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La stabilité de la Corne de l’Afrique menacée par le spectre d’une guerre civile en Ethiopie
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La stabilité de la Corne de l’Afrique menacée par le spectre d’une guerre civile en Ethiopie

Par Karan Vassil

« De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu’il n’y a pas assurance du contraire. Tout autre temps se nomme Paix. »

Hobbes, Léviathan, ch. 13, 1651

La Corne de l’Afrique est peut-être la région du monde qui incarne le plus la fragilité de la paix, telle qu’elle est présentée par Hobbes dans le Léviathan. Cette région connait une « nouvelle accélération de l’histoire » (1) avec la crise politique qui frappe actuellement l’Ethiopie. Depuis quelques semaines, la région fédérale du Tigré est le théâtre d’une explosion de violences. Dans la nuit du 3 au 4 novembre des bases de l’armée fédérale ont été attaquées.  Le 4 au matin, le Premier ministre Abiy Ahmed a accusé le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), parti politique tigréen qui a occupé une position centrale dans la vie politique éthiopienne, d’en être à l’origine. Très vite, la situation s’est aggravée avec l’éclatement de mutineries au sein de garnisons militaires et une escalade générale de la violence, qui touche depuis peu l’Erythrée. Les inquiétudes exprimées par le secrétaire général de l’ONU ainsi que par le chef de la commission de l’Union africaine, témoignent de la gravité de la situation. En effet, la fragile stabilité de la Corne de l‘Afrique dépend, dans une large mesure, de l’Ethiopie.
L’ensemble de la région observe le jeune Gouvernement d’Abiy Ahmed, en place depuis 2018, et les mesures qu’il prendra pour circonscrire les violences dans le Tigré, afin d’éviter une guerre civile aux conséquences désastreuses pour cette région de l’Afrique. Dès lors, la crise actuelle au Tigré doit se comprendre non seulement par rapport à la crise politico-ethnique qui agite l’Ethiopie mais aussi, à travers le prisme de la sécurité régionale, à laquelle l’Ethiopie a historiquement pris une part structurante.

Les violences au Tigré s’inscrivent dans une séquence de tensions politiques qui minent le pays depuis l’élection d’Abiy Ahmed. Ces tensions prennent également place dans le temps plus long de l’histoire politique éthiopienne de ces trente dernières années.

 

 

En 2018, Abiy Ahmed devient le nouveau Premier ministre lors d’élections anticipées organisées après la démission de son prédécesseur Haile Mariam Dessalegn. Porté par le parti de l’Organisation démocratique des peuples Oromo, Abiy Ahmed remporte le scrutin sur un programme néolibéral. Sur le plan économique, les promesses de privatisation des grandes entreprises d’Etat peinent à être mises en œuvre dans un pays marqué par trente ans de dirigisme économique (2). En revanche, le volet politique du programme du nouveau Premier ministre bouleverse profondément la vie institutionnelle éthiopienne. Cette réforme politique passe par une centralisation qui remet en question le cadre traditionnel du fédéralisme ethnique pratiqué par l’Ethiopie depuis 1991. Le programme politique s’articule autour de « la promotion d’une vision unitaire » (4) qui tend à marginaliser le parti tigréen, le TPLF. Celui-ci est alors contraint de quitter la nouvelle coalition gouvernementale et voit ses élites évincées des postes clés de l’administration centrale et de l’appareil sécuritaire éthiopien.

Ce train de réformes lancé par le nouveau gouvernement provoque une série de crises qui rythment la vie politique depuis 2018. Avec la tentative de coup d’Etat dans la région Amhara en juin 2019, la crise actuelle au Tigré en constitue, sans aucun doute, une des plus graves et inquiétantes. La radicalisation des tensions entre le centre fédéral et le Tigré commençe lorsque le TPLF décide de maintenir les élections locales de 2020, alors qu’elles avaient été reportées en 2022 par le pouvoir central, officiellement en raison de l’épidémie du COVID-19. En septembre dernier, la réponse du pouvoir central a été la suspension des transferts budgétaires en direction de la région fédérale et la dissolution du parlement régional.

C’est dans ce contexte de fortes tensions politiques entre le centre et la région fédérale qu’éclatent les violences de la nuit du 3 au 4 novembre. Deux bases sont attaquées et des mutineries au sein de l’armée fédérale ont lieu. Aussitôt, le gouvernement central décrète l’état d’urgence et lance une vaste opération militaire, terrestre et aérienne, pour maîtriser la situation et reprendre le contrôle du commandement militaire du nord, implanté au Tigré. Selon les estimations de l’International Crisis Group, les effectifs des milices et organisations paramilitaires tigréennes s’élèveraient à environ 250 000 hommes. De nombreux cadres de l’armée fédérale sont Tigréens et à l’heure actuelle il est difficile d’établir le nombre de défections et de mutineries. On dénombre plusieurs centaines de morts et autant de blessés de part et d’autre. D’après Amnesty International, des massacres contre des civils ont eu lieu et plus d’une dizaine de milliers de civils fuient les bombardements de l’aviation fédérale, en direction du Soudan.

