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Puissance européenne : l’illusion du réalisme
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Par Julien Anzalone

 

Début janvier 2021, un article du Monde titrait cette question quelque peu provocatrice : « L’Europe, puissance ou tigre de papier ? »[1]. Dans le contexte du départ britannique de l’Union européenne (UE) en début d’année, l’auteur y interrogeait le poids géopolitique européen face à la Russie, la Turquie, et plus encore la nouvelle bipolarité sino-américaine. Plus que jamais, et « alors que les foyers de crise se multiplient à ses portes et que le tabou de la guerre entre États semble s’effriter »[2], il semble que l’heure soit pour l’UE à la cohésion politique et à l’affirmation de sa puissance, si celle-ci ne veut pas se voir reléguer au plan de minor partner sur la scène internationale.

 

Longtemps critiquée pour son idéalisme, elle devra pour ce faire pallier la dimension technocratique qu’on lui reproche à propos de sa politique étrangère, et ainsi dépasser les critiques des réalistes depuis Morgenthau sur l’incapacité des libéraux et de la « puissance civile » à penser le rapport de l’Europe à la puissance[3]. Il s’agirait dès lors pour l’UE de revoir à la baisse ses ambitions en termes de démocratisation[4] et de se tourner vers la réalité des rapports de force, dans laquelle « l’humiliation ou la revanche s’épanouissent sans complexe face à la logique froide du droit et de la norme »[5].

 

Elle s’est à ce titre dotée d’un cadre en matière de défense, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), définie à l’article 42 du traité sur l’Union européenne (TUE). Ainsi, si l’UE ne possède pas d’armée, elle dispose tout de même de la possibilité de mobiliser les capacités militaires et civiles mises à sa disposition par les États membres pour répondre aux crises internationales. Mais du fait de l’incapacité européenne à répondre aux besoins des populations ukrainiennes lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, celle-ci s’est vue remaniée en 2016 à travers l’adoption de la Stratégie globale de l’Union européenne (SGUE) chargée d’améliorer son efficacité en matière de défense et de sécurité. A cela vient s’ajouter une réflexion récente des États membres autour de ce que Bruxelles nomme une « boussole stratégique », sorte de Livre blanc qui sera finalisé au cours de la présidence française du premier semestre 2022 et qui doit permettre d’élaborer les grandes lignes de la stratégie globale en matière de sécurité et de défense à l’horizon 2030[6].

 

Qu’il s’agisse de la Stratégie de 2016 ou de celle initiée en 2020, un terme, structurel et programmatique de ce qu’est et ce que sera la politique européenne extérieure, fait office de summa divisio : résilience[7]. Un récent article du Monde diplomatique montre par ailleurs à quel point le terme est en vogue et vibre de « positivité », aussi bien dans la rhétorique du président américain M. Biden que dans celle de M. Macron qui a rebaptisé la mobilisation de l’armée en mars 2020 opération « Résilience »[8]. La priorité pour l’UE en matière de politique étrangère et de sécurité serait alors de construire une société résistante et capable de se remettre des conflits, en particulier dans « l’arc de crise » (The Economist) que constitue ses voisinages. De fait, cette nouvelle stratégie basée sur la résilience met l’accent sur l’importance de l’échelle humaine afin de mieux s’adapter aux changements et entrevoir une réalité qui n’est pas directement saisissable à l’échelle macro. Concrètement, cela s’illustre par le suivi périodique des pratiques quotidiennes, par l’enseignement, l’entraînement et le transfert financier de l’UE vers les États partenaires, qui bénéficient tous d’une approche dite « sur-mesure » dans leur partenariat avec l’UE[9]. En cela, la résilience pour l’UE constitue la promesse d’aller d’une paix libérale kantienne vers une approche bottom-up pour construire la paix, basée sur l’échelle locale.

 

Pour autant, ce retour au réalisme dont semble témoigner cette modification récente de la PSDC ne saurait faire l’économie d’un autre terme cher à l’UE : les principes. En effet, cette nouvelle stratégie entend déployer une politique de défense et de sécurité résiliente, mais basée sur un « pragmatisme fondée sur des principes ». Or, de nombreux spécialistes des questions de défense européenne comme Anna Juncos[10] ont montré à quel point une approche pragmatique, qui laisse de côté les impératifs moraux des valeurs universelles, était incompatible avec les « principes » dont parle l’UE, à savoir ceux du modèle démocratique qu’elle promeut. Cela ne ferait qu’obérer et éroder son identité en tant que pouvoir normatif. Bref, entre les valeurs libérales et le pragmatisme, l’UE doit trancher ; car une telle politique n’apportera à l’UE que les mêmes critiques qu’elle a déjà reçues sur son inconstance. De même, l’UE risque de mettre en péril les principes qu’elle défend si elle contribue au renforcement des régimes autoritaires en choisissant d’agir par exemple avec certains partenaires à un instant t et non avec d’autres. Cela aurait pour conséquence d’entrainer de la part de ses partenaires du voisinage oriental une volonté potentielle de rapprochement avec la Russie par exemple, et délégitimerait son image de puissance normative ainsi que son soft power, dont l’attractivité n’est pourtant guère démentie à ce jour.

