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Haut-Karabagh : Analyse géopolitique du cessez-le-feu
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Par Eloi Raffray, 

 

Dimanche 8 novembre dans la matinée, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev proclamait triomphalement la prise de la ville de Choucha (Chouchi pour les Arméniens), véritable forteresse naturelle à l’importance stratégique et symbolique majeure. Dernier verrou arménien sur la route menant au corridor de Latchin, surplombant la capitale Stepanakert (1), la prise de cette bourgade signifie beaucoup pour l’Azerbaïdjan : c’est là qu’en 1992 les Arméniens remportèrent une victoire majeure débouchant sur la déclaration d’indépendance de la république d’Artsakh, qui n’a depuis été reconnue par aucun pays membre de l’ONU. Malgré les démentis d’Erevan, il est devenu clair dès le lendemain que la citadelle était tombée aux mains des commandos azéris. En fin d’après-midi, le porte-parole de la république auto-proclamée avouait sur sa page Facebook : « La ville de Chouchi est complètement hors de notre contrôle. (…) L’ennemi est dans les faubourgs de Stepanakert ». Dans la nuit, sur les conseils de son chef d’état-major, le premier ministre arménien Nikol Pachinian signait la mort dans l’âme un accord de cessez-le-feu consacrant la victoire de Bakou, et enterrant par là même la république d’Artsakh.

 

En un peu plus d’un mois de combats, l’Azerbaïdjan aura eu raison des défenses pourtant solides de l’antique province du royaume d’Arménie. A grands renforts de drones israéliens – Harop, Orbiter 1K – et turcs – Bayratkar TB2 – soutenus par l’armée turque avec laquelle les forces azéries avaient conduit un exercice militaire de grande ampleur en août dernier, Bakou a fait plier l’armée conventionnelle qui lui faisait face. Une fois les systèmes russes antidrones Repellent détruits, l’Azerbaïdjan a pu déployer l’ensemble de ses moyens, allant même jusqu’à viser des batteries antiaériennes S-300 pourtant situées sur le territoire arménien (2). Appuyée par les F-16 turcs ainsi que par quelques milliers de mercenaires syriens à la solde d’Ankara (3), l’armée azérie a d’abord reconquis les territoires tampons perdus en 1994, dans les plaines de l’Araxe et de la Koura, avant de s’infiltrer par les vallées jusqu’au cœur des montagnes du Haut-Karabagh. Les volontaires arméniens, pourtant nombreux, n’ont pas su trouver la parade.

 

Le cessez-le-feu du 9 novembre ressemble fortement à une défaite totale pour l’Arménie. Signé sous l’égide de la Russie, il prévoit que l’ensemble des territoires du Haut-Karabagh passeront progressivement sous contrôle de l’Azerbaïdjan jusqu’au 1er décembre. La capitale Stepanakert et le corridor de Latchin, qui la relie à l’Arménie, resteront sous contrôle d’une force russe de maintien de la paix : 1960 militaires, 90 véhicules blindés de transport de troupes, ainsi que 380 unités de véhicules et d’équipements spéciaux (4). Cette petite armée installera plusieurs points d’observation sur l’ensemble du Haut-Karabagh, notamment dans le sud, tandis qu’un centre commun de maintien de la paix doit être mis en place avec la Turquie. Le contingent russe restera au moins cinq ans, période reconductible tacitement. Enfin, la clause 9 de l’accord prévoit que la République d’Arménie garantira la sécurité des communications de transport entre les régions occidentales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome de Nakhitchevan, ainsi désenclavée ; de nouvelles voies de transport reliant ces deux régions devront être construites (5).

 

© Les contributeurs de Liveuamap, Ryan O’Farrell, AFP, Le Monde

 

 

Le texte de cet accord consacre la victoire militaire de l’Azerbaïdjan, mais aussi les victoires diplomatiques de la Russie et de la Turquie. La Russie reprend pied dans le Caucase, et garde son influence sur les deux parties. Le premier ministre Nikol Pachinian, qui s’était éloigné de la Russie dans les premiers temps de son mandat, a quasiment été contraint de signer le cessez-le-feu qui fait revenir l’Arménie dans le giron de Moscou (6). Mais Vladimir Poutine a su également préserver sa relation avec Bakou, qui joue un rôle important dans le Caucase et dans la mer Caspienne. La Turquie, quant à elle, s’offre un couloir de communication direct avec la manne gazière et pétrolière de l’Azerbaïdjan, son premier fournisseur de gaz depuis août 2020 (7), ainsi qu’un rôle dans l’après-conflit – même si la diplomatie russe a tenu à rappeler que la Turquie ne serait impliquée que dans un centre de surveillance, et non dans les opérations proprement dites de maintien de la paix. Sur un autre plan, les observateurs attentifs auront noté que, la Russie a récemment frappé plusieurs camps d’entraînements de milices syriennes à Idlib, pourtant parrainées par la Turquie. L’accord du 9 novembre doit donc être compris comme un ensemble de leviers de négociation pour Moscou et Ankara qui seront sûrement activés dans le cadre d’autres dossiers majeurs où les deux puissances émergentes se font face. Une chose est sûre: cet accord marque une fois de plus l’évincement des Occidentaux – en l’occurrence les membres du groupe de Minsk, France et États-Unis – de la scène diplomatique orientale.

 

Ces derniers jours, la colère gronde dans les rues d’Erevan face à ce que beaucoup d’Arméniens considèrent comme une trahison de la part de Nikol Pachinian. Les réfugiés du Haut-Karabagh affluent dans les villes frontalières de de Goris et Vardenis ; finalement, seule l’Arménie a tout perdu dans ce conflit.


 (1) Cité par Régis Genté, « Quand le verrou décisif de Chouchi a cédé, ouvrant la route de la capitale du Haut-Karabakh », Le Figaro, 10/11/2020 https://www.lefigaro.fr/international/l-ennemi-est-a-nos-portes-au-haut-karabakh-les-armeniens-bouscules-par-l-offensive-de-l-azerbaidjan-20201109
(2) Emmanuel Grynszpan, « Comment Bakou a percé le Haut-Karabagh », Le Figaro, 26/10/2020 https://www.lefigaro.fr/international/comment-bakou-a-perce-le-haut-karabakh-20201025
(3) Jean-Pierre Filiu, « Les filières turques de mercenaires syriens en Azerbaïdjan », Le Monde, 18/10/2020 https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/10/18/les-filieres-turques-de-mercenaires-syriens-en-azerbaidjan/
(4) France 24, « Haut-Karabakh : la Russie envoie ses forces de paix après l’accord de cessez-le-feu », 11/11/2020 https://www.france24.com/fr/europe/20201111-haut-karabakh-la-russie-envoie-ses-forces-de-paix-après-l-accord-de-cessez-le-feu
(5) Voir le texte complet de l’accord traduit en français sur https://fr.sputniknews.com/international/202011101044747210-voici-laccord-complet-conclu-entre-larmenie-lazerbaidjan-et-la-russie/
(6)  Anastasia Becchio, « Cessez-le-feu au Haut-Karabakh: Pour la Russie, c’est une victoire totale », RFI 10/11/2020 https://www.rfi.fr/fr/europe/20201110-le-cessez-le-feu-le-haut-karabakh-est-une-victoire-totale-la-russie
(7) Emile Bouvier, « Le point sur le conflit du Haut-Karabagh », Les clés du Moyen-Orient, 27/10/2020, https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-point-sur-le-conflit-au-Haut-Karabagh.html

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