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La défaite américaine en Afghanistan : un retour en force d’Al-Qaïda
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Par Adrien Sémon,

En ce qui concerne l’Afghanistan, il est un leitmotiv qui réapparaît fréquemment lors des discours du président américain Joe Biden : Al-Qaïda est vaincue, la mission est accomplie.
« Nous sommes entrés en Afghanistan il y a près de 20 ans avec des objectifs clairs : poursuivre ceux qui nous ont attaqués le 11 septembre 2001 et faire en sorte qu’Al-Qaïda ne puisse pas se servir de l’Afghanistan comme base pour perpétrer de nouvelles attaques. C’est ce que nous avons fait. […] Notre mission en Afghanistan n’a jamais eu pour objet de construire une nation. Elle n’a jamais visé à créer une démocratie unifiée et centralisée. »[1]

Tel était son propos au lendemain de la prise de Kaboul par les Talibans, propos qui pourrait surprendre dans un pareil contexte de débâcle s’il n’entrait en parfaite résonnance avec des paroles tenues par lui-même onze ans auparavant[2]. En faisant abstraction des contradictions évidentes avec la politique menée pendant vingt ans et du cynisme qui sous-tend ce discours, sa cohérence sur autant d’années pourrait presque consacrer le succès de l’engagement des forces armées américaines en Afghanistan.

Plusieurs éléments semblent aller dans le sens de cette pirouette rhétorique. Notons les quelques gages de bonne volonté émis par les Talibans aux lendemains de la prise de Kaboul à l’égard de la société civile. Notons encore le caractère identitaire et souverainiste qu’on associe généralement à leur mouvement – le gouvernement taliban actuel ne comprend, à l’exception d’un Tadjik et d’un Hazara, que des Pashtounes[3]. Bien qu’islamistes, ils ne devraient pas, pense-t-on, soutenir le terrorisme international et ne concentrer leur politique que sur leur seul émirat. Tel était le cas du premier gouvernement taliban de 1996 à 2001. Certes, Oussama ben Laden a été accueilli à partir de 1996 en Afghanistan, mais les Talibans et lui ne partageaient pas les mêmes convictions quant à la nature et la portée à donner à leur action islamiste[4]. D’autre part, les Talibans n’ont jamais soutenu, ni même été au courant des projets d’attentats de Ben Laden à l’étranger. Bien qu’ayant dénoncé les attentats du 11 septembre, le mollah Omar ne pouvait se résoudre à livrer leur commanditaire, un musulman et moujahid, à des tribunaux non-musulmans[5].
De la sorte, pourrait-on dire, le retour des Talibans au pouvoir ne devrait pas poser de problème majeur sur la scène internationale. Mieux, ils ont de surcroît retenu la leçon et combattront désormais les mouvances jihadistes sur leur sol selon les termes agréés par eux-mêmes en février 2020 lors des accords de Doha[6].

Etats-Unis comme Talibans ont intérêt pour l’instant à propager et entretenir ce discours. Les premiers pour rendre leur échec moins pesant, et les seconds pour affermir leur victoire politique et normaliser leurs relations internationales, en premier lieu avec leurs puissants voisins russe et chinois.

En réalité, si la présence des soldats américains affaiblissait Al-Qaïda, leur départ laisse l’organisation dans une situation nettement plus favorable qu’en 2001. L’image que nous avons des Talibans repose sur leur précédente expérience au pouvoir entre 1996 et 2001. C’est cependant oublier les vingt dernières années durant lesquelles le mouvement a subi d’intenses changements internes, tant en matière de recrutement que de ligne politique. L’organisation talibane demeure très fragmentée, avec pour autorités trois choura principales, partenaires mais aussi concurrentes entre elles, chacune disposant de fonds propres[7]. La choura de Quetta, formée dès 2003, rassemble les principaux chefs talibans et détient une forme de prééminence sur les deux autres. La choura de Peshawar fut fondée en 2005 et composée à 70% de membres du Hizb-i islami[8], parti qui a contribué à élargir la base ethnique des Talibans en mettant au centre de son engagement le combat religieux[9]. Quant à la dernière, la choura de Miran Shah, elle est dominée par le très structuré réseau Haqqani. Celui-ci a favorisé l’implantation de combattants musulmans étrangers, principalement arabes, en Afghanistan depuis les années 1980 et partage des vues politiques proches d’Al-Qaïda[10].
Cette dynamique de restructuration et d’élargissement contribue à favoriser l’élément religieux sur l’élément ethnique et identitaire comme ciment du mouvement et tend à donner au jihad mené par les Talibans sur leur sol un aspect plus panislamique que national.
Serajuddin Haqqani, l’actuel ministre de l’Intérieur du gouvernement taliban, est notamment favorable à l’extension du jihad en Asie centrale[11].
Notons également que le succès des Talibans est en grande partie dû au rassemblement autour d’eux d’une coalition hétéroclite d’acteurs du monde islamique dont le premier objectif était de chasser les Américains d’un territoire musulman. En premier lieu le Pakistan et l’Iran, qui ont financé, équipé, conseillé et formé les combattants talibans[12]. Des fonds sont également parvenus aux Talibans de la part d’acteurs privés de la péninsule arabique, à hauteur d’un milliard de dollars entre 2008 et 2012[13], de même que de la part d’Al-Qaïda – 16% des fonds en provenance de l’étranger venaient d’organisations jihadistes, en majorité d’Al-Qaïda[14].