 

Par voie de conséquence, un tel tournant pour la PSDC pose une autre question, peut-être plus brûlante encore : si la résilience repose sur l’agence locale et la responsabilisation, n’a-t-elle pas tendance à dépolitiser les problèmes, en ce qu’elle oscille entre la politique et la vie quotidienne qui, par nature, est apolitique ? De fait, le suivi et l’entraînement des populations locales ressemblent essentiellement à des exercices technocratiques alors que c’est la raison même pour laquelle l’UE est critiquée. Ainsi au Sahel, région qui pourtant peut constituer le laboratoire d’un véritable engagement opérationnel européen, les États membres qui le souhaitent peuvent envoyer des spécialistes militaires qui ont pour rôle de conseiller et de former les forces armées maliennes dans le cadre de l’EUTM (Mission de formation de l’UE au Mali) déclenchée en 2013 et qui relève de la PSDC. Mais les ministres européens n’ont pas accepté que les instructeurs accompagnent les troupes locales directement sur les théâtres d’opérations et dans cette mesure, en juin 2018, la France a préféré lancer l’Initiative européenne d’intervention (IEI) pour monter une opération militaire commune avec des États volontaires sans passer par la PSDC[11].

 

De la même façon, si l’UE met toute son attention sur les acteurs locaux et sur les microprocessus, elle risque d’oublier les rapports de force dans laquelle l’action extérieure est impliquée. Cette résilience déployée par l’UE constitue plus une énième invitation à interroger la réalité de la puissance européenne dans son aversion au conflit telle que celle-ci a pu être théorisée par Laïdi Zaki[12] : cette dépolitisation croissante ne révèle-t-elle pas finalement une puissance européenne en trompe-l’œil, incapable de réfléchir en termes de rapport de force et donc de prendre des décisions fermes en matière de politique étrangère et de sécurité ? Il reste en effet douteux d’imaginer qu’une telle orientation technocratique de la PSDC saura se passer du parapluie américain. L’annonce récente de l’OTAN sur le renforcement de sa présence militaire dans les pays d’Europe de l’Est ne semble pas contredire ce constat.

 


[1] Salles Alain, « L’Europe, puissance ou tigre de papier ? », Le Monde, Janvier 2021.
[2] Josse Edouard, « L’heure de vérité pour l’Europe de la défense », Nemrod ECDS, 2019.
[3] Voir sur ce sujet Schwok René, Mérand Frédéric, L’Union européenne et la sécurité internationale. Théories et pratiques, Bruxelles, Bruylant, 2009.
[4] Cette lecture est par exemple celle de Biscop Sven, The EU global strategy: realpolitik with European characteristics, Security policy brief no. 75, Brussels : Egmont – The Royal Institute for International Relations June 2016.
[5] Laïdi Zaki, « Introduction », La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, sous la direction de Laïdi Zaki, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 9-15.
[6] Le compte rendu de la Fondation pour la recherche stratégique résume bien les termes de la « boussole stratégique » : https://www.frstrategie.org/en/publications/notes/europe-germany-and-defense-priorities-and-challenges-german-eu-presidency-and-way-ahead-european-defense-2020.
[7] Le terme est en effet cité 41 fois au cours des 60 pages du rapport de la Stratégie de 2016.
[8] Pieiller Evelyne, « Résilience partout, résistance nulle part », Le Monde diplomatique, mai 2021.
[9] Sur l’approche « sur-mesure » du partenariat, voir par exemple le cas en Ukraine dans Lavalee Chantal, « La Politique européenne de voisinage à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Les Champs de Mars, 29(1), 2017, pp. 109-137.
[10] Nous rejoignons ici la thèse de Juncos Anna, « Resilience as the new EU foreign policy paradigm: a pragmatist turn? », European Security, 26(1), 2006, 1–18.
[11] Mielcarek Romain, « Au Sahel, la France sous-traite sa guerre », Le Monde diplomatique, avril 2021.
[12] Ibid.
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