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Tchad : Nouvelle intervention française
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« Iriss Déby n’est pas mort. D’ailleurs la preuve, parlez-lui »[1].

 

Lorsque Pierre Brochand prononce ces quelques mots, un sourire aux lèvres, la stupeur est générale au Conseil de Défense à Paris. Peu avant, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères ont annoncé à Nicolas Sarkozy le décès du président de la République tchadienne, sur la base de rumeurs colportées depuis N’Djamena. Le régime tchadien est en effet ébranlé et peine à repousser la tentative de coup d’Etat du 2 février 2008, menée par les rebelles tchadiens du commandement militaire unifié (CMU). Le palais présidentiel est encerclé, les ressortissants français sont évacués, tout laisse croire à une chute imminente du gouvernement. Le directeur général de la DGSE dispose pourtant d’un atout de taille : depuis le centre opérationnel tchadien, le colonel Jean-Marc Gadoullet informe Paris du moindre mouvement des rebelles. Par son entremise, le président français peut échanger quelques mots avec Idriss Déby, et lui promet un soutien total de l’armée française. Les officiers tchadiens bénéficient alors d’un envoi de munitions depuis la Libye, de renseignements stratégiques sur la position des belligérants ainsi que du déploiement d’un contingent français. Contre toute attente, le régime ne s’écroule pas, la France vient de sauver la présidence Déby.

 

Après onze ans presque jour pour jour, la France intervient de nouveau en faveur du président tchadien. Selon un  communiqué de l’Etat-major de l’armée française, des frappes ont été menées du 3 au 6  février au Nord-est du Tchad, dans la zone d’Amdjarass, dans la région de l’Ennedi. La cible désignée est une colonne armée, forte d’une cinquantaine de pickups pouvant chacun transporter une dizaine de combattants. Ces rebelles tchadiens revendiquent par le biais de leur porte-parole, Youssouf Hamid, leur appartenance à l’Union des forces de résistance (UFR), opposés déjà depuis 2008 à la politique de Déby. L’intervention s’est effectuée conjointement avec les forces armées tchadiennes. Le 3 février au matin, des Mirage 2000 ont effectué une démonstration de force qui semble être restée sans effet puisque la colonne s’est davantage enfoncée dans le territoire tchadien. Une seconde patrouille décolle dans l’après-midi pour procéder à deux frappes, ainsi qu’à plusieurs autres les 5 et 6 février. Appuyés par un drone Reaper, les sept Mirage mobilisés depuis la base de N’Djamena et de Niamey ont mis hors de combat une vingtaine de pickups. Si le colonel Patrick Steiger, porte-parole de l’Etat-major des armées françaises a précisé que l’appréciation de ces frappes est toujours en cours, on sait d’ores et déjà que l’UFR déplore plusieurs morts, ainsi qu’une perte matérielle conséquente.

 

Le Tchad est émaillé par de nombreux groupes rebelles basés au nord de son territoire, en Libye ou au Soudan. Parmi ceux-là, l’UFR est une coalition de plusieurs partis d’opposition dirigée par Timan Erdimi, neveu du président Idriss Déby. Formé en 2009 suite à l’échec du coup d’Etat de 2008, le mouvement rebelle s’étiole d’abord avec le refus de Mahamat Nouri de s’allier à l’UFR, puis la perte du soutien du président soudanais, lequel se rapproche d’Idriss Déby pour en faire un allié. Le groupe se renforce néanmoins depuis 2013, et dispose de près d’un demi-millier d’hommes, principalement d’ethnie zaghawa. La crise sécuritaire libyenne a permis à l’UFR de s’établir au Fezzan – région sud-ouest du pays –, d’améliorer son arsenal et de nouer des liens avec des milices islamistes de Misrata. Son objectif principal était de prendre d’assaut N’Djamena en jouant sur la grogne sociale afin d’organiser de nouvelles élections. A l’instar de son porte-parole, l’UFR a toujours revendiqué vouloir instaurer un « gouvernement de transition réunissant toutes les forces vives du pays ». Le raid organisé était de donc de nature à ébranler le régime, ce qui a motivé en partie ces interventions.

 

Toutefois, nombreux sont les observateurs qui s’interrogent sur ce qui a réellement pu motiver cette attaque. L’UFR semble avoir organisé ce raid de son propre chef, indépendamment des autres groupes rebelles, dans une zone déjà surveillée par l’armée tchadienne qui a renforcé ses frappes dans la région depuis aout 2018. Officiellement, il s’agit de débarrasser le Tibesti des orpailleurs, bien que le Conseil du commandement militaire pour le salut de la république (CCMSR) soit la véritable cible. Quitter le sud libyen pour se risquer dans cette région est peut-être la conséquence des dernières manœuvres de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL). En effet, le maréchal Haftar s’est promis de « purger » le Fezzan des groupes rebelles et islamistes qui s’y réfugient. Avec le soutien de la France et de la Russie, qui opère à travers la société militaire privée Wagner, L’ANL mène depuis mi-janvier des attaques qui visent notamment à reprendre le contrôle des champs pétroliers, dont celui d’El Sahara, théâtre de combats intenses. Dimanche 3 février, l’ANL aurait frappé un rassemblement de l’opposition tchadienne et de ses alliés dans le sud-libyen, bouleversant les équilibres militaires. Face à cette menace, l’UFR a cru bon devoir franchir la frontière, même si Youssouf Hamid évoque une simple « coïncidence ».

