire valoir un projet dont l’objectif est cette intégration politique. Cependant, plusieurs incohérences et faiblesses rendent ce projet non souhaitable tant sur le plan du fonctionnement de l’Europe que sur celui de la souveraineté des États-nations, forme politique qui demeure le cadre légitime de l’exercice démocratique. Ce projet est présenté comme une sorte de fiançailles entre les pays candidats et l’Union européenne le temps de leur procédure d’adhésion. Que penser de fiançailles aussi déséquilibrées que celles-ci ? La relation serait par nature asymétrique, les pays candidats faisant évoluer leur législation et leur système économique au rythme des exigences communautaires et non selon le choix de leurs assemblées démocratiquement élues. Les fiançailles seraient dès lors tronquées aussitôt annoncées, ne reposant pas sur la liberté nécessaire au discernement politique. Ceci d’autant plus que les tenants d’une communauté politique européenne font valoir deux points contradictoires. D’une part, cet outil permettrait de faire émerger « un ordre politique proprement européen, animé par une conscience supranationale de la démocratie européenne et habité par des citoyens se percevant avant tout comme Européens »[9], gommant ainsi dans une certaine mesure les identités politiques nationales. D’autre part, les pays doivent avoir la possibilité de se retirer de cette communauté politique à n’importe quel moment à la demande des citoyens, exerçant ainsi leur souveraineté. Comment exiger des citoyens qu’ils développent une conscience avant tout européenne mais qu’ils fassent usage de leur conscience politique nationale ?            L’intégration directe de l’Ukraine dans une telle communauté obligerait du reste l’Europe à transiger sur certaines valeurs au moins un certain temps : ainsi que l’a notifié Ursula von der Leyen elle-même, l’Ukraine, pour être admise dans l’Union, devra non seulement se réformer sur le plan économique et juridique – les deux premières exigences de Copenhague -mais aussi sur le plan politique notamment dans les domaines de la corruption et de l’oligarchie[10]. Ainsi cette communauté de valeurs avancée par les tenants de la construction d’une Communauté politique européenne afin de rendre service à l’Ukraine est-elle exagérée et constitue un véritable paravent à une intégration politique toujours plus poussée. Sans remettre en cause les bons-sentiments de soutien à une nation en guerre et la volonté d’avoir une action politique efficace, cette proposition n’est que l’aboutissement de souhaits politiques qui dépassent bien largement les enjeux de la guerre en Ukraine et qui sont l’aboutissement de décennies de projets fédéralistes. Ajoutons que dans la guerre d’Ukraine, la solidarité entre les nations européennes ne s’est pas inscrite dans un cadre fédéral ; pour autant, cela n’a pas empêché le Conseil d’activer la Facilité européenne pour la Paix, outil conçu en 2021, pour envoyer 1,5 milliards d’euros d’armes en soutien à l’Ukraine. C’est là le signe que les alliés européens n’attendent pas de disposer d’un cadre politique fédéral pour se grouper autour de valeurs communes…


[1]MONNET Jean, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 488
[2]« Pour Macron, la « communauté politique européenne » est un « complément » au processus d’adhésion à l’Union européenne », Le Figaro, 19 mai 2022, https://www.lefigaro.fr/flash-actu/pour-macron-la-communaute-politique-europeenne-est-un-complement-au-processus-d-adhesion-a-l-union-europeenne-20220519
[3]Enrico Letta, « Nous faisons fausse route sur l’élargissement de l’Union Européenne », Le Monde, 9 mai 2022 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/09/enrico-letta-nous-faisons-fausse-route-sur-l-elargissement-de-l-union-europeenne_6125331_3210.html
[4]Chopin Thierry, Macek Lukas, Maillard Sébastien, « La Communauté politique européenne, nouvel arrimage à l’Union européenne », Institut Jacques Delors, mai 2022, https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2022/05/PB_220517_La-Communaute-politique-europeenne-nouvel-arrimage-a-lUE_Chopin_Macek_Maillard_FR.pdf
[5]Selon les mots mêmes du rapport de l’institut Jacques Delors : Chopin Thierry, Macek Lukas, Maillard Sébastien, « La Communauté politique européenne, nouvel arrimage à l’Union européenne », Op.cit. 
[6]Ibid.
[7]Parmentier Florent, Marciacq Florte, « Quelle « Communauté politique européenne » pour l’avenir ? », The Conversation, 15 mai 2022, https://theconversation.com/quelle-communaute-politique-europeenne-pour-lavenir-183049
[8]Voir sur ce point l’ouvrage fondateur de la théorie néo-fonctionnaliste : Ernst B. Haas,The uniting of Europe. Political, social and Economic Forces, 1950-1957, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2004.
[9]Parmentier Florent, Marciacq Florte, « Quelle « Communauté politique européenne » pour l’avenir ? », op.cit.
[10]Malingre Virgine, « Adhésion de l’Ukraine à l’UE : la Commission pose des conditions », Le Monde, 17 juin 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/17/adhesion-de-l-ukraine-a-l-ue-la-commission-pose-des-conditions_6130856_3210.html
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