Alors que de fortes dissensions existaient entre Al-Qaïda et les Talibans entre 2000 et 2001, les deux acteurs entretiennent aujourd’hui de biens meilleures relations. Al-Qaïda a renforcé ses liens avec le réseau Haqqani et se maintenait encore dans douze provinces afghanes en 2020[15]. Le retrait des soldats américains signe par conséquent le retour en force de l’organisation, d’autant qu’aucune autre puissance n’envahira à présent l’Afghanistan pour la déloger. Ce ne sont pas les maigres frappes aériennes proposées par le Pentagone qui y changeront quoi que ce soit[16].
De surcroît, Al-Qaïda bénéficie désormais du prestige d’avoir contribué à la défaite sur le sol afghan des deux superpuissances du XXe siècle. Il ne s’agit pas d’une simple victoire militaire, mais surtout d’une victoire politique et plus encore idéologique.

Même en reprenant l’unique critère martelé par le président Biden pour évaluer l’engagement de ses forces, à savoir l’éviction d’Al-Qaïda du territoire afghan, il s’impose de conclure à l’échec complet de la guerre en Afghanistan.


[1] « Allocution du président Biden sur l’Afghanistan », 16/08/21, https://fr.usembassy.gov/fr/allocution-du-president-biden-sur-lafghanistan/
[2] « Biden – Les USA en Afghanistan uniquement pour vaincre Al Qaïda », Reuters, 29/07/10, https://www.reuters.com/article/afghanistan-usa-idFRLDE66S25020100729
[3] « A new order begins under the Taliban’s governance », Afghan Women News, 09/09/21, https://www.afghanwomennews.com/a-new-order-begins-under-the-talibans-governance/
[4] A. Strick van Linschoten, F. Kuehn, An enemy we created. The Myth of the Taliban-Al Qaeda Merger in Afghanistan, Oxford University Press, 2012, pp. 146-157.
[5] A. Strick van Linschoten, F. Kuehn, An enemy we created. The Myth of the Taliban-Al Qaeda Merger in Afghanistan, Oxford University Press, 2012, pp. 187-188, 190.
[6] Agreement for Bringing Peace to Afghanistan between the Islamic Emirate of Afghanistan which is not recognized by the United States as a state and is known as the Taliban and the United States of Americahttps://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/Agreement-For-Bringing-Peace-to-Afghanistan-02.29.20.pdf
[7] A. Giustozzi, The Taliban at war 2001-2018, Hurst & Company, London, p. 60.
[8] Ibid., p. 88
[9] P. Centlivres, « Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 59-60, 1991, pp. 70-82.
A. Giustozzi, The Taliban at war 2001-2018, Hurst & Company, London, p. 99.
[10] V. Brown, D. Rassler, Fountainhead of JihadThe Haqqani Nexus 1973-2012, Oxford University Press, 2013, pp. 59-82
[11]A. Giustozzi, The Taliban at war 2001-2018, Hurst & Company, London, p. 82.
[12] Les Gardiens de la Révolutions iraniens ont commencé à soutenir les Talibans à partir de 2007-2008. Ils ont prodigué des fonds à plusieurs fronts talibans et ont notamment envoyé des conseillers militaires au réseau Haqqani entre 2012 et 2015 (The Taliban at War, p. 50 , 84, 116, 141-142).
[13] V. Brown, D. Rassler, Fountainhead of JihadThe Haqqani Nexus 1973-2012, Oxford University Press, 2013, pp. 213-214.
[14] A. Giustozzi, The Taliban at war 2001-2018, Hurst & Company, London, p. 243. Pour l’année 2017, le réseau Haqqani a touché 20 millions de dollars de la part d’Al-Qaïda (A. Giustozzi, The Taliban at war 2001-2018, Hurst & Company, London, p. 81).
[15] Al-Qaïda maintenait encore à cette date entre 400 et 600 combattants armés. Letter dated 19 May 2020 from the Chair of the Security Council Committee established pursuant to resolution 1988 (2011) addressed to the President of the Security Councilhttps://www.securitycouncilreport.org/atf/cf/%7B65BFCF9B-6D27-4E9C-8CD3-CF6E4FF96FF9%7D/s_2020_415_e.pdf, p.12.
[16] « La lutte à distance contre Al-Qaïda en Afghanistan quasi impossible, selon élus et experts », Le Point, 30/09/21, https://www.lepoint.fr/monde/la-lutte-a-distance-contre-al-qaida-en-afghanistan-quasi-impossible-selon-elus-et-experts-30-09-2021-2445533_24.php
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