 

Les ambitions de l’UFR se sont pourtant heurtées au soutien sans faille que porte la France aux forces armées tchadiennes. Difficile de ne pas y voir une forme d’antienne historique : Idriss Déby doit sa prise de pouvoir et la pérennité de son régime à Paris. En 1990 Claude Silberzahn, chef des services secrets parvient à convaincre les avions Jaguar de l’opération Epervier de détourner leur regard de l’est lorsque Déby quitte le Soudan à la tête des Zaghawa pour renverser Hissène Habré. En avril 2006 les rebelles du Front uni pour le changement (FUC) menés par le capitaine Mahamat Nour, soutenu par le Soudan, entrent dans N’Djaména et manquent de renverser le régime, mais peut finalement compter sur l’opération épervier qui effectue des tirs de semonce. En 2008, après le revers de la bataille de Massaguet, Déby doit sa miraculeuse victoire à l’unique soutien logistique de Paris.

 

Ce lien quasi-intangible qui unit Paris à Idriss Déby peut s’expliquer selon trois angles. Opérationnel d’abord, puisque l’armée tchadienne est certainement la seule force saharienne sur laquelle la France peut s’appuyer pour lutter contre les djihadistes. Avec 4500 militaires déployés au Sahel, l’installation du poste de commandement de Barkhane dans l’ancienne base de l’opération Epervier, l’intervention aux côtés des forces françaises au Mali en 2013 et la lutte active contre Boko Haram  dans le bassin du lac Tchad, l’armée tchadienne a démontré son importance dans la région. La récente cérémonie d’hommage consacrée à l’attaque du contingent tchadien au Mali par  Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) a permis de rappeler que l’armée tchadienne a payé le plus lourd tribut dans son engagement au sein de la MINUSMA, avec un total de 61 soldats tués. Pas question de laisser cet allié de taille succomber depuis l’intérieur à un nouveau coup d’Etat. Stratégique ensuite, car la France ne peut se permettre de froisser Idriss Déby, qui n’hésite pas à retirer ses troupes aussi rapidement qu’il les a engagées. Le souvenir du 3 avril 2014 est toujours prégnant, lorsque N’Djamena annonçait le retrait de 850 soldats tchadiens de la Mission internationale du soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca), après des accusations relatives au comportement des militaires portées par l’ONU, malgré la volonté française de faire revenir le président sur sa décision. Culturelle enfin, au regard du parcours de Déby, qui a effectué une partie de ses études en France à l’Ecole de guerre interarmées et bénéficie d’un diplôme français. Il a toujours été un appui majeur pour les services de renseignement français dans la région, jusque dans les massifs montagneux de la zone sahélo-saharienne : avant même son entrée au pouvoir, il était accompagné par Paul Fontbonne, en réalité officier de la DGSE qui deviendra son conseiller spécial.

 

Malgré l’irréfutabilité du lien franco-tchadien, l’opération a cristallisé un éventail de critiques plus ou moins fondées, tant du côté des médias que des groupes politique tchadiens. L’opposition parlementaire est unanime, et condamne la France qui pénètre au sein des « affaires internes » de l’Etat, empêchant toute tentative de réconciliation nationale en favorisant aveuglément Idriss Déby. Le point d’achoppement de ces revendications est de nature terminologique : depuis 2018 et l’amnistie proposée par le régime aux rebelles, le gouvernement considère les groupes dissidents comme des « hors la loi », des « mercenaires » et des « terroristes » là où l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR) préfère évoquer une simple « opposition ». L’Etat-major de l’armée française a pourtant insisté sur ce point : il ne s’agit pas d’une opération anti-terroriste mais d’une réponse à l’appel formel de son allié le Tchad. Officiellement, les deux pays sont liés par un « accord de coopération militaire technique » qui date de 1976, et empêche toute intervention militaire directe, à moins que cela ne soit explicitement demandé par N’Djamena. Sur le plan technique, Paris justifie ses bombardements qui ont été conduits « de façon proportionnée, graduée et précise ». Edouard Philippe a soutenu devant l’Assemblée nationale la légitimité de cette intervention en se référant à l’article 35, deuxième alinéa de la Constitution, définissant les conditions de mise en œuvre de la guerre et des interventions de forces armées à l’étranger. Idriss Déby a quant à lui remercié l’armée française en conseil des ministres ce jeudi 7 février.

 

Du point de vue historique, cette intervention n’est pas aussi surprenante qu’on aimerait le croire. C’est davantage vis-à-vis de la récente ligne diplomatique française que l’on peut s’étonner. Depuis Lionel Jospin la France se refusait le rôle du « gendarme de l’Afrique », et s’évertuait à intervenir dans un cadre normatif strict, sous mandat international. Ce fut le cas lors du lancement de l’opération Serval, où la France n’a pas hésité à retarder son intervention malgré l’urgence de la situation au Mali afin de respecter le cadre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Pour autant, peut-on y voir les prémisses d’un changement de doctrine, en faveur d’une posture plus interventionniste héritée des années 1980-1990 ? Au regard du caractère unique de ces frappes, et à condition que de nouvelles interventions ne soient pas menées dans les prochaines semaines, on pourrait davantage croire que la France a dû agir sous un impératif de célérité, indépendamment des instances internationales, pour prouver sa fidélité et son efficacité à Idriss Déby, lequel se rapproche peu à peu de Tel-Aviv pour assurer sa sécurité personnelle, tout en protégeant les intérêts de l’opération Barkhane dans laquelle Paris s’est fortement engagé.

 

 

[1] Tiré des mémoires de Jean-Marc Gadoullet.

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