Now Reading:
Autonomie stratégique européenne : le retour de l’ « insubmersible canard de bain » ?
Full Article 7 minutes read

Autonomie stratégique européenne : le retour de l’ « insubmersible canard de bain » ?

L’ « insubmersible canard de bain (unsinkable rubber duck) » est une expression attribuée à l’illusionniste canado-américain James Randi. Elle « désigne la tendance qu’ont certaines assertions, hypothèses ou théories, à persister à réapparaître à la surface (des médias, des esprits, des discussions) malgré une ou plusieurs déconstructions en règle (1). » Bien connue des psychologues, cette persistance dans l’erreur incarne l’une des manifestations les plus prononcées du phénomène de dissonance cognitive. La relance des appels à la constitution d’une autonomie stratégique européenne après le retrait américain d’Afghanistan (2), puis la déconvenue commerciale et stratégique subie par la France en Australie (3), invitent justement à se demander si nous n’aurions pas affaire à une nouvelle manifestation éloquente d’un tel syndrome.

Répondre à cette question suppose de remonter brièvement aux origines de la notion d’ « autonomie stratégique européenne ». Le terme a fait son apparition officielle dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017. Jusque-là, l’idée d’ « autonomie stratégique » conservait une dimension essentiellement nationale, quand bien même elle était le plus souvent employée de façon intransitive. Ainsi en est-il des Livres Blancs de 1994, 2008 et 2013. Et, si l’on remonte encore de quelques années en arrière, le Livre Blanc de 1972 employait uniquement le terme d’ « indépendance nationale ». D’après Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, l’épanouissement de l’Europe sur la scène internationale ne devait aucunement servir de prétexte à la mise en œuvre d’un processus irréversible d’intégration fédérale, à ses yeux contraire aux intérêts fondamentaux du pays. Si une « conception européenne de la puissance » (4) était mentionnée à titre concessif, c’était dans le sens d’un redéploiement en plus grand de la puissance française. Car une stratégie digne de ce nom exigeait « le maintien de la personnalité et de la capacité françaises – c’est-à-dire de la France en tant que telle. » (5)

Certes, ce glissement en cinquante ans de l’indépendance nationale à l’autonomie stratégique européenne peut être expliqué en partie par le renforcement des interdépendances politiques et économiques ayant accompagné la fin de la Guerre froide. Les ambitions européennes du Président français actuel ont également donné un coup d’accélérateur notable dans cette direction. A ce sujet, le vocable d’ « autonomie stratégique européenne » a l’avantage de l’ambiguïté, notamment par rapport à l’idée d’une « souveraineté européenne », laquelle masque mal la volonté française d’une intégration politique plus poussée. Or en tant que « signifiant flottant » pouvant se charger de n’importe quelle signification (6), la notion d’«autonomie stratégique européenne» est idéale pour agglomérer dans un même horizon indifférencié les visions concurrentes des pays européens quant à l’avenir géopolitique du Vieux Continent. Par ce moyen, le mot garantit à moindre frais l’illusion d’un accord sur le signifié, sous couvert d’un accord sur le signifiant. Et la France peut continuer ainsi à penser qu’elle joue un rôle moteur dans l’édification d’une « Europe puissance » qui ne dit pas son nom, alors même ce projet a été systématiquement rejeté au siècle dernier, et n’a guère de perspective d’évolution concrète.

En effet, de l’échec de la CED en 1954 à la fermeture de la fenêtre d’opportunité du mandat de Donald Trump, en passant par l’échec d’un Traité de l’Elysée (1963) vidé de toute ambition géopolitique (7), le projet d’une indépendance européenne a bel et bien succombé face à l’opposition farouche des souverainetés nationales. De la même manière, loin d’avoir offert une nouvelle opportunité à l’Europe, l’effondrement de l’Union soviétique a scellé le renouveau des nations européennes dans le cadre d’une revitalisation approfondie de l’Alliance atlantique. Dans cette configuration appelée à durer, une Allemagne européenne a habilement réussi à parachever sa « renaissance rédemptrice » dans le cadre d’une Europe allemande, sans faire publiquement ombrage à ses voisins d’outre-Rhin (8). Pour les commentateurs avertis comme Zbigniev Brezinski la messe était pourtant dite depuis le début des années 2000 : « avec la réunification de l’Allemagne, personne en Europe, en dehors de Paris, ne considère encore la France comme le leader putatif de la nouvelle Europe (9) ». Enfin, les pays d’Europe centrale ont eux aussi réussi à pérenniser leur indépendance nationale grâce à un fort ancrage otanien et au dynamisme économique de l’Union européenne, là encore sans avoir à afficher publiquement leur opposition à une intégration fédérale.

Mais outre qu’elle a été réfutée historiquement, l’idée d’ «autonomie stratégique européenne» paraît à présent largement anachronique. C’est que les évolutions géopolitiques en cours ont changé la grammaire de la compétition – au moins pour les puissances moyennes d’influence régionale (Israël, Turquie, Iran) ou mondiale (Russie, Royaume-Uni, France). Dans le nouvel ordre multipolaire qui se dessine, exister sur la scène internationale revient moins à « réagir en termes généraux de statut » (10) qu’ à avancer « en fonction d’intérêts stratégiques précis » (11). Dès lors, rester un acteur incontournable exige d’agir stratégiquement, plutôt que de chercher absolument à « compter » en faisant valoir à cet effet une vocation européenne passablement érodée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et définitivement enterrée depuis la réunification allemande.

A l’instar des ordonnances du médecin de Molière (12), il semble donc que les appels à plus d’autonomie stratégique européenne ne pourront sérieusement contribuer au rétablissement d’une France affaiblie à l’extérieur, qu’à la condition de n’être franchement pas suivis. Autant en abandonner la prescription.

1 Richard MONVOISIN, Pour une didactique de l’esprit critique, thèse de doctorat, Université Joseph-Fourier – Grenoble I, 2007, p. 41.
2 « Macron insiste sur “l’autonomie stratégique” de l’UE face à des eurodéputés », Le Point, 06/09/2021. Lien url : https://www.lepoint.fr/politique/macron-insiste-sur-l-autonomie-strategique-de-l-ue-face-a-des-eurodeputes- 06-09-2021-2441868_20.php
3 Communiqué de presse conjoint de Jean-Yves LE DRIAN, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, et de Florence PARLY, ministre des Armées. 16/09/2021.
4 Livre Blanc sur la Défense nationale 1972, p. 1. Lien url : http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/pdf/le-livre-blanc-sur-la-defense-1972.pdf
5 Ibid.
6 Claude LEVI-STRAUSS, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Marcel MAUSS (dir.), Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, pp. IX-LII.
7 Hartmut MARHOLD, « Le traité de l’Élysée, d’un point de vue européen », L’Europe en Formation, vol. 366, no. 4, 2012, pp. 17-25.
8 Régis DEBRAY, L’Europe fantôme, Paris, Tracts, Gallimard, 2019.
9 “(…) with Germany reunited, no one in Europe, outside of Paris, still regards France as the putative leader of the new Europe”. Extrait de Zbigniev BREZINSKI, The Geostrategic Triad. Living with China, Europe, and Russia, Center for Strategic & International Studies, 2000.
10 Louis GAUTIER, « La France, acteur stratégique ? Un questionnement », Revue Défense Nationale, vol. 841, no. 6, 2021, pp. 9-14.
11 Ibid.
12 Notice historique et littéraire à MOLIERE, L’amour médecin. Comédie-Ballet en trois actes, Paris, Th. Desoer, Libraire, 1665, p. 78.

Input your search keywords and press Enter.