En outre, le soutien apporté aux troupes gouvernementales par la région voisine, peuplée par l’ethnie Amhara, fait craindre une escalade de la violence qui pourrait dégénérer en conflit interethnique. Alors qu’ils ne constituent que 6% de la population éthiopienne, les Tigréens ont longtemps été aux commandes du pays. Cette prépondérance politique s’explique par l’aura acquise lors du renversement du dictateur Mengistu, dans lequel le TPLF a joué un rôle central. La domination tigréenne de la vie politique éthiopienne, sur presque un quart de siècle, a toutefois suscité un fort ressentiment auprès des autres ethnies éthiopiennes, Oromo et Amhara en particulier.  A cet égard, l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed marque une rupture dans le paysage politique éthiopien puisqu’il est issu de la plus grande communauté, les Oromo.

 

La position géopolitique centrale de l’Ethiopie en fait un acteur incontournable de l’architecture de sécurité régionale. Dès lors, les risques d’une escalade générale de la violence pourraient se traduire par une déstabilisation durable de la Corne de l’Afrique.

 

Depuis le samedi 14 novembre, le conflit s’est internationalisé avec les attaques de roquettes lancées par les forces tigréennes sur la capitale de l’Erythrée, Asmara. Les dirigeants tigréens justifièrent cette attaque en accusant l’Erythrée d’apporter un soutien aux forces fédérales éthiopiennes. Parmi les cibles visées, on compte l’aéroport d’Asmara, mis à disposition de l’aviation éthiopienne par les autorités érythréennes. Ce soutien s’explique d’une part, par la proximité du président Erythréen avec le Premier ministre éthiopien. D’autre part, il existe un ressentiment érythréen à l’égard des Tigréens car le TPLF était aux commandes de l’Ethiopie dans la guerre contre l’Erythrée de 1998 à 2000. La réponse érythréenne déterminera clairement l’ampleur de la crise éthiopienne dans la région.

 

La régionalisation du conflit aurait de graves conséquences pour la stabilité de la Corne de l’Afrique, qui dépend dans une large mesure, de l’Ethiopie. En effet, celle-ci est un acteur incontournable de l’architecture de sécurité régionale et s’est construit une véritable identité de gendarme de la Corne de l’Afrique (4). Dans les faits, cela s’est traduit par la participation à la guerre américaine contre la terreur dès 2006, dans laquelle s’inscrit l’intervention éthiopienne en Somalie pour rétablir le gouvernement provisoire et lutter contre les tribunaux islamiques. En outre, l’Ethiopie a pris part à plusieurs opérations de maintien de la paix sous bannière de l’Union africaine. La présence du siège de l’Union africaine dans la capitale éthiopienne Addis-Abeba témoigne de la centralité de l’Ethiopie dans la région. Enfin, sur la scène internationale, l’Ethiopie joue le rôle d’Etat pivot pour des grandes puissances telles que les Etats-Unis ou encore la Chine, qui investit massivement dans les infrastructures éthiopiennes. En somme, dans cette région où la structure de l’Etat est très fragile – en attestent les nombreuses sécessions de ces trente dernières années- l’Ethiopie demeure une exception en raison de sa tradition d’Etat fort. Dès lors, la perspective d’une guerre civile, qui causerait l’effondrement de l’Etat éthiopien, se traduirait, sans aucun doute, par une déstabilisation durable de la région qui, outre les conflits intercommunautaires, est largement minée par des phénomènes d’insécurité transnationale tels que le terrorisme et la piraterie

 

Christopher Clapham, professeur émérite à l’université de Cambridge, spécialiste de l’Afrique, rappelle que les bouleversements majeurs de la Corne de l’Afrique ont généralement pour épicentre les Hautes Terres du nord de l’Ethiopie (5). Les espoirs de la Corne et de la communauté internationale pèsent sur les épaules d’Abiy Ahmed. En 2019, le Premier ministre éthiopien a reçu le prix Nobel de la paix pour avoir officiellement mis fin à la guerre contre l’Erythrée de 1998. A l’heure actuelle, la question est de savoir si le gouvernement dispose encore de moyens pour circonscrire le conflit et empêcher la sécession du Tigré. Comme le rappelle Sonia Le Gouriellec, tous les éléments de la sécession sont présents : « une communauté distincte, un territoire et une cause de mécontentement. »  Les bombardements de l’aviation fédérale contre les positions tigréennes, ainsi que les attaques tigréennes contre l’Erythrée font craindre une escalade irréversible de la violence.

Au-delà de la dimension conflictuelle, la fuite de plus d’une dizaine de milliers de civils en direction du Soudan fait déjà craindre l’inévitable crise humanitaire qui succéderait aux évènements.  Cette nouvelle crise humanitaire apparait alors que la Corne peine encore à panser les plaies de la famine de 2011.


Notes (1) Le Gouriellec Sonia, « L’accélération de l’histoire dans la Corne de l’Afrique », Annuaire Français de Relations Internationales 2013, Paris, Université Panthéon-Assas, Centre Thucydide, 2013, p.183-197.
(2) Clélie Nallet, “ Les orientations néolibérales d’Abiy Ahmed, sauvetage économique ou tournant idéologique ? », IFRI, 6 mars 2019,
(3) Sonia le Gouriellec « Vers une nouvelle sécession dans la Corne de l’Afrique », Thucyblog, 16 Novembre 2020, https://www.afri-ct.org/2020/thucyblog-n-80-vers-une-nouvelle-secession-dans-la-corne-de-lafrique/  ( Consulté le 18/11)
(4) Bach, Jean-Nicolas, « L’Éthiopie, gendarme de la corne de l’Afrique ? », Annuaire Français de Relations Internationales 13, 2012, pp. 503–515
(5) Clapham Christopher, The Horn of Africa. State Formation and Decay. London, Hurst & Co., 2017, 224 p